Contra tempus
Perché au sommet d'un escabeau à roulettes, Micah écarte précautionneusement les épais volumes rangés sur l'étagère. Malgré le soin infini avec lequel ses mains, habituées à manipuler des ouvrages anciens, traitent les recueils craquelés, la pesanteur fait son œuvre et l'énorme corpus moyenâgeux dormant en bout de rang bascule soudain sur ses voisins. De la poussière s'envole, telle une bouffée de spores lâchée par ses champignons livresques qui s'abattent à la manière de dominos. L'étudiant arrête la chute en cascade d'un geste brusque, faisant vaciller son perchoir. Des yeux réprobateurs le jugent depuis l'autre côté des rayonnages, à travers la trouée qui vient d'apparaître dans le mur de livres.
— Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Seul le personnel de la bibliothèque est autorisé à sortir ces exemplaires des rayons, et à ce que je sache, vous n'en faites pas partie ! assène la bibliothécaire d'un chuchotement outré.
— On m'en a donné la permission, assure le fautif sur le même ton.
— Cela m'étonnerait. Les doctorants se croient tout permis ! Ne touchez plus à une seule tranche et rendez vous plutôt à l'accueil pour remplir une demande de consultation.
Agacé, Micah descend le marchepied comme un condamné monterait les marches de l'échafaud. Au-dessus de sa tête, les couvertures ornementées semblent le narguer, et il se sent Tantale devant les fruits lui étant interdits. Il avait oublié les incorruptibles gardiennes et gardiens des lieux, véritables golems veillant au respect du règlement.
C'est pourtant loin d'être la première fois qu'il vient à la bibliothèque, mais il n'a pas de temps à perdre. Construire une thèse est un travail de longue haleine, alors le jeune homme préfèrerait ne pas s'égarer en formalités administratives. Cela fait des mois qu'il surnage au milieu de textes divers, des pages noircies à la plume aux enluminures saupoudrées de détails étranges, la plupart numérisés. Si ce procédé en facilite l'accès tout en évitant de trop fréquentes lectures qui abîmeraient le fragile papier, il masque les éléments de contexte fort utiles aux pointilleux.
Et Micah se doit de l'être. Son travail porte sur la propagation des principes religieux à travers l'écrit au Moyen-Âge, un sujet qui, bien qu'il paraisse vaste au premier abord, se révèle pointu. Après avoir épluché d'innombrables banques de données, il est urgent pour lui de s'attaquer à la bibliographie physique. Il a déjà fureté dans les quelques musées qui exposent leurs grimoires et autres incunables, contacté des collectionneurs privés et des antiquaires ; le voici de retour aux sources, à savoir la bibliothèque universitaire.
Devant la guérite de l'accueil s'étire une file de gens en quête d'informations, et l'étudiant y prend place à contrecœur. Ses doigts jouent avec le porte-clés en forme de kangourou qui orne sa besace, au rythme des secondes s'égrenant sur l'horloge murale, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que les bugs informatiques se succèdent aux quiproquos avec les enseignants nouvellement arrivés.
— Que puis-je faire pour vous, Monsieur Wynter ? s'enquiert finalement la documentaliste. Depuis le temps, je croyais que vous connaissiez la bibliothèque et ses ressources mieux que votre poche !
— C'est pratiquement le cas, malheureusement je n'ai pas encore droit à un passe VIP, se plaint Micah en souriant. J'aimerais consulter les originaux de la section Moyen-Âge.
Son interlocutrice fouille dans un tiroir à dossiers et en sort un formulaire qu'elle lui tend. Au vu des dates de consultation qui y figurent, le rayon médiéval n'a pas la cote.
