La femme aux yeux émeraude
Tirée de son sommeil pour la troisième fois par son réveil, Anna se décida à émerger en regardant l'heure indiquée sur celui-ci d'un œil encore endormi.
Elle s'apprêta à appuyer sauvagement sur le bouton snooze une nouvelle fois quand son esprit intégra l'information perçue par ses yeux.
8H00 ! Prendre son poste à l'heure prévue sur son planning relevait du miracle !
« Nom de dieu ! Je vais encore m'en prendre plein la tête ! », se dit-elle en sautant vivement hors de son lit.
Débuter la journée de cette manière ne donnait généralement rien de bon, Anna le savait, mais elle ne pouvait de toute façon plus rien y faire pour le moment.
Elle attrapa donc un t-shirt et un jean entassés négligemment sur une chaise face au lit, fouilla dans sa commode pour trouver une culotte et un soutien-gorge un peu usés et enfila le tout à la hâte.
Pas le temps de prendre une douche, elle devrait se contenter d'un ravalement de façade sommaire et d'un brossage de dent pour paraître au moins présentable. Cela dit, ce n'était pas la première fois. Et ce ne serait sûrement pas la dernière.
Elle ouvrit la porte de sa chambre à la volée et ne prit même pas la peine de la refermer avant de se ruer dans la kitchenette de son appartement. Celle-ci était à l'image de toutes les autres pièces du petit T2 qu'elle occupait : fonctionnelle mais abandonnée à un chaos infernal.
La majeure partie de sa vaisselle était sale et empilée dans un équilibre instable sur le plan de travail, et elle due se résoudre à nettoyer une petite cuillère afin de pouvoir prendre son petit déjeuner.
Anna n'était pas une souillon en temps normal. Elle était même perçue par ses amis comme quelqu'un de très ordonnée, ce qui était techniquement vrai. Mais depuis plusieurs semaines, elle s'était complètement laissée aller.
Christophe, son petit-ami, l'avait quittée du jour au lendemain sans explications, à l'exception d'un mot déposé sur l'unique table du logement qui disait ceci :
« Anna,
Je suis vraiment désolé de faire les choses comme ça, mais un long discours ne t'aurai pas permis de comprendre, alors je préfère partir sans drame.
Nous sommes vraiment trop différents, tu sais que j'ai raison, et je te souhaite de trouver la bonne personne pour toi.
Merci d'avoir, au moins, essayer de faire tout ce qui était possible pour que ça marche entre nous, et encore désolé.
Christophe »
Complètement dévastée par cette missive sentencieuse et lâche, elle avait en plus eu la désagréable surprise d'apprendre, deux jours plus tard, que le dénommé Christophe l'avait en fait laissée pour une petite pimbêche, aussi belle qu'idiote, rencontrée quelques semaines auparavant.
Elle les avait croisés tous les deux, bras dessus bras dessous et en train de ricaner, alors qu'elle rentrait de sa journée de travail et elle avait vu rouge.
D'habitude si discrète, elle s'était campée devant eux en ne sachant pas par quoi commencer. Folle de rage, elle avait alors fait la première chose qui lui était passée par la tête et avait violemment gifler son ex petit-ami sans dire un mot, avant de tourner les talons.
Après avoir fait deux pas, elle s'était à nouveau tournée vers les deux tourtereaux - toujours sidérés par ce qui venait de se passer - et avait lancé bien fort à l'intention de la jeune femme :
- Toutes mes félicitations !
Oh, juste pour que tu saches à quoi tu as à faire, il n'aime pas qu'on lui dise non quand il a une idée subite pendant une partie de jambes en l'air.
Satisfaite d'avoir fait rire les passants encore nombreux à cette heure dans la Rue des Trois Cailloux, elle avait regagné ce qu'elle devait dorénavant appeler SON chez elle avant de fondre en larmes intarissables.
Depuis, elle essayait péniblement de se remettre du choc de cette séparation, mais son travail n'était pas son allié dans la manœuvre, tant celui-ci l'exaspérait. C'était d'ailleurs la seconde raison pour laquelle elle n'avait même plus le courage d'être la jeune femme irréprochable que tous s'imaginaient.
Elle avait toutefois passé le stade où elle envisageait la mort comme une solution à ses problèmes, - en sautant d'un pont, la corde au cou et au moment précis où un train arrivait à hauteur de celui-ci, pour être sûre de ne pas se rater –, et recommençait au moins à manger régulièrement, ce qu'elle fit d'ailleurs en quatrième vitesse ce matin avant de filer dans la salle de bain.
Arrivée dans la petite pièce à la décoration typiquement années 80, elle souleva une boite de dentifrice vide, pour retrouver son peigne, et s'échina à mettre un minimum d'ordre dans ses cheveux. Après plusieurs tentatives pour dompter sa longue crinière brune et électrique, elle attrapa un élastique trainant sur le lavabo et la noua en une queue de cheval qui régla la question de la manière la plus simple qui était.
