De Charybde en Scylla
Aïel se remit aussitôt debout. Elle semblait subitement très tendue. Anna, qui cherchait à localiser l'endroit d'où provenait cette voix, sentit tout à coup une violente bourrasque de vent la plaquer au sol.
Son alliée de fortune était toujours fermement campée sur ses jambes et fixait un point à l'horizon.
Tout en se relevant, Anna regarda dans la même direction qu'elle quand une seconde bourrasque, accompagnée d'un bruit semblable à une explosion, manqua à nouveau de la désarçonner.
Elle tint bon malgré tout et vit ce qui avait attiré l'attention d'Aïel à travers la cime des arbres, qui se balançaient furieusement sous la puissance du souffle.
A environ trois mètres au-dessus d'elles flottait une créature dont la partie postérieure était totalement humanoïde, mais dont le haut du corps l'était beaucoup moins. Celle-ci avait bien deux bras comme Anna ou Aïel, mais son visage était celui d'un oiseau de proie – « un aigle probablement », pensa la jolie brune – et elle arborait deux ailes immenses dans son dos.
A mesure que la créature descendait à leur hauteur, par de lents battements d'ailes qui arrachaient des branches d'arbres et manquaient à chaque fois de la clouer au sol, Anna remarqua que cet être était beaucoup plus grand qu'elle. Le premier mot qui lui vint à l'esprit une fois celui-ci à terre fut « géant », même si ce n'était pas du tout l'image qu'elle en avait.
Elle jeta un coup d'œil furtif à Aïel, qui n'avait pas bougé d'un pouce, et eut l'impression que celle-ci était comme pétrifiée par cette apparition. La créature rompit le silence de sa voix profonde et inquiétante, ce qui fit sursauter Anna :
- Tiens donc, mais qui vois-je avec l'Exilée ? Cela fait très longtemps que nous ne nous sommes pas vus Aïel...
- ...Ce qui me ravit au plus haut point d'ailleurs., rétorqua la femme aux yeux émeraude d'un air faussement détaché.
Au fond d'elle elle était terrorisée. Anna pouvait le sentir et cela la mettait d'autant plus mal à l'aise. Si cette femme apparemment inébranlable était inquiète, alors il y avait tout lieu de l'être également.
La terrifiante apparition reprit la parole, d'un air toujours aussi menaçant :
- Abandonne la fille, et j'omettrais de dire à ton frère que je t'ai croisé. Tu auras ainsi la chance de garder la vie sauve... au moins pendant quelques temps.
- Tu crois réellement que je vais la laisser entre tes mains sans me battre ? Je sais très bien ce que Syd fera d'Anna, et il est hors de question que je l'ai amenée ici comme on emmène un agneau à l'abattoir.
- Et que crois-tu donc pouvoir faire contre moi, öldlung ? Te souviens-tu de l'issue de notre dernière rencontre ?
Aïel en gardait en effet un souvenir très précis et douloureux. Laissée pour morte par l'être en face d'elle, elle n'avait dû sa survit qu'à l'obstination de son cousin, qui l'avait retrouvée gisante dans les décombres du château qu'elle avait tenté à elle seule de défendre.
Elle cherchait un moyen de fuir mais la situation était critique. Elle avait l'impression de « tomber de Charybde en Scylla » comme le disait les humains. D'autant qu'elle se demandait comment on avait pu retrouver si facilement leur trace alors qu'elles venaient tout juste de poser le pied à Phantasya.
Elle ne maîtrisait pas suffisamment les Arcanes de la Terre pour opposer une réelle résistance à son adversaire, elle le savait pertinemment. Seul un puissant elfe noir en serait capable, ou un Conteur entraîné.
Cette pensée lui fit venir une idée à l'esprit. Une idée très risquée, mais avait-elle vraiment le choix ?
Elle contacta Anna par télépathie, en essayant de masquer son effroi :
- Anna écoute moi. La créature qui est devant nous est un hresvalg, un démon du vent. Il s'agit d'une créature puissante mais je peux nous sortir de là avec ton aide. Connais-tu les éléments opposés ?
La jeune femme réfléchit un instant, et répondit sans être sûre que sa réponse était celle attendue :
- Vous voulez dire l'eau contre le feu et la terre contre l'air ?
- Oui, exactement. Penses-tu être capable de visualiser un tombeau ou une montagne qui ensevelirait notre ennemi ?
- Eh bien...euh...oui probablement mais...
- Je jure sur mon honneur et sur ma famille que tu auras les réponses que tu espères, dès que nous serons hors de danger. Mais pour le moment je te demande de me faire confiance. Je t'en supplie...
Anna hésitait. Aïel lui avait déjà tenu un discours similaire avant de lui faire quitter Amiens, sans toutefois tenir parole. Qui pouvait affirmer qu'elle agirait différemment cette fois ? D'un autre côté, la jolie brune ressentait la détresse de celle qui se prétendait sa protectrice et la pensait sincère.
