Le Salon des Contes Infinis

Lorsqu'Anna entra dans le salon de thé de ses amis, l'ombre continua sa route et bifurqua au croisement suivant.

La jeune femme salua Clarisse d'un signe de la main en passant devant le comptoir à droite de l'entrée, car celle-ci encaissait la commande d'un client, et se dirigea vers le fond du bâtiment.

La salle était quasiment vide à cette heure de la journée, ce qui avait permis à Jack de commencer sa réorganisation en vue de la soirée.

Le Salon des Contes Infinis n'était pas immense mais était un modèle de facilité en termes d'optimisation de l'espace et disposait, par surcroit, d'une arrière-salle – à l'origine un garage – qui servait à entreposer une partie des matières premières (entre autres).

Les anciens locataires du bâtiment, qui tenaient une sandwicherie, avaient eu la bonne idée d'installer la partie réservée à la préparation des repas juste derrière l'accueil, qui faisait également office de zone d'encaissement. Cela rendait la cuisine un peu exiguë, mais permettait en contrepartie à Jack d'entendre les commandes en direct et d'en commencer la confection avant même l'arrivée du bon.

La salle prenait les deux tiers de la surface restante et n'avait nécessité que la pose d'un ingénieux système de cloisons sur rails pour la rendre modulable à loisir, selon le souhait de Clarisse et de son compagnon. Elle était ainsi découpée en trois zones, dédiées chacune prioritairement à une activité qu'il était possible de pratiquer en plus de se restaurer.

Le premier espace, sur lequel débouchait la porte d'entrée et qui faisait face au comptoir, était celui de la lecture. De multiples bibliothèques, chinées ici et là – et pour certaines retapées par les amis d'Anna et Anna elle-même – s'étalaient sur tout le pan de mur à gauche de la porte. Dans celles-ci se côtoyaient le Seigneur des Anneaux, Guerre et Paix ou encore les Arcanes du Chaos, le tout savamment organisé en fonction du style des ouvrages.

Une des bibliothèques permettait par ailleurs aux clients d'échanger des romans, à la manière des boîtes à lire.

Juste derrière se trouvait l'espace du tricot, du crochet et autre broderie, dans lequel les tables étaient plus clairsemées et remplacées par des fauteuils et des pouf confortables. Pour donner des idées ou des solutions à des problématiques techniques, des présentoirs à journaux remplis de patrons, de modèles et de livres spécialisés étaient disséminés çà et là.

Enfin, dans le prolongement de cette partie, se trouvait la zone du jeu de société. L'ambiance y était encore différente des deux autres, avec son assemblage de tables carrées plus ou moins grandes, permettant de jouer à des jeux de poche autant qu'à des jeux de figurines. Un large choix était mis à la disposition des joueurs sur le mur de droite, presque entièrement recouverts d'étagères faites mains pour les accueillir, mais il était également possible de ramener les siens bien entendu.

Lors de pics d'affluence, il n'était pas rare que les espaces soient moins bien définis, mais les clients étaient toutefois respectueux du principe de départ, et faisaient en sorte de ne pas nuire à ceux installés à leur « juste » place.

Selon les évènements organisés – tournois ou rencontres thématiques par exemple – les zones pouvaient être un peu isolées du bruit, ou en partie masqués par trois murs en plaque de plâtres coulissants.
Un à gauche de la pièce, qui marquait la limite entre le coin lecture et celui de la création de vêtements. Un second, en face, qui longeait les tables de jeux. Et un troisième, perpendiculaire aux deux autres, qui séparait l'espace jeu et l'espace « tricot ».

Ce dernier mur amovible avait deux particularités par rapport aux autres.

Premièrement il pouvait devenir totalement invisible, car son rail traversait le mur sur lequel la plaque de plâtre semblait s'appuyer et terminait sa course dans l'arrière salle.

Deuxièmement, Jack y avait pratiqué deux ouvertures, recouvertes de plexiglas et entourées d'un cadre en fer façon verrière, afin d'apporter lumière et respiration à l'espace tricot.

Anna était toujours émerveillée par l'intelligence dont avaient fait preuve ses amis lorsqu'ils avaient imaginé leur salon de thé idéal. Elle se souvenait du jour où Jack lui avait montré le plan de celui-ci, auquel elle n'avait pas compris grand-chose et qui l'avait laissé totalement dubitative.

En entendant parler d'espaces modulables, celle-ci avait également craint que la décoration soit trop bigarrée pour rendre le tout cohérent et beau. En cela Clarisse avait réalisé des merveilles, mixant subtilement les ambiances grâce à des éléments de décoration ou ajoutant quelques « intrus » d'un espace sur l'autre (un jeu dans les bibliothèques par exemple), ce qui donnait au Salon des Contes Infinis des allures d'antre ludique mystérieuse.

Aujourd'hui encore, la magie allait faire son œuvre, mais pour cela il y avait encore du pain sur la planche.

Arrivée à hauteur de Jack, Anna entama la conversation en déposant son sac dans un coin :

- Salut Jack ça va ?

