Un Elfide
Arrivée chez elle, Lucie rangea à toute vitesse ses achats, puis se rua dans sa chambre afin d'enfiler des vêtements plus pratiques, au cas où les choses déraperaient. Elle fouillait désespérément dans ses placards à la recherche de son sweat-shirt préféré, sans réussir à mettre la main dessus.
— Où es-tu ? Ce n'est pas possible... Bordel !
La jeune femme sentit les larmes lui monter aux yeux. Ce n'était pas un simple habit pour elle, mais un véritable grigri dont elle ressentait l'irrésistible besoin de le porter.
William le lui avait offert lors du premier concert de rock qu'ils étaient allés voir ensemble. L'ambiance, ce jour-là, était enivrante. Le groupe, qu'ils connaissaient, se produisait sur une plage, au soleil couchant. Lucie s'était habillée avec une robe rouge bustier. Cela faisait peu de temps qu'ils sortaient ensemble. Elle dansait dans ses bras, dos à son torse, avec la ferme intention de le charmer. Elle sentait ses mains remonter le long de ses hanches. Ce fameux soir, elle connut sa première fois avec lui. À la fin du concert, pour se faire un peu d'argent et de promo, divers articles, vêtements, cd, étaient vendus. William avait choisi ce haut pour elle avec l'idée en tête, de la prendre en photo, elle, le sweat et