Elle décida de faire à nouveau confiance à son instinct et accepta de s'en remettre à cette personne qui, au moins, connaissait Phantasya.
Ayant entendu son approbation informulée, Aïel reprit la conversation :
- Je vais te faire gagner du temps pour que tu...arrives à tes fins. Pendant ce temps ferme les yeux et ne te laisse pas déconcentrer par ce qu'il pourra se passer d'accord ?
- D'accord., répondit Anna sans être totalement convaincue de ce qu'elle disait pour autant.
Le hresvalg était resté silencieux et immobile durant tout cet échange silencieux. Il savait le rapport de force à son avantage, et se délectait de ce qu'il pensait être une manifestation de la terreur qu'il inspirait aux deux jeunes femmes. Il vit Aïel pousser Anna derrière elle mais ne s'en soucia guère. Toutefois, quand il vit la lueur dans les yeux émeraude d'Aïel s'intensifier, il commença à reconsidérer son point de vue sur ce qui venait de se passer.
Celle qu'il avait qualifiée d'öldlung fonça sur lui à vive allure en tenant son bras et sa main gauche en arrière. Elle était si rapide que son adversaire eut toujours juste le temps de se protéger du coup qu'elle s'apprêtait à lui porter, en plaçant ses ailes devant lui en guise de bouclier.
L'onde de choc fut telle qu'Anna crut un court instant qu'un avion avait passé le mur du son à quelques centimètres d'elle. Soufflée par la déflagration, celle-ci fut projetée plusieurs mètres en arrière et freina son vol plané en s'agrippant tant bien que mal à un arbre. Les yeux embués de larmes, causées par la violence du vent, Anna essaya de distinguer Aïel au loin.
Elle espérait naïvement, sans trop y croire, que cette dernière s'était débarrassée du hresvalg en un coup. Il n'en fut rien bien entendu, mais ce qu'elle vit lui fit momentanément oublier les directives de sa protectrice.
Celle-ci et son adversaire luttaient dans les airs et leur combat était aussi hypnotique qu'effrayant. Chacun des coups portés déclenchait une rafale de vent qui brisait les branches hautes et abattait même parfois les arbres. Les cheveux d'Aïel flamboyaient littéralement sous le le ciel nocturne - Anna avait donc vu juste lorsqu'elles étaient encore à Amiens ! -, virevoltant telles des flammes vivantes au gré de ses mouvements.
Anna avait l'impression qu'Aïel arrivait à compenser sa différence de carrure (et donc sa puissance brute) par son agilité et sa rapidité. Ce n'est qu'au bout d'une bonne minute à contempler ce ballet macabre que la jeune femme prit conscience qu'elle était à plusieurs mètres d'eux, et les pieds au sol de surcroit, mais qu'elle arrivait pourtant à les voir aussi clairement que si elle était à côté d'eux.
Elle s'efforça d'écarter cette nouvelle bizarrerie de son esprit et se souvint des paroles et sa protectrice.
Le combat était en apparence équitable, mais cette dernière savait qu'elle n'aurait jamais le dessus.
Anna entreprit donc réaliser sa part du marché.
Incapable de se concentrer les yeux ouverts, elle décida bien vite de les fermer et fit tout son possible pour faire le vide. Les bruits de lutte ne lui facilitaient pas la tâche, pas plus que les vigoureuses bourrasques émises par les deux combattants, mais, progressivement, elle se sentit envahie par une certaine sérénité. Les échos du duel s'estompèrent. Le vent parut passer à travers elle sans la toucher.
Intriguée par cette nouvelle sensation étrange et enivrante, Anna rouvrit les paupières sans y prendre garde. Le monde qui l'entourait était plongé dans un halo de brume. Elle n'avait pas quitté sa position et pourtant elle avait le sentiment de ne plus y être à proprement parler. Le combat continuait au loin entre Aïel et son adversaire, qui paraissaient valser sous les yeux d'Anna comme dans un rêve.
Celle-ci se retourna et constata alors que la forêt disparaît progressivement derrière elle, laissant place au néant. La jeune femme fut un instant tentée d'avancer vers cette noirceur insondable mais quelque chose d'inexplicable la retint.
Elle fit de nouveau volte-face et observa le combat qui se déroulait dans les airs. Aïel perdait peu à peu la face et peinait à contre-attaquer devant les assauts brutaux et incessants du démon. Il était temps pour Anna d'agir.
Elle fixa ses yeux sur le sol en dessous des duellistes et imagina qu'un monticule de terre s'élevait vers eux. L'exercice était très difficile et ses premiers essais s'achevèrent par la formation d'une toute petite motte de terre. Résolue, elle s'acharna encore et encore et parvint rapidement à dresser une colline d'un mètre de haut au milieu des arbres.