- Ah ! Salut Anna ! Ça va et toi ?, lui demanda-t-il en l'embrassant vigoureusement sur les deux joues. T'es arrivée tôt dis-moi !

- Ouais, j'ai fait en sorte d'être d'ouverture aujourd'hui pour venir vous filer un coup de main. Sinon oui ça va. Alors dis-moi : Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ?

- Hum... Tu peux pousser les tables de jeux vers le fond, histoire qu'on les voit pas ? T'embêtes pas pour les chaises, case les quelques parts dans le garage.

- Ok ça marche !, lui répondit la jeune femme tout en se dirigeant vers l'espace jeu.

Elle commença par empiler les chaises – au moins pour celles qui le permettaient – et les amena dans l'arrière salle par petits groupes. Ensuite, elle entreprit de tirer la table la plus proche des étagères de jeux, et la plus massive, vers celles-ci et pesta devant le poids de cette dernière.

Après deux tentatives infructueuses elle la contourna et la poussa de toutes ses forces, parvenant cette fois à la faire glisser de quelques centimètres. Elle souffla un instant et répéta le même mouvement une seconde fois, puis une troisième et ainsi de suite jusqu'à ce que le meuble atteigne sa destination du soir.

L'opération fut, en revanche, beaucoup plus simple avec les autres tables et Anna acheva son œuvre en faisant coulisser la cloison mouvante de cet espace dans son rail, jusqu'à ce qu'elle soit dans le prolongement du comptoir d'accueil.

Pendant la manœuvre, qui avait pris une petite dizaine de minutes à la jolie brune, Jack avait vidé l'espace tricot et débutait l'installation de la scène sur laquelle son amie allait évoluer.

Il aimait parler de scène, car la partie arrière du salon était légèrement surélevée par rapport à l'entrée. Cela avait beaucoup contrarié les anciens locataires, d'après l'agent immobilier, mais c'est ce qui avait fini de convaincre Jack et Clarisse, qui avait tous les deux eu cette même image d'une personne s'adressant au public en regardant les trois marches menant à la grande surface parquetée.

Le massif co-gérant de l'établissement plaça une table ronde, issue de l'espace lecture, au centre de la pièce et disposa deux fauteuils de part et d'autre. Il récupéra une lampe sur pied haute et arrondie dans l'arrière salle, et l'installa à proximité de la table pour renforcer l'aspect intimiste de l'événement qui allait avoir lieu - c'était une idée d'Anna –, puis il sortit deux petites bibliothèques de tailles différentes qui mettait la touche finale au décor.

Une fois celles-ci déposées derrière les fauteuils, en fond de scène, il héla Anna - qui s'afférait à réorganiser les tables côté lecture - et lui proposa d'inverser les rôles. Cela les arrangeait bien tous les deux, car Jack ne savait pas remplir des meubles avec finesse. Pour lui on y « mettait des trucs jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de place », ce qui n'était pas exactement la définition d'un remplissage esthétique.

Anna, quant à elle, sentait la fatigue la gagner à force de tirer et de pousser tables et chaises, et voyait donc cet interlude avec soulagement.

Elle monta les marches pour relayer Jack et fit un premier tour par le « garage » pour faire son marché. La jeune femme récupéra un grand sac plastique posé négligemment par terre et sélectionna quelques livres, d'époques, de styles et de taille différents, qu'elle s'empressa de fourrer dans le sac avant de les disposer dans la première bibliothèque.

Elle réitéra le mouvement une seconde fois pour la remplir suffisamment à son goût. Certains livres étaient posés sur la tranche, d'autres sur la quatrième de couverture, afin de rendre les espaces à la fois aérés mais pas vides.

Elle fit de même pour la seconde bibliothèque, puis sortit les romans qu'elle avait apporté de son sac. Elle en ouvrit certains au début de l'extrait qu'elle avait sélectionné et les posa élégamment sur la table installée par Jack. Elle ajouta ensuite ceux qu'elle avait laissé fermés et procéda à quelques ajustements esthétiques avant de s'éloigner de la scène, pour voir le rendu de l'ensemble côté spectateur.

En s'installant sur l'une des chaises mises à disposition du public, elle fut presque surprise de voir que tout était parfaitement à sa place dès le premier essai. Cela dit, ce n'était pas la première fois que Jack préparait le terrain de jeu d'Anna. Il y avait donc fort à parier qu'il avait maintenant le positionnement de chacun des éléments de décor parfaitement en tête.

Clarisse, qui venait de fermer la porte du salon de thé à clé, avant sa réouverture dans moins d'une heure, vint à hauteur de son amie et lui dit :

- Ça fait toujours quelque chose hein ?

- J'avoue que je ne me lasse pas de cette vue. Comme ç'a été la journée ?

- C'était assez calme, mais on a quand même réussi à faire rentrer un peu de chiffre. Au final t'avais raison, privatiser les lieux de temps à autre c'est plutôt efficace.