De retour à son point de départ, il entreprend de descendre les tomes jusqu'à la table dédiée, dans un coin éloigné des fenêtres afin de préserver les vieilles encres du soleil. Du haut de son escabeau, il jette un regard triomphant au Cerbère l'ayant interrompu un peu plus tôt. Quelques tables plus loin, des élèves de première année haussent les sourcils en avisant la pile de livres qui trône devant lui, espérant de n'avoir jamais à faire de telles recherches. Pourtant, cela plaît à Micah. À force d'emmagasiner des informations sur le Moyen-Âge, il a parfois l'impression d'avoir vécu à cette époque : il garde en mémoire les évènements de chaque décennie, ressent l'ambiance qui régnait dans les lieux de culte, l'application des moines derrière les lettres gothiques... Au fil de son avancée, il a remarqué l'évolution des supports d'écriture, les changements de calligraphie en fonction du contexte religieux et l'apparition de nouveaux concepts. Un vrai voyage dans le temps...
Une heure passe, puis deux, puis trois. Absorbé par les pages, le jeune homme ne se rend compte du temps qui a passé que lorsqu'il constate que la luminosité a légèrement baissé. Il remue les doigts comme un pianiste pour décrisper sa main engourdie par la longue prise de notes. La lueur bleue du téléphone de l'étudiant assis sur le grand fauteuil central le fait revenir au présent. Ici, ou plutôt maintenant, on s'éclaire à l'électricité, on écrit des caractères impalpables grâce à de petites touches, on sait rarement d'où vient tout ce que l'on mange. Rêveur, il remplace mentalement le smartphone par un parchemin, habille son propriétaire d'une longue tunique, déroule sous ses chausses une place de terre battue. Il croit soudain entendre le trot d'un cheval dans la réalité, mais ce ne sont que les talons de la bibliothécaire qui frappent le sol.
Refermant l'ouvrage qu'il vient de terminer, Micah relit ce qu'il a écrit. Rien de bien nouveau pour cette fois, il a seulement trouvé la confirmation à certaines informations jusqu'ici un peu floues. Un dernier exemplaire est posé devant lui, encore plus poussiéreux et abîmé que les autres. Bien qu'il sache pertinemment qu'il ne pourra pas feuilleter l'intégralité de la documentation portant sur son sujet, il ne parvient pas à résister à son appel, ne serait-ce que pour avoir lu la pile dans son entièreté, alors il l'ouvre.
La prose latine se révèle complexe, et il doit faire de nombreux allers-retours entre le texte et son dictionnaire. Pour ne pas faciliter les choses, le thème est obscur. Hormis quelques références à une "toile", l'auteur s'égare dans des phrases alambiquées qui pourraient évoquer la perception du temps, à moins que ce ne soit quelque chose de totalement différent. Le doctorant saute des pages les unes après les autres. Toujours cette "toile"... Sortant la tête des circonlocutions sans fin, il réfléchit. Au vu de l'époque, la toile la plus probable est celle de l'araignée, symbole rattaché à la création de récits, tandis que l'animal est utilisé comme métaphore de la patience ou de la fourberie. Qu'est-ce que cela aurait à faire dans un manuscrit religieux ? Et il n'y a pas d'illustrations qui pourraient l'aider à y voir plus clair. De guerre lasse, Micah se contente de tourner les pages. L'une d'elles finit par retenir son attention.
Il frotte ses yeux fatigués, puis se rapproche inutilement du papier. Au milieu des lettres pâlies par le temps, une inscription s'étale en caractères jaunes : "Eternity". Non contente d'être en anglais, elle est tracée dans une police moderne, dynamique comme un graffiti. N'importe quel médiéviste aurait été interloqué par la présence de ce mot, mais plus que les autres, Micah est électrisé. "Eternity" fait penser à un graffiti pour la simple et bonne raison que c'en est un. Ayant grandi presque vingt ans à Sydney, il lui est impossible de ne pas le reconnaître. C'est un mot légendaire, inscrit à la craie jaune sur les trottoirs de la ville par un ancien soldat illettré, Arthur Stace, des milliers et des milliers de fois. Datant du siècle dernier, le temps l'a effacé de presque tous les endroits ; toutefois, les Sydnéens ont imité Stace, perpétuant ce mythe scriptural.
Alors que l'étudiant dégaine son ordinateur portable pour rechercher si ce qu'il vient de découvrir a déjà été répertorié, une mélodie résonne.
"Toum doum doummm... La bibliothèque universitaire ferme ses portes pour aujourd'hui, merci de ranger vos affaires et de sortir."
Micah pince ses lèvres de contrariété. Les manuscrits anciens ne sont pas disponibles à l'emprunt, il va devoir laisser en suspens le mystère du mot qui n'est pas à sa place. Il sort son téléphone et photographie la fameuse inscription ainsi que la page de référencement du livre. Les quelques occupants de la pièce quittent les lieux les uns après les autres tandis qu'il gravit à nouveau les barreaux du marchepied et repose les ouvrages en vitesse, toujours avec soin. Lorsqu'il s'empare du très vieil exemplaire qui contient le sidérant "Eternity", il hésite à le glisser en douce dans sa besace. Seule la crainte de l'endommager l'en dissuade. Il fait rouler l'escabeau jusqu'à le positionner à côté des étagères, salue la dame de l'accueil en sortant et prend le chemin de chez lui dans le soir qui tombe.
Les passants croisent un jeune homme ordinaire, dont le sac se balance au rythme du pas rapide, sans se douter que derrière le rideau de cheveux noirs, l'esprit vif est en ébullition. Qui a écrit un terme d'anglais moderne au beau milieu d'écrits religieux latins ? C'est chronologiquement impossible, pourtant Micah l'a vu. Comment ? Ses pensées fusent telles des flèches décochées dans une unique direction, qu'un vent d'illogisme soufflant de biais empêcherait d'atteindre leur cible.
Pris d'une inspiration subite, il compose sur son téléphone le numéro de Hazel, sa meilleure amie australienne. Mathématicienne de talent, elle a longtemps enquêté par curiosité sur Arthur Stace, l'auteur du célèbre graffiti. Son doigt s'immobilise au-dessus de la touche d'appel. Là-bas, il est plus de quatre heures du matin, aucune chance que Hazel ne décroche... Il décide d'attendre quelques heures.
Les tags qui ornent la façade de son immeuble, faisant écho à "Eternity", offrent une autre cible à ses traits mentaux, qui se dirigeaient inexorablement vers un bosquet de suppositions fantaisistes. Il est probable que ce qu'il ait vu soit une honteuse dégradation commise par un étudiant en mal de transgression. Mais non, ce ne peut pas être aussi simple, il faudrait que ledit étudiant soit bien au courant pour reproduire cette graphie caractéristique. Dans l'ascenseur, le doctorant compare la photo qu'il a prise avec un cliché du graffiti trouvé sur Internet. Les lettres jaunes sont identiques, et cela malgré l'utilisation de techniques différentes, la craie et l'encre. En observant les deux clichés, on jurerait que les inscriptions sont de la même main...
N'émergeant de son obsession que pour tourner la clé de son appartement dans la serrure, il attend une heure d'appel respectueuse du sommeil de son amie en faisant frire des raviolis chinois tout en navigant sur l'ordinateur, à la recherche de données sur l'intriguant grimoire de l'université. Cette combinaison n'allant pas de pair avec une surveillance optimale de la cuisson, il dîne des raviolis un peu brûlés accompagnés de laitue. Et sur le Web, pas de trace du manuscrit. À vingt-trois heures, il réessaye d'appeler Hazel.
— Allô Micah ? C'est pas possible, me dis pas que la fac t'a transformé en oiseau de nuit ?!
— Hello Hazel, c'est une exception, je te rassure !
— Allons bon ! s'esclaffe-t-elle. Et qu'est-ce qui est capable de tenir éveillé le loir que tu es ?
— J'ai vu "Eternity" dans un vieux manuscrit latin ! lâche Micah sans plus attendre.
Il y a une seconde de silence, durant laquelle il imagine l'esprit rationnel de son amie tirer la sonnette d'alarme.
— Le "Eternity" ? Le jaune des trottoirs ? s'étrangle-t-elle.
— Oui ! Je ne comprends pas comment il est arrivé là... Attends, je t'envoie une photo.
— Ça alors, c'est vraiment le même... C'est pas possible...
— En plein milieu d'un texte obscur sur la religion, dans un bouquin de la bibliothèque ! Tu en penses quoi ? Je devrais le montrer à un graphologue ? débite Micah à toute vitesse.
— Holà, doucement... Le plus probable est qu'un petit farceur connaissant l'histoire de Stace ait ouvert ce livre avant toi. Ou alors... dis-moi, il n'y aurait pas des graphies similaires au Moyen-Âge ?
Les voilà lancés dans un débat mêlant Histoire, mathématiques et théories fantaisistes. Ces dernières émanent de l'expatrié, qui fait finalement le pari que l'ancien soldat australien a voyagé dans le temps. Puis Hazel doit raccrocher afin de ne pas être en retard en cours, et elle lui envoie son mémoire, qui contient des informations sur l'objet de leurs spéculations. Il est maintenant très tard en France, ou plutôt très tôt, mais Micah est trop intrigué pour dormir, il ouvre le mémoire sur son ordinateur. Dans l'une des nombreuses parties, la mathématicienne explique que les motifs esthétiques le sont souvent parce qu'ils respectent la divine proportion, le nombre d'or. C'est le cas des coquilles d'escargots, des fleurs de tournesol, des cristaux... Et de l'inscription "Eternity" telle qu'Arthur Stace l'écrivait à la craie jaune.
Quand il pose enfin la tête sur son oreiller, l'étudiant n'y voit pas plus clair. Son cerveau est plein de connaissances en vrac, reliées par le fil rouge de son cheminement de pensée, bousculées par des suppositions fantasques indignes d'un historien. Dans ce débarras mental se détache seulement une certitude : pour percer le mystère de l'"Eternity" médiéval, il compte repasser par la case du pays des wombats.
* * *
Micah Wynter s'imprègnera des odeurs multiples de la maison familiale, toujours aussi étonné que le lieu bénéficie autant des effluves végétales en provenance du parc voisin. Il sera accueilli par ses sœurs cadettes, qui voudront tout savoir sur les jobs qu'il a dû faire pour se payer un billet d'avion. Alors, ce sera autour d'une alléchante tourte à la viande concoctée par son père qu'il leur contera ses débuts de serveur, baby-sitter, professeur particulier, traducteur... Puis il évoquera le but de sa visite : enquêter sur Stace, interroger ceux qui l'ont connu afin d'en apprendre plus sur ses motivations de graffeur. Débutera alors une véritable chasse aux indices. Quand il ne profitera pas de sa famille, Micah écumera les musées en compagnie de son amie et contactera les doyens de Sydney. Finalement, les deux jeunes adultes découvriront que le soldat reconverti avait eu une fille, née de son union avec Ellen Dawson.
L'étudiante en mathématiques sonnera un beau matin à la porte de la maison au parfum floral, un annuaire sous le bras. Après avoir échoué à refuser un milk-shake à la tomate offert par le père de son ami, elle se plantera sur le seuil de l'antre de l'aîné des Wynter en brandissant l'épais volume ouvert, un nom surligné en bleu maya : Sadie Stace. Et plus important encore, à droite du nom, une adresse.
Ce sera donc avec enthousiasme pour Hazel et nervosité pour Micah qu'ils toqueront à l'huis écaillé d'une maisonnette à l'ancienneté charmante. La porte s'entrebâillera sur une dame âgée aux longs cheveux de neige.
— Bonjour, vous désirez ?
— Bonjour, je suis Hazel et voici Micah, nous travaillons sur un compte-rendu interdisciplinaire et nous avons choisi de parler de votre père. Est-ce que cela vous dérangerait de répondre à quelques questions le concernant ? demandera la jeune femme.
Son acolyte lui jettera un regard en biais, préférant jouer leur carte maîtresse et du même coup, la sincérité :
— En fait, au cours de nos recherches, nous sommes tombés sur une référence à "Eternity" tel que l'écrivait votre père, mais dans un ouvrage datant du Moyen-Âge...
Sera-ce une impression, ou Micah discernera-t-il dans les yeux pâles de Sadie Stace une lueur effervescente ?
— Entrez, dira-t-elle simplement, beaucoup de gens s'intéressent à mon père, mais vous êtes les premiers à m'interroger sous un angle aussi... précis.
Les étudiants suivront la descendante des Stace dans un petit couloir lambrissé, se décochant discrètement des sourires qui reflèteront leur curiosité à son paroxysme. Le trio traversera une cuisine où des cochons d'Inde roux grignoteront de la roquette sur la toile cirée, pour arriver dans une véranda baignée de soleil. Ils s'assiéront sur des fauteuils de corde en écartant quelques plantes grasses envahissantes. Sadie s'absentera un instant pour revenir avec trois verres de thé glacé, que la chaleur couvrira aussitôt de condensation. Micah, assoiffé, trempera les lèvres dans l'amer mais rafraîchissant breuvage tandis que Hazel croisera ses jambes en tailleur pour épargner les aloès à ses pieds.
— Parlez-moi de cette référence à la lubie de mon père, que vous avez évoquée en arrivant. Il s'agit d'un livre, c'est cela ? s'enquerra l'ancienne.
— Oui, c'est un manuscrit religieux écrit en latin. Voici la page qui m'a interpellé, répondra le jeune homme aux cheveux noirs en sortant une photographie.
Sadie chaussera ses lunettes, jusque-là suspendues à son cou par une chaînette de perles ambrées, et examinera le cliché avec recueillement.
— Ça alors, c'est bien son écriture... Et ce texte, d'où provient-il ?
— D'une université française, sauf que c'est un original, prêté par un musée. Personne ne l'a consulté depuis extrêmement longtemps, c'est pourquoi nous sommes parvenus à la conclusion que... eh bien... ça semble capillotracté, mais qu'Arthur Stace ait poursuivi une tradition scripturale qui, malgré son apparence moderne, remonterait au Moyen-Âge, énoncera le doctorant.
— Et c'est là que nous aimerions être éclairés, relancera sa comparse. Auriez-vous connaissance du but de son entreprise ? Écrire ce mot des milliers de fois, ce n'est pas sans raison !
Le basculement, Micah le sentira lorsque les prunelles de Sadie Stace s'embueront et qu'elle sourira en laissant échapper les mots "ça a marché". Devant l'air confus des deux jeunes, elle prendra la parole :
— Mon père, Arthur, a embrassé la religion avec pour mantra l'éternité. Écrire "Eternity" autant de fois, un peu partout, c'était comme une mission qui lui avait été fixée. Aujourd'hui, je ne sais toujours pas comment il a pu savoir comment faire ce qu'il a fait... Il a parlé avec un grand nombre de personnes, il y avait un mathématicien, je crois...
— Des maths !? Ça m'intéresse ! Mais qu'a donc fait votre père, au final ? s'exclamera Hazel, bouillant d'impatience.
— Je vais vous dire ce que j'ai vu quand j'avais une vingtaine d'années. Les "Eternity" parsemaient le sol de cette ville depuis avant ma naissance, et c'est quand mon père a dépassé le demi-million que quelque chose d'incroyable s'est produit. Une après-midi, il voulait sortir de la maison de retraite pour une promenade. Je lui ai proposé de l'accompagner, mais il a refusé, il préférait être seul. Et il avait pris une carte de Sydney, lui qui connaissait la cité comme sa poche ! Ça m'a intriguée, alors je suis allée me balader aussi.
Micah sourira. Elle sera en train de dire à demi-mot qu'elle l'avait suivi.
— J'ai pris les rues qu'il aimait bien, et j'ai fini par tomber sur lui. C'était dans une impasse banale ; il était si concentré qu'il ne m'a pas vue. Il s'est avancé le long d'une clôture, et d'un seul coup est devenu très flou, comme si j'étais aveuglée par le soleil. Il a regardé autour de lui avec un air émerveillé et a fait quelques pas précautionneux ,on aurait dit qu'il marchait sur un sol nouveau. Puis il est devenu encore plus flou, et il a fini par disparaître.
— Disparaître ? Vous l'avez perdu de vue ? murmurera l'amie de Micah.
Ce dernier la gratifiera d'un sourire moqueur. Ah, son esprit cartésien... Ce sera fou, cependant il devinera que Sadie n'aura pas employé ce terme sans raison. D'ailleurs, celle-ci secouera la tête, comprenant la réaction de la jeune fille.
— Il avait disparu, totalement disparu, j'en ai été la première stupéfaite. On l'a cherché en vain ; plusieurs mois après, l'enquête a été close et lui, déclaré mort. J'étais très triste, mais je n'y croyais pas : au moment de son... évaporation, je l'avais vu cesser d'être là, pas mourir.
Émue, elle boira une rasade de thé glacé.
— Et après, vous avez pu en savoir plus sur ce qui s'est passé ? l'interrogera Micah, suspendu à ses lèvres.
— C'est là que tout devient encore plus fou... J'ai questionné la plupart de ses connaissances, et retrouvé des plans comme celui qu'il avait le soir de sa disparition. Y étaient indiqués les secteurs où il avait le plus marqué son fameux "Eternity". Tout porte à croire que s'il a passé trente-cinq ans à envahir les trottoirs de ce mot, c'était dans le but précis de se volatiliser de la sorte, à cet endroit et à ce moment. L'éternité... Il voulait y accéder, et on dirait bien qu'il y a réussi...
C'en sera trop pour Hazel, qui finira son verre avant de se prendre le visage entre les mains pour ne plus voir l'impossible évidence danser dans les pupilles rêveuses de son meilleur ami. Un chuchotement franchira la barrière de ses doigts serrés :
— Vous êtes en train de dire qu'Arthur Stace a remonté le temps jusqu'au Moyen-Âge ?
Ils discuteront alors longuement des tenants et des aboutissants d'une telle supposition, Sadie et Micah de plus en plus séduits, l'étudiante toujours dubitative. Puis, ne voulant pas déranger la vieille dame trop longtemps, ils la remercieront, s'extirperont des cirres végétales et s'en iront.
— Tu m'as embarquée dans un sacré délire... dira Hazel en fixant ses sandales, qui viendront de piétiner un "Eternity" piètrement exécuté. La magie du nombre d'or, j'y crois jusqu'à une certaine proportion...
— Ça me paraît dément à moi aussi, mais tu sais quoi ? On n'a qu'à appliquer la méthode scientifique : pour vérifier, il faut tester ! rétorquera Micah.
Et il le fera. Chaque jour de ses vacances, il se lèvera aux aurores, craie en main, et remplira le goudron de dizaines de graffitis, identiques à ceux de Stace. Tout en avançant sur sa thèse, il reprendra le décodage du manuscrit par lequel tout avait commencé. Maintenant, il pourra affirmer que la "toile" y étant évoquée était la toile du temps et de l'espace. Concept fort opaque, mais qui fera sens en repensant à l'hypothèse ayant clôturé leur échange avec Sadie Stace. Le doctorant réussira à basculer son cursus sur Sydney afin de continuer à barbouiller la cité en permanence.
Les années passeront et il ne se découragera pas, les quotidiens s'étonnant de la résurgence de la célèbre calligraphie qu'il maîtrisera rapidement. Au-delà de l'expérimentation, ces moments en solitaire au lever du jour lui permettront de méditer sur la spéculation du voyage temporel. Il se mettra à penser que le respect de la divine proportion faisait du mot "Eternity" une incarnation de l'éternité, une bulle d'infini capable, écrite en grand nombre, de distordre la toile spatio-temporelle au point que l'on puisse y pénétrer, comme peut-être l'ancien soldat.
Enfin, alors que ses sœurs partiront à leur tour vers d'autres horizons, il dépassera le demi-million d'inscriptions. Il aura répertorié les "Eternity", et compris la logique des cartes du père de Sadie : l'endroit où il s'était évanoui correspondait au centre du périmètre formé par l'ensemble des graffitis. Micah aura sur lui l'avantage de la rapidité, n'ayant fait parfois que ça de sa journée, tiraillé par l'envie d'expérimenter pour en tirer la vérité. Le jour où il atteindra le nombre historique, Hazel l'accompagnera au point central de son propre plan, une cour aveugle derrière une école. Un expérimentateur, un témoin. Le test pourra commencer.
Le jeune homme quadrillera la cour, à la recherche de l'endroit précis où, s'il en croyait le grimoire, se trouverait une déchirure de la toile du temps. Il avancera lentement, sous les yeux scrutateurs de son amie restée dans un coin dallé de béton fissuré. Mètre après mètre, son cœur cognera dans sa poitrine tandis que l'espace non exploré diminuera comme peau de chagrin. Soudain, les bruits de circulation au loin s'interrompront, et le décor s'estompera. Au centre de son champ de vision brouillé émergera un tunnel d'images, et il s'y engouffrera sans plus réfléchir, perdant Hazel de vue.
Il fera un pas dans la marée de situations visuelles et sonores, des moments passés défilant et se superposant tels des extraits de films. Voyant la cour refaire surface derrière ce tableau mouvant, il avancera encore. Par miracle et grâce à un effort d'attention intense, il apercevra finalement quelqu'un nager comme lui dans ce brouillard d'instants. Arthur Stace. Mais le vieil homme ne plongera pas dans une des mailles de la toile spatio-temporelle ; il se contentera de marcher tranquillement à l'infini, s'éloignant toujours plus de toute époque ayant jamais existé.
Bouche bée, Micah commencera à redistinguer sa meilleure amie au travers d'une scène passée, dans laquelle une charrette remplie de sacs de grains débarquera en grinçant sur la place d'un village moyenâgeux. Fébrile, il arrêtera de bouger et se laissera simplement tomber en avant, droit dans le paisible tableau campagnard. Les murs de Sydney s'effaceront alors que ses pieds se poseront sur les pierres de la place.
* * *
Une bourrasque glacée le prit par derrière, soufflant ses longues mèches sombres sur sa figure. L'australien se mit à frissonner compulsivement ; sa fine chemise ne le protégeait guère du froid, contrairement aux manteaux informes que portaient les gens qui le dévisageaient avec des yeux ronds. Il ne voyait aucune trace, même infime, de la toile d'espace-temps qu'il venait visiblement de traverser. De toute évidence, il ne se trouvait ni à Sydney, ni au vingt-et-unième siècle. "Ça a marché", pensa-t-il, abasourdi, avant de se rappeler que Sadie Stace avait prononcé exactement cette phrase à propos de son paternel.
Micah l'avait clairement vu arpenter le tunnel de lieux et de passés, se baladant paisiblement dans la déchirure comme s'il s'était agi de son jardin. Ladite déchirure s'étant refermée, il n'avait aucun moyen de retourner dire à Hazel que l'expérience était concluante. De toute façon, ce n'était pas sa préoccupation immédiate ; ce qui l'inquiétait, c'étaient plutôt les villageois occupés à décharger la charrette, qui semblaient passés de la stupeur à la véhémence, lui criant des choses dans un patois dont il comprenait seulement qu'il ne devait pas traîner ici. Il décampa entre les masures, les bras croisés pour leur éviter la morsure du froid.
Une fois soustrait au regard d'autrui, il ralentit pour penser au calme. Il avait plus ou moins choisi cet endroit et ce moment, et même si c'était surtout parce que la toile temporelle était en train de le rejeter pour se réparer, le Moyen-Âge restait la période sur laquelle il en savait le plus. Il ne connaissait pas avec précision la date ni le pays auxquels il avait atterri, mais dans tous les cas il n'y était pas adapté. Des scénarios cauchemardesques où il attrapait une maladie incurable ou bien se faisait lapider par des nobles criant à la sorcellerie défilèrent dans son esprit, puis il se reprit. Son savoir se limitait aux habitudes calligraphiques du clergé, alors il ne lui restait plus qu'à dénicher un édifice religieux.
Le garçon repassa par la place sur laquelle il avait débarqué afin de vérifier un éventuel retour de la brèche qui pourrait le ramener d'où il venait, sans rien y voir de plus que les paysans et leurs sacs. Il repéra un clocher bas et commença à courir dans sa direction, jugeant à chaque pas plus absurde la tentative à laquelle il s'était livré, et plus absurde encore son succès. Il ne croisa personne et en fut soulagé. Vu la couleur qu'avaient pris ses doigts sous l'effet de la température, ce n'était pas étonnant.
Le clocher d'ardoise appartenait à une sorte de chapelle jouxtant un cloître. Micah pesa le pour et le contre et finit par actionner le heurtoir de celui-ci. La porte pivota et le vent s'y engouffra dans un hululement qui couvrit presque les paroles du moine venu ouvrir. Cela ressemblait à du vieux français, et il n'y entendait goutte malgré sa formation linguistique. Il bredouilla quelques mots de latin, qu'il maîtrisait davantage, en tâchant de paraître le plus inoffensif possible en dépit de ses vêtements anachroniques. Le frère lui fit signe d'entrer, nullement inquiété.
Il fut conduit dans une pièce où crépitait un âtre attirant, auquel faisaient face de jeunes moines penchés sur leurs pupitres. "Des copistes", se dit-il. À son arrivée, certains levèrent la tête et le jaugèrent avec surprise, sans toutefois ouvrir la bouche. L'étudiant ne pouvait que féliciter son intuition : lui qui redoutait une prise de parole, il se retrouvait chez ceux dont la plupart avaient fait vœu de silence. L'homme tonsuré qui l'avait accueilli brisa le calme ambiant, s'adressant à lui doucement en latin, cette fois :
— Que pouvons-nous faire pour vous ?
— Je cherche... des habits... balbutia Micah, pas certain d'avoir bien compris.
Son interlocuteur fit un geste à l'un des copistes, qui se leva et sortit par un passage voûté. Il revint avec une robe de bure qu'il remit à son maître, et reprit ensuite son travail. Le moine autorisé à parler la tendit au jeune homme de l'époque moderne, qui s'inclina en le remerciant. Sans se départir de son sourire serein, il regarda le nouveau venu revêtir la robe par dessus sa tenue, et le poussa gentiment vers le feu pour qu'il se réchauffe. "Quelle chance j'ai", songea le miraculé. Il s'assit sur un banc de bois, imité par le frère.
— Ne vous en faites pas, notre cloître est bien vide ces temps-ci. Accueillir un hôte supplémentaire ne nous pose pas de problème, au contraire, dit ce dernier.
Après que ses mains aient repris leur teinte ordinaire, les moines conduisirent Micah jusqu'à une chambre aux murs de pierre et l'informèrent qu'un repas serait servi après la prière, à laquelle il n'était pas tenu de participer. Enchanté de se trouver dans un décor de livre d'Histoire, il finit par fureter dans un cryptoportique désert jusqu'à tomber sur une salle abritant d'autres pupitres, desquels il s'approcha. L'un d'eux attira son œil. Dessus étaient posés une plume, des encres, un livre et un support à moitié vierge. Les phrases déjà tracées lui parurent familières. Et pour cause : il s'agissait du texte sur la toile du temps, celui qu'il avait lu à la bibliothèque de la faculté ! Alors, comme inéluctablement, il se saisit de la rémige et en trempa la pointe dans un beau jaune d'or. Si le seul moyen pour rentrer chez lui était de tracer autant de fois le mot magique qu'il l'avait fait, mieux valait commencer sans plus attendre.
Sans trembler, sa main guida l'outil effilé qui rencontra le papier, débutant le tracé du mot "Eternity".
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