Ykar

Ykar détestait les souterrains, être enfermé sous terre était, pour lui, un véritable supplice lui rappelant un passé douloureux.

Il avait vécu en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, il venait d'avoir onze ans lors de son commencement. À cette époque il ne faisait pas bon être différent et son teint légèrement hâlé ne l'aidait pas à passer inaperçu. Son père était un Gorwaith de sang pur, il était tombé follement amoureux d'une fille d'Adam et avait décidé de renier les siens pour l'épouser. Aucune loi n'empêchait un Gorwaith de s'unir avec un humain, pourtant cela était très mal vu.

Par périodes, des filles d'Adam étaient enlevées et violées afin de permettre la pérennité de la race, mais un Gorwaith croisé était synonyme de pouvoir amoindri. Une humaine pouvait donc servir d'incubatrice, mais jamais de compagne.

Yaharlath, le père d'Ykar, avait été choisi par son clan grâce à la pureté de son sang, pour féconder plusieurs filles qui avaient été arrachées à leur famille. Pour la plupart des immigrées des pays de l'Est ou du nord de l'Italie. Chiara était l'une d'elles. Elle avait fui le fascisme et s'était, dans un premier temps, réfugiée en France avant de rejoindre de la famille dans le land du Bade-Wurtenberg. C'était une belle femme au teint mat. Sa longue chevelure ébène et ses grands yeux émeraude avaient charmé Yaharlath et son intelligence avait fini de conquérir son cœur.

Il refusa de se plier au rituel et s'enfuit avec elle plus au nord. De leur union naquit huit ans plus tard un jeune hybride qu'ils élevèrent comme un humain les quinze premières années de sa vie avant que Chiara ne se fasse exécuter. Il se souvenait devoir se cacher avec sa mère dans la cave, vivre sous le plancher, sans pouvoir faire de bruit. Il se souvenait de la peur qu'il éprouvait quand des soldats fouillaient les maisons, du regard de sa mère quand ils l'avaient trouvée et de l'odeur de son sang quand ils lui mirent une balle dans la tête.

Il était resté caché plusieurs jours, à supporter cette vision, jusqu'à ce que son père, qui avait réussi à fuir, vienne le chercher et lui apprenne la vérité en retournant dans son village d'origine.

Quatre-vingts années plus tard, il éprouvait encore le même malaise, la même frayeur en descendant les marches de la crypte.

Il existait des lieux d'échanges entre créatures des ombres bien plus accueillants, mais ils se situaient essentiellement dans les grandes villes ou s'ouvraient à la nuit tombée. En pleine journée, il ne restait à Ykar que peu de choix. Il était facile de trouver, dans presque tous les cimetières, un caveau de Fennas - un lieu de passage- et c'était tant mieux. C'était un endroit neutre où on y croisait toutes sortes de créatures. Des Gorwaith, des enfants de la nuit contraints d'attendre le coucher du soleil pour partir, des nymphes dansantes prêtes à vendre leur charme contre de l'argent et même plusieurs sortes de démons, généralement, plus des petites frappes, les démons supérieurs ne quittant que très rarement les entrailles de la Terre.

Un immense sous-sol où l'on pouvait manger, boire, faire des échanges d'informations, de la vente de sang, de pouvoir, mais aussi, et plus discrètement, d'être humain.

Quand Ykar entra dans le souterrain, toutes les discussions cessèrent. Il en avait pris l'habitude, tous le savaient de mèche avec Etharion, un Elderaye chargé de faire respecter un ordre, celui des Elfes et de surveiller les créatures déchues. Ça se passait de cette manière à chaque fois, mais les langues finissaient toujours par se délier. Ykar était simple et proche des gens, et Eltharion, malgré son caractère acariâtre, n'avait jamais porté préjudice à une créature de l'ombre sans une raison valable. On prenait juste soin à continuer les affaires louches sans attirer leur attention.

