1. Martha-Marcy

Ce matin-là, un ennemi que je n'avais que trop connu me chatouilla joyeusement les feuilles: Félix avait, dans sa précipitation pour comprendre le cours de chimie quelconque qu'on avait tenté de lui bourrer dans le crâne, oublié de me déplacer avant que l'aurore ne vienne caresser la fenêtre. Et comme après chaque passage de cette beauté rosée, l'astre de vie qui lui servait de père se pavanait en portant fièrement ses arrogants rayons. Aujourd'hui, plus que tout autre jour, le Soleil me brûlait les ailes.

Pourtant, dans mon malheur, un danger plus grand occupa mon esprit tourmenté. C'était un danger liquide, qui semblait en vouloir à nos racines, nos nutriments et jusqu'à nos entrailles. Une flaque s'étalait et nous poursuivait dans toute sa mesquinerie, aussi glaciale que les glaçons que Mina nous avait un jour donnés et aussi bouillonnante que la méthode qu'elle avait tenté pour réparer sa bêtise. De gargantuesques bulles se présentaient à la surface, grondantes, menaçantes, accélérant considérablement l'avancée de notre adversaire.

J'aurais aimé vous dire que nous avons fui, nous sommes précipitées hors de sa portée, avons averti notre cher Félix du péril que nous courions. Mais nous devions affronter ce jour-là une vérité qui nous sembla pour la première fois bien sordide: nous étions des plantes en pot, enracinées dans des nutriments qui deviendraient bientôt tombeaux.

Heureusement, ou malheureusement selon ce que l'avenir dictera, le destin avait d'autres projets. Et ce travail de chimie apparemment échoué, nous libéra du fait dont nous venions tout juste de prendre conscience: notre immobilité et dépendance.

Le produit nous rongeait, s'infiltrait, prenait ses aises dans nos racines, tiges puis fleurs. Et à chaque gouttelette dont s'imprégnaient nos fibres, des fourmillements glacials, presque piquants nous parcouraient. La sensation n'avait rien de semblable aux fourmillements du Soleil, mais rien de pareil non plus à l'hiver grondant. C'était quelques chose de totalement nouveau, qui nous amena une vie complètement nouvelle.

Philibert le premier, alors que les mille doigts de ce liquide se lassaient de nous chatouiller, tenta un mouvement. Je ne sus trop ce qu'il essaya de faire, peut-être de bouger un peu tout à la fois, comme l'entièreté de notre être semblait le réclamer. Toujours est-il qu'il fit un plat impressionnant sur la table, déclenchant encore une étrange réaction.

Toutes autant que nous étions fûmes secouées de soubresauts, certaines laissant même échapper quelques cris entrecoupés. Félix le faisait aussi parfois, lorsqu'il était avec l'humain à capuche, il me semblait qu'il nommait ça un "rire".

Le bruit ne réveilla pas Félix, pas plus que son réveil dix minutes plus tard.

Ce fut ce qui nous décida à retenter un mouvement.

Minako, la plus grande d'entre nous, se décrocha délicatement du mur auquel elle grimpait depuis des années maintenant. Ondulant, se retenant de tomber, elle partit tapoter de ses feuilles la joue de Félix, son oreille et à peu près tout ce qu'elle parvenait à chatouiller pour l'aider à se tirer du sommeil. Lorsqu'elle tenta de pénétrer l'un de ses orifices nasaux, il éternua enfin et se redressa, hébété. Puis paniqua à l'idée que son amie à longue tige ait pu se blesser en se séparant soudainement de son terrain d'escalade.

Avec toute la douceur dont la vie l'avait doté, il la remit à sa place, redressa Philibert, me protégea du soleil puis s'empressa de récupérer ses affaires de cours et partir faire sa toilette. Lorsque la porte d'entrée de la maison se referma, il ne s'était pas aperçu de notre changement de nature.

Il était temps pour nous de discuter de la suite des évènements.

Avant d'aller plus loin, je tiens à présenter mes plus sincères excuses à toutes nos consœurs plantes et fleurs; j'aurais aimé leur annoncer une décision différente de notre part, des choix bien moins trouillards et opprimés. Mais pour mon plus grand malheur, la famille des Marcs, de même qu'ils l'avaient stupidement fait au moment de décider de notre nom, a rejeté ma sublime et grandiose proposition. Je demande votre clémence, chères sœurs, et croyez-moi je suis tout autant dévastée que vous: nous ne planterons pas ici les racines du planticisme, aucune rébellion n'a eu lieu. Je vous ai failli car malgré mes négociations je n'ai pu les convaincre de mener l'offensive.

Et avant que vous ne demandiez, oui, je leur ai expliqué que puisque Félix a été si bon pour nous, nous pourrions l'épargner et le garder comme animal de compagnie. Pour une raison sûrement trop idiote pour arriver à mon niveau de compréhension, ça n'a pas fonctionné. Je suis profondément, sincèrement, énormément désolée. L'heure viendra, mes sœurs, mais elle n'est pas venue à ce moment-là.

Tout ça car Philibert avait autre chose en tête. Une idée qui, malgré mes préjugés, se révéla moins stupide et plus amusante que lorsqu'il a proposé de s'appeler "les Marcs" et m'a donné un putain de troisième nom dérivé de "Marc". Philibert, si tu passes par là, non je ne prépare pas de vengeance secrète dont tu devrais te méfier, je t'ai déjà dit que j'étais pour la sororité, même avec les non-planticistes. Pour la dernière fois, je t'assure que l'herbicide que j'ai récupéré n'est pas à ton intention.

Enfin, ce fut durant cette journée de cours que naquirent les prémices de notre idée un peu folle, mais pas moins drôle.
(Non Philibert je ne tente pas de m'approprier ton "génie", foi de zamioculcas raven.)

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