Son entraînement attira l'attention du hresvalg, qui comprit soudain pourquoi Aïel s'entêtait à l'attaquer alors qu'elle se savait incapable de le vaincre. Il contra son énième et vain assaut, la repoussa d'un puissant coup d'aile puis la saisie à la gorge avant de la projeter de toutes ses forces sur le sommet de l'arbre le plus proche.
Aïel s'y écrasa lourdement et en eut le souffle coupé. Le tronc céda sur plus de trente centimètres de haut sous la violence de l'impact, avant de finalement stopper sa chute. Le bois transperça sa chair et manqua son cœur de peu, mais lui broya plusieurs côtes et organes.
La flamme intérieure de la femme aux yeux émeraude vacilla, mais elle rassembla ses forces comme lui avait appris son maître il y avait si longtemps de cela. Elle reprit le contrôle de son corps et isola les zones touchées dans une bulle de magie, avant de bondir en direction d'Anna.
Son ennemi se rapprochait dangereusement d'elle mais Aïel était bien plus rapide. Elle le percuta de plein fouet, alors qu'il entamait sa descente en piquet vers la jeune femme, et le propulsa à bonne distance de cette dernière, qui perdit toute sa concentration en le voyant passer à quelques centimètres d'elle.
Fou de rage, le hresvalg fondit sur Aïel et lui enfonça son coude dans l'estomac, puis la saisit par le sommet du crâne pour la lancer au sol tel un pantin. Déjà grandement diminuée par ce combat qui s'éternisait, elle ne tenta même pas de le repousser et préféra dépenser l'énergie qui lui restait pour amortir sa chute, en utilisant les courants d'air comme appuis.
Anna, de son côté, n'arrivait plus à faire le vide autour d'elle. Elle voyait à quel point Aïel souffrait désormais et elle savait que c'était à cause d'elle. Plus elle échouait à retrouver cette étrange sérénité, plus il lui était difficile de l'atteindre.
La terrifiante créature venait de rejoindre le sol et s'approchait d'Aïel d'un pas lourd qui faisait trembler la terre. Son faciès de rapace laissait entrevoir un air satisfait, avide même.
La femme aux yeux émeraude se releva péniblement et lui fit face avec toute la bravoure dont elle pouvait encore faire preuve. Elle n'avait plus qu'une dernière carte à jouer et espérait que cela suffirait à Anna pour retrouver ses esprits et réaliser l'impossible.
Son adversaire avançait lentement vers elle, afin d'allonger le supplice de sa victime, et n'était plus qu'à quelques pas de la petite mare qui les séparait. Aïel canalisa son flux de magie et attendit le moment précis où les deux pieds de son ennemi étaient dans le plan d'eau pour frapper.
Elle exécuta une série de mouvements complexes, semblables à des pas de danse, à la vitesse de l'éclair et prononça l'incantation qu'elle avait encore tant de mal à maîtriser :
- Oh Ondine, mère des rivières et des cours d'eau paisibles je fais appel à toi. Apporte-moi ta force bienfaitrice afin qu'ensemble nous arrêtions la course de mon ennemi.
Oh Ondine, mère des rivières et des cours d'eau paisibles exécutons ensemble la Danse de l'Eau. »
Le hresvalg comprit qu'il venait de commettre une erreur en sentant l'étendue d'eau le freiner dans sa progression. Celle-ci brillait de plus en plus fort, à mesure qu'Aïel dansait avec grâce, et l'empêchait complètement d'avancer.
Plus le démon se débattait, plus l'eau raffermissait sa prise sur ses jambes qui s'enfonçaient irrémédiablement dans le sol devenu meuble. Hurlant de colère il tenta de s'envoler mais ses ailes étaient en partie sous l'eau, et subissaient sa même pression inéluctable.
Aïel continuait inlassablement à danser, mais l'enchantement vampirisait ses forces. Elle observa Anna entre deux mouvements, espérant de tout cœur qu'elle enfermerait son ennemi dans un sarcophage de terre d'un moment à l'autre, mais tout espoir la quitta quand elle croisa le regard de la jeune terrienne.
L'utilisation de la magie, associée à sa nature d'öldlung, décuplait ses sens et lui permettait de voir clairement, même à un ou deux mètres de distance. Elle n'eut donc aucun mal à percevoir la panique dans les yeux de sa protégée, qui ne savait visiblement plus comment réagir.
Aïel voyait bien les efforts consentis par Anna pour mettre en œuvre leur plan initial, mais rien n'y faisait. Ses pouvoir de Conteuse refusaient de se manifester.