Ykar alla s'appuyer contre un comptoir de pierre de ce qui semblait être un bar de fortune. D'épaisses volutes de fumée de tabac empêchaient de voir clairement l'intégralité de la salle. Des alcôves représentant l'emplacement d'anciens tombeaux avaient été aménagées, les pierres tombales servant de table ou alcools et cendres de cigarettes se déversaient les rendant collantes et sales.

Ykar jeta un œil sur le renfoncement à sa droite, un couple un peu trop démonstratif profanait sans vergogne le sépulcre de leurs ébats. Il en était presque admiratif. Il aimait les plaisirs de la chair, et les avait pratiqués dans bien des lieux insolites, mais jamais au grand jamais il n'aurait pu se laisser aller dans un lieu si sordide. Il détourna le regard et fit signe au barman de le servir.

Ce dernier était un Naugol, un démon charognard se nourrissant de cadavres en putréfaction. Leur aspect leur permettait de se mélanger avec facilité aux humains et de par leur petite taille on les prenait généralement pour de simples nains. Ce dernier s'approcha d'Ykar sa tête dépassait à peine du comptoir.

— Que veux-tu le loup ? demanda le Naugol d'une voix rogommeuse.

— J'ai besoin de renseignement. Ykar parlait à voix basse se penchant en direction du Naugol afin d'échapper aux oreilles indiscrètes. J'ai de quoi payer.

Il ouvrit sa veste et en sortit discrètement plusieurs petites pierres de couleur mordorée. On pouvait payer en monnaie humaine, même si la plupart des créatures accordaient peu d'importance à un bout de papier. Mais ce qui avait plus de valeur à leurs yeux, en particulier pour les démons, c'était du Malthen, sortes de petites pépites d'or provenant d'Eldorine, utiles pour toutes sortes de sortilèges, très prisées du monde des ombres.

Les yeux du Naugol étincelèrent.

— Je recherche un Gorwaith, pelage brun, la cinquantaine. Il aurait été bien amoché il y a quelques jours.

— Tu parles de Karl, un hybride. Il est venu se vanter qu'il avait décroché le contrat du siècle, puis est repassé, il était bien blessé, une sale gueule. J'ai été obligé de le foutre dehors, il braillait qu'ils allaient venir le buter et emmerdait tout le monde.

— Karl ? Tu sais où je peux le trouver ?

— Il traînait avec les mecs là-bas.

Le Naugol montra du doigt un petit groupe de trois personnes encapuchonnées tapies dans l'ombre dans le fond du caveau.

— Ils se font appeler l'ordre de Zümrüdüanka.

— Zümrüdüanka... répéta Ykar pensif, il réfléchissait à toute vitesse. C'est du turc ça... Ça nous donne l'ordre du Phoenix.

— Quoi qu'il en soit, j'aimerais pas me frotter à eux.

Le tavernier repartit essuyer des verres opaques en prenant soin de récupérer au préalable son butin. Ykar lui avait laissé une dizaine de pépites avant de se lever et de rejoindre le groupe désigné. Ils ne bronchèrent pas quand Ykar s'installa à leur table sans leur demander l'autorisation, même lorsque celui commença à mettre son nez dans une pile de documents éparpillés sur la table. Ykar pouvait parler beaucoup de dialectes humains ou non, mais les lire n'était pas à sa portée.

— On m'a dit que vous pourriez m'aider.

Ykar tenta de voir à quelle créature il s'adressait, leur visage toujours soigneusement caché.

—Je peux payer, je suis réglo, je cherche juste quelqu'un.

L'absence de réponse força Ykar à devenir plus direct.

— L'ordre du Phoenix, ça fait un peu réchauffé comme nom vous trouvez pas ?

— Être impur à ta raccccccce, persssssssssonne ne t'a demandé de venir.