Elle s'aspergea le visage d'eau froide pour se réveiller et le nettoyer, avant de se maquiller à la va-vite. Le but n'était pas d'être belle, mais de ne pas ressembler à un cadavre ambulant. Elle appliqua à cette fin un peu de fond de teint, passa un trait de crayon sous ses yeux encore cernés et acheva son œuvre par une bonne dose de mascara.
« En espérant que les clients s'arrêtent à mes yeux de biche... », se dit-elle un peu dépitée.
Une fois ses dents brossées, elle retourna dans sa chambre et récupéra son sac à dos ainsi qu'un gilet aux couleurs de l'enseigne pour laquelle elle travaillait. Elle le fourra dans son sac à dos, refusant de le porter en dehors de ses heures de travail, et rebroussa chemin pour enfiler ses chaussures dans l'entrée du T2.
Elle prit ses clés sur la porte, agrippa son sac à main et son manteau sur la patère à sa droite et sortit en trombe de son appartement.
Après avoir verrouillé la porte, elle descendit les escaliers au pas de course et se dirigea vers l'arrêt de bus à quelques minutes à pieds de chez elle. Elle prit tout de suite à droite, puis au bout de la rue à gauche et sentit son cœur rater un battement.
Son bus était sur le point d'atteindre l'arrêt où elle se rendait ! Impossible pour elle d'y être avant qu'il ne reparte !
Désespérée mais bien décidée à tenter de battre le record du cent mètre d'Hussein Bolt malgré tout, elle se lança dans un sprint effréné en regardant le bus enclencher son clignotant, signe qu'il allait reprendre sa route.
Elle entendit le moteur rugir, puis un bruit de frein. Le véhicule venait d'être stoppé dans son redémarrage par quelque chose qu'Anna ne pouvait pas voir de là où elle était. Cela dit, tout ce qui lui importait à cet instant était le fait qu'elle avait une nouvelle chance d'attraper le train en marche.
Elle continua à courir à en perdre haleine, entendant vaguement le chauffeur signifier tout le mal qu'il pensait de la personne qui l'avait ainsi empêché de redémarrer.
En réponse, cette dernière marcha d'un pas tranquille jusqu'au trottoir sans rien dire (Anna n'entendit rien tout au moins) et croisa la jeune femme, qui était presque en train de suffoquer.
L'imprudente mais salutaire apparition sourit à Anna en lui disant « Je t'en prie », avant de continuer son chemin.
Anna ne s'attarda pas sur cette remarque curieuse et tambourina à la porte du bus en demandant au chauffeur l'autorisation de monter.
Ne pouvant décemment pas l'ignorer sans passer pour un monstre auprès des passagers déjà installés dans celui-ci, le chauffeur ouvrit les portes au grand soulagement d'Anna, qui sortit sa carte d'abonnement et la scanna sur la borne pour valider son transport avant d'aller s'assoir.
Elle était en nage, et sûrement rouge comme une pivoine, mais elle savait que le chemin était long jusqu'à la zone commerciale où se situait le magasin dans lequel elle travaillait comme vendeuse. Cela lui laisserait le temps de retrouver son calme, et de vérifier qu'elle pourrait faire illusion sans avoir à faire un détour par les toilettes avant de prendre son poste.
Amiens était une petite ville, le réseau de transport en commun n'était donc pas des plus performants, mais la jeune femme devait bien admettre que cette fois la durée du trajet était une vraie bénédiction, tout comme l'incident de tout à l'heure.
Pendant que le véhicule suivait son parcours habituel, Anna regarda par la fenêtre en repensant à sa sauveuse. Quelque chose l'intriguait dans le très bref échange qu'elle avait eu avec cette dernière.
Évidemment, il y avait eu cette phrase énigmatique sur le moment. Pourquoi lui avait-elle dit « Je t'en prie », comme si elle avait lu dans les pensées d'Anna. A bien y réfléchir, il n'avait sûrement pas été difficile de lire la gratitude dans les yeux de la jolie brune sans qu'elle ait eu à dire quoi que ce soit, tant elle s'était sentit reconnaissante de l'arrêt brutal du bus.
Mais ce qui était plus surprenant, en revanche, c'était le fait qu'elle l'ai tutoyée alors qu'elles ne se connaissaient pas du tout. Et puis il y avait la manière dont elle lui avait parlé, qui laissait justement penser tout le contraire...
Pourquoi cela dérangeait-il Anna à ce point ? Il y avait quelque chose qui lui échappait elle en était certaine, mais elle ne savait pas dire quoi ce qui avait le don de l'agacer. Pour tenter de résoudre ce mystère, elle se focalisa sur le souvenir encore vivace qu'elle gardait de la providentielle et imprudente jeune femme.