Désarmée devant la tristesse de la jeune femme, qui imaginait probablement sa mort à cet instant, la femme aux yeux émeraude perdit sa propre concentration. L'étau de la mare se desserra autour du hrsevalg, qui finit par réussir à sortir partiellement de la boue.
Il quitta le plan d'eau d'un battement d'aile furieux qui projeta Aïel contre un arbre. Le choc rompit son lien avec le flux de sa magie et brisa la bulle qu'elle avait créée autour de ses blessures, lui arrachant un hurlement de douleur.
En entendant le cri de sa protectrice, Anna se figea. Le démon qu'elle affrontait avait repris sa lente marche vers elle, et il ne lui faudrait plus longtemps pour arriver à sa hauteur. Elle devait faire quelque chose. Elle ne savait pas comment, mais elle le DEVAIT sinon Aïel mourrait.
Elle ferma les yeux, appuyant sur ses paupières aussi fort qu'elle le pouvait pour ne pas les rouvrir, et essaya de se souvenir de l'étrange sensation qu'elle avait vécu un peu plus tôt. Elle se focalisa sur le côté grisant de celle-ci et remarqua avec soulagement que le silence et la quiétude revenait peu à peu autour d'elle.
Tout juste entendit-elle la terrible créature s'adressait à Aïel - « J'ai beaucoup de respect pour les öldlungs, tu le sais très bien. Mais la plaisanterie a assez duré... » - avant que le silence ne devienne total.
Quand elle se pensa prête, elle rouvrit les yeux et reconnut le voile de brume qu'elle avait déjà aperçu. Le hresvalg était à un pas d'Aïel désormais. Anna devait agir maintenant.
Tout en se concentrant sur la représentation de ce qu'elle souhaitait accomplir, elle répéta pour elle-même : « l'enfermer dans une montagne, l'enfermer dans une montagne, l'enfermer dans une montagne ».
Tout se passa ensuite très vite.
La terre se mit à trembler sous les pieds de l'adversaire d'Aïel, qui se maudit de ne pas avoir calmer les ardeurs de la personne de laquelle émanait cette puissante onde magique.
Anna sentit son corps s'embraser de l'intérieur et continua de scander « l'enfermer dans une montagne, l'enfermer dans une montagne, l'enfermer dans une montagne », quand soudain la terre s'éleva en quatre colonnes autour du démon.
Il tenta de voler en direction d'Anna, mais les colonnes se transformèrent en mur devant lui. Contrarié, il poussa sur ses jambes pour s'élever dans les airs, mais là encore la terre répondit à sa tentative en se refermant au-dessus de lui, puis en l'entourant de toutes parts.
Tout près de lui, Aïel assistait hébétée à la scène. Anna avait réussi à capturer un des êtres les plus puissants de Spegelheim par sa seule volonté. Même pour elle c'était à peine croyable, alors qu'elle était pourtant convaincue d'avoir trouvé en cette humaine celle que tous désespéraient de voir un jour apparaître.
Il y avait toutefois fort à parier que la jolie brune ne pourrait tenir très longtemps un sort d'un tel niveau, surtout face à un ennemi avec une force colossale.
Aïel rassembla une ultime fois ces forces et fonça prestement jusqu'à Anna, qui commençait à faiblir. La tête lui tournait et ses jambes ne demandaient qu'à se dérober sous ses pieds pourtant elle tenait bon, se raccrochant à son leitmotiv comme à un radeau bringuebalé par les flots.
Son improbable incantation l'obsédait à tel point qu'elle eut un mal à entendre la voix d'Aïel à travers le voile de brume qui la séparait du monde physique :
- ...concentrée accroche-toi à mon cou... pas..., tu m'entends Anna ? Surtout reste concentrée, accroches-toi à mon cou et ne me lâche pas je m'occupe du reste, d'accord ?
Elle ne comprit pas le sens de tout ce que la femme aux tâches de rousseur lui avait dit, mais obtempéra sans protester. Elle enroula ses bras autour du cou d'Aïel, qui quitta immédiatement le sol d'un bon véloce mais souple. Les pensées d'Anna s'embrouillaient et elle perdit le fil de sa litanie, ce qui permit au hresvalg de créer une première brèche dans sa prison de terre.
Les deux femmes étaient déjà haut dans le ciel quand Anna quitta le monde de brume, sous les invectives lointaines de leur ennemi qui avait visiblement renoncé à les poursuivre.
Ce n'est qu'à ce moment qu'elle remarqua qu'elle filait, totalement à l'horizontale, à travers les nuages et que ses mains (et les quelques parties de son corps découvertes) frottaient contre quelque chose de doux et duveteux. Épuisée, elle se pencha malgré tout pour essayer d'en découvrir l'origine.
« Des plumes ? Je suis sur un oiseau... Au point où j'en suis de toute façon... », se dit-elle avant de sombrer dans l'inconscience.
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