Ykar su tout de suite qu'il avait en face de lui un Curunir, un démon sorcier à la peau de serpent, habile pour confectionner toutes sortes de poison, mais trop faible pour un combat au corps à corps ce qui augmentait les chances d'Ykar en cas d'affrontement direct. Les trois individus retirèrent simultanément leur capuchon laissant apparaître leur tête. Le premier était bien un Curunir comme attestait les écailles recouvrant son corps, le deuxième était un Gorwaith d'un certain âge aux traits froids et sévères et le dernier était une femme, une paire d'ailes sombres transperçait le dos de sa tunique. Elle jouait tranquillement avec un rat au pelage clair passant d'une de ses manches à l'autre. Ykar reconnut en ses traits une Érinyes, ancienne race de démon, très présente dans la mythologie grecque et devenue assez discrète de nos jours.

— Passe ton chemin, il est encore temps, lui susurra la démone ailée. Ou alors tu finiras mangé...

— Il ssssemble jeune et vigoureux, nous pourrions nous en sssssservir.

Le Gorwaith frappa du poing sur la table.

— Ne savez-vous donc pas que ce chien traîne avec une pourriture d'Elfe ? il cracha sur la table. Je préfère crever que de travailler avec ça.

— Ssssssi ce que tu dis es vrai, nous devons l'occccccccire rapidement !

Ykar se releva prêt à combattre, mais une épaisse fumée noire envahit les lieux. Plus rien n'était visible. Il sentit une main lui agripper le poignet et le tirer en arrière avec force. Son premier réflexe fut de résister et de tirer à lui son agresseur, mais il reconnut son parfum et obtempéra. Cette odeur, il l'aurait reconnue entre mille. Effluve de jasmin et de fleur d'oranger. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas senti cette fragrance. Cette odeur le transporta des années en arrière. Il se rappela les chaudes nuits d'été, le bruit des grillons, le souffle doux du vent dans les plaines; il se rappela son désir de l'embrasser, de la posséder, puis il se rappela le goût de l'interdit et de la rébellion.

Ykar continuait de courir, toujours tiré en avant. Ils montèrent ces interminables marches les séparant de l'extérieur et sortirent enfin de la crypte. Devant lui, se dressait une discordance du temps, ça ne ressemblait qu'à un léger miroitement, comme lorsque le soleil brûle si fort qu'il nous semble voir le paysage se brouiller, mais Ykar savait, il sentait la magie s'en émaner. Il en avait déjà traversé auparavant et savait à quel point cela pouvait être dangereux. Avant qu'il n'ait le temps de protester, la femme qui l'avait secouru le poussa au-dedans. Le décor changea sous leurs yeux. Ils passèrent de tombes et de fleurs fanées à une immense étendue verte en un seul battement de cils.

Cet endroit respirait la liberté, l'aventure et la passion. Ykar sentait la nature l'appeler, résonnant comme des coups de tambours dans ses tripes. Il sentait tout son être se faire aspirer par cet appel et son seul désir était désormais de courir, de courir sans jamais s'arrêter. Son corps devenait plus fort, ses muscles se bandaient, le loup était sur le point de sortir sans pour autant se transformer totalement. Comme s'il pouvait prendre le meilleur de l'animal tout en gardant son apparence humaine. Pour lui, il n'y avait aucun doute, il ne connaissait que trop bien cette sensation.

— Nous sommes en Eldorine.

Il se tourna lentement pour faire face à sa ravisseuse.

—Tu ne devais plus jamais remettre les pieds dans le monde d'Adam.

La femme faisant mine de ne pas entendre ses reproches s'avança doucement vers lui, d'une démarche féline, sensuelle. Elle posa ses deux mains sur le torse du Gorwaith, ne pouvant s'empêcher de palper son corps sous ses doigts. Dans ses yeux, Ykar y lisait toute la passion que lui-même ressentait.

— Tu ne me remercies pas ? Tant pis.

— Pardon ? J'ai perdu une piste intéressante et je me retrouve en Eldorine ou ma présence, à elle seule, me coûterait la vie et une éternité de torture. Kiana, nous ne devions plus nous revoir.