Elle ferma les yeux pour visualiser ses traits et, petit à petit, son visage se dessina nettement dans son l'esprit.
En partie masqué par une capuche, celui-ci était pâle et constellé de taches de rousseur ce qui faisait ressortir ses yeux vert émeraude. Des yeux à la profondeur insondable et qui semblaient cacher une tristesse indicible derrière une infinie bienveillance.
La jeune femme se souvint d'un nouveau détail à leur propos : elle était certaine de les avoir vus briller d'un éclat surnaturel un bref instant.
« Un probable effet de lumière » se dit-elle, même si elle avait elle-même du mal à y croire, dieu seul savait pourquoi.
Malgré tous ses efforts, Anna sentait qu'il y avait toujours quelque chose qui lui glissait entre les doigts, et qu'elle n'arrivait pas à identifier clairement. Un sentiment de déjà-vu. Ou les réminiscences d'un souvenir profondément enfoui dans sa mémoire qui cherchait à refaire surface, sans pour autant y parvenir.
Frustrée de ne pas comprendre complètement la situation, elle maugréa en silence en reprenant son observation du paysage qui défilait derrière les vitres.
La ville était encore et toujours en travaux, afin de permettre l'installation des nouvelles lignes de bus 100% électriques Némo. Cela faisait des années que le projet était en cours, relancé, suspendu puis modifié à nouveau, si bien que les amiénois étaient incapables de dire depuis quand ils n'avaient pas connu la commune vierge de saignées dans le bitume et autres appareils de chantier.
Le concept était, en soi, une bonne idée mais sa matérialisation était une catastrophe. La faute à des conflits d'intérêt, des découvertes archéologiques ainsi qu'à la mauvaise organisation des différents services à l'œuvre sur ce projet colossal.
En distinguant le parc Saint Pierre sur sa gauche, Anna regarda sa montre et comprit qu'il était temps de vérifier l'étendue des dégâts causés par sa course folle jusqu'à l'arrêt de bus.
Elle sortit un miroir de poche de son sac, et se contempla brièvement.
« Ça va, ça pourrait être pire », pensa-t-elle.
Hormis ses cheveux, qui n'étaient plus vraiment retenus par l'élastique mais qu'elle replaça d'un mouvement assuré, ce n'était pas l'apocalypse qu'elle avait craint. Son maquillage avait bien tenu et elle avait retrouvé son habituelle couleur de peau un peu blafarde.
Elle pourrait donc – Oh miracle ! – pointer à l'heure, ce qui lui éviterait une nouvelle remontrance de son chef d'équipe, qui commençait sérieusement à en avoir assez des arrivées tardives de la jeune femme.
De longues minutes passèrent encore avant que la zone commerciale, fraichement sortie de terre, ne soit visible à l'horizon. Celle-ci faisait face à sa grande sœur historique et le contraste entre les deux n'en était que plus saisissant.
D'un côté, tout était rutilant et tape-à-l'œil, contrairement à l'autre moitié de cet immense temple de la consommation qui semblait comme laissé à son inexorable décrépitude
Anna descendit à l'arrêt situé de ce côté du complexe et fit le tour du rond-point au centre des deux zones, afin de traverser la route très fréquentée qui y menait et ainsi rejoindre sa destination.
Elle fut surprise de voir que quelques personnes attendaient déjà devant le magasin de produits culturels dans lequel elle passait sept heures par jour, cinq (à six) jours par semaine. En longeant la foule des courageux (ou inconscients ?) qui s'entassaient devant la porte par cette froide matinée d'octobre, Anna crut apercevoir sa sauveuse de tout à l'heure.
Interloquée, elle tourna la tête et ne vit personne portant un sweat-shirt à capuche dans l'assistance.
Soit elle avait mal vu à l'origine, soit la jeune femme aux yeux émeraude s'était volatilisée comme par magie.
« Ohé ? Ma vieille ? Tu fabules ! », se dit-elle en se donnant une pichenette sur le front tout en entrant par la porte de service.
Une fois à l'intérieur, elle enleva son manteau, enfila son gilet par-dessus le t-shirt aux couleurs de son roman préféré et remit son manteau comme si de rien n'était.
Elle savait qu'elle aurait le droit à une remarque de Marc, son responsable, si elle pénétrait dans les locaux sans sa tenue règlementaire, ce qui était absurde puisqu'il y avait des vestiaires prévus pour se changer.
Marc n'était pas quelqu'un de mauvais, ou un tortionnaire, mais il avait des principes parfois très étranges que personnes ne comprenaient, pas même ses collègues manager.
Anna déposa ses affaires dans le casier des vestiaires à son nom et jeta un rapide coup d'œil dans la salle de pause. Vide, bien entendu, puisqu'il était 8H57.
« Tant pis pour le café. La journée va être longue je le sens ».
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