- Tu m'en voies ravi !, lui répondit Anna avec un sourire chaleureux. Bon, c'est pas tout ça mais je vais retourner aider ton homme quand même !

Joignant le geste à la parole, la petite brune se remit à déplacer les sièges et les tables de l'espace lecture afin qu'un maximum de gens soient directement face à la scène. Jack apporta deux tables supplémentaires de l'arrière salle, et leurs chaises assorties, et les déposa dans les derniers espaces libres de la pièce.

De son côté, Clarisse termina les comptes du jour, pour pouvoir repartir de zéro lors de la nocturne, et démarra la mise en place en cuisine.

Elle s'occupa d'abord du peu de vaisselle encore sale dans l'évier, vida une partie des étagères pour y installer celle qui leur serait utile dans la soirée, puis sortit les moules à muffins qu'elle posa sur le plan de travail avant de mettre le four à préchauffer.

Enfin, elle récupéra plusieurs boites en fer remplies de café, de thés ou de chocolat et les mis sur le meuble à côté du comptoir afin d'être elle-même parée pour le rush qui l'attendait.

La jeune femme indiqua l'heure à son compagnon, qui fila en cuisine afin de confectionner les pâtisseries destinées à sustenter leurs clients.

Pour des raisons techniques, la carte était systématiquement simplifiée lors des évènements comme celui-ci. Seules deux sortes de muffins – vanille et pépites de chocolat – étaient proposés à l'achat, en plus de parts de tartes aux pommes et de madeleines.

Le mot d'ordre était « service jusqu'à épuisement des stocks » et, même s'ils prévoyaient assez large, il arrivait parfois que les commandes tardives ne puissent pas être honorées.
Tout le monde s'en accommodait fort bien en général, puisqu'il s'agissait d'une petite entreprise, et c'était d'autant plus vrai lors des animations.

Les dernières fournées de madeleines furent sorties du four quelques minutes seulement avant l'arrivée des premiers invités, qui saluèrent la bonne odeur qui les accueillait, autant que ceux qui en étaient à l'origine, en entrant.

Dans l'arrière salle Anna eut une brusque poussée d'angoisse en entendant les gens qui venaient, nombreux, pour la voir en quelque sorte et souffla lentement pour retrouver son calme. Elle entrouvrit la porte pour voir si elle reconnaissait certains habitués, et fut soulager d'apercevoir quelques têtes connues qui prenaient place ou commandaient à boire et à manger avant le début des festivités. Quant aux nouveaux venus, ils semblaient heureux d'être là et à priori prêts pour ce qui allait se produire.

Elle eut soudain l'impression que deux yeux émeraude brillants la fixait depuis le fond de la salle, mais ne distingua rien de tel en scrutant la foule plus attentivement.

La jolie brune se tapota les joues, comme pour se réveiller, et expira à nouveau lentement en refermant la porte.

Jack demanda l'attention du public de sa voix tonitruante, et le silence se fit dans la salle.

- Mesdames et Messieurs, Clarisse et moi sommes ravis de vous accueillir ce soir pour cette nouvelle rencontre thématique autour de la littérature.
Comme vous le savez, aujourd'hui la fantasy sera mise à l'honneur, et tout particulièrement les différentes représentations des elfes.

Pour ceux qui n'auraient pas encore commandés, sachez que vous pourrez le faire durant toutes la soirée. Essayez toutefois d'être aussi discrets que possible afin de ne pas briser la magie du moment, tout le monde vous en sera extrêmement reconnaissant, ajouta-t-il avec un grand sourire.

Bien ! Maintenant que les choses sont dites, il est temps pour nous d'accueillir votre troisième hôte de la soirée. Certains d'entre vous connaissent déjà sa grande érudition, et son envoûtant talent pour raconter les histoires. Pour ceux qui vont le découvrir méfiez-vous... Vous risquez de tomber sous son charme.

Mesdames et Messieurs, je vous demande un tonnerre d'applaudissements pour Anna !

Toujours derrière la porte, la jeune femme ne put s'empêcher de sourire devant l'emphase dont faisait preuve son ami. Jack adorait en « faire des caisses » comme lui répétait régulièrement Clarisse, mais ce n'était jamais mal intentionné. Anna avait même découvert que c'était pour lui une façon de cacher une timidité d'adolescence jamais vraiment vaincue.

Cela amusait ses proches et avait même parfois un vrai côté pratique, comme dans le cas présent.

Apaisée par cette présentation grandiloquente, Anna prit une nouvelle inspiration et ouvrit la porte de l'arrière-salle d'un geste franc, se laissant galvaniser par la clameur nourrie des spectateurs.

A l'autre bout de la pièce, L'énigmatique jeune femme aux tâches de rousseur s'installa plus confortablement sur son siège, levant ses bras des accoudoirs de sorte que sa tête puisse reposer sur ses mains.

Elle aussi avait vraiment hâte qu'Anna commence son intervention. Et surtout, de pouvoir enfin découvrir l'étendue de ses capacités.

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