La femme retira son voile. Elle l'embrassa à la commissure de ses lèvres d'un geste lent et calculé. Comme Ykar aurait tant voulu y répondre, pouvoir passer sa main dans sa chevelure de feu, caresser sa peau blanche, suivre de ses doigts les courbes de son corps. Il aurait voulu succomber à cette passion dévorante, mais la douleur de la séparation n'aurait été alors que plus vive.

— Je ne te fais plus envie ?

Ykar poussa un long soupir.

— Tu sais très bien que la seule chose que j'aimerais faire à cet instant précis c'est d'arracher chacun de tes vêtements, de te faire l'amour jusqu'à ce que tu en jouisses et me supplies d'arrêter.

Kiana rougit légèrement, mais sur sa peau diaphane la moindre variation de couleur ne pouvait se dissimuler. D'un geste de la main, elle rabattit ses cheveux en arrière laissant entrevoir ses oreilles pointues.

— C'est ici que je t'ai emmené la première fois.

— Oui je me souviens.

— C'est ici que tu as juré de m'aimer.

— Ne remue pas le couteau dans la plaie Kiana. On s'était mis d'accord, tu ne devais plus utiliser de portail, tu devais rester loin du monde d'Adam. C'est beaucoup trop dangereux de se revoir. Tu n'aurais jamais dû revenir.

— J'avais une raison pour prendre ce risque, j'ai vu dans les failles du temps le danger qui nous guette. Elles m'appellent depuis toujours, comme un murmure, mais récemment elles se sont mises à crier. Des distorsions apparaissent, de plus en plus fortes.

— Des distorsions, qu'entends-tu par là, Kiana?

— Il y a des points ou nos deux mondes semblent s'entremêler. Dans ta région plus qu'ailleurs... J'étais venue pour glaner des informations, et tu es arrivé.

Ykar tenta de remettre les pièces du puzzle en place.

— Des distorsions du temps, des créatures de l'ombre qui créent une alliance, et des FarothGûr sortis de leur caverne. Je ne sais pas si tout cela est lié, mais ça fait beaucoup d'anomalies pour être une simple coïncidence.

— Il se passe quelque chose Ykar, quelque chose d'effrayant, je le ressens tout autour de moi.

— Tu ne sais rien d'autre ? Quelque chose qui pourrait servir ?

— Je sais tout un tas de choses Ykar Grünwald, je sais pourquoi le vent souffle, je connais la vitesse à laquelle la fleur pousse. Je peux te dire le lieu de la première anomalie, mais je ne peux te dire ce qui l'a provoquée. Quand mes yeux se ferment, je vois un homme sans visage. Mes songes sont puissants Ykar, mais pas infaillibles.

— Kiana, toute information me sera utile. Mais tu ne dois pas utiliser ta magie, il n'est pas encore trop tard.

Kiana l'arrêta d'un geste de la main avant de lui caresser le visage.

—J'aurais choisi une existence mortelle près de toi si tu me l'avais demandé.

Elle déposa un baiser sur les lèvres d'Ykar qui se sentit sombrer dans le néant pendant quelques instants. Il tenta de se rattraper à elle, mais ses mains ne rencontraient que le vide. Tout se brouilla autour de lui avant de disparaître complètement et de laisser place à une rangée de tombes bien alignées devant une église romane à la pierre vieillie.

La crypte de tout à l'heure se trouvait de l'autre côté de la cour, mais cela ne servait à rien pour le moment d'y retourner. Kiana lui avait apporté plus d'interrogations que de réponses et la nuit n'allait pas tarder à se montrer, permettant à ceux qui se cachaient sous terre de sortir. S'il tenait à éviter les ennuis, il devait de partir. Seulement Ykar n'était pas connu pour sa prudence, et sa rencontre surprise avec Kiana ne l'aidait pas à faire la part des choses. Il avait besoin d'action pour calmer son esprit, pour se prouver, qu'à défaut de pouvoir contrôler ses sentiments, il pouvait les refréner, préférant l'adrénaline du champ de bataille ou de n'importe quelle petite bagarre de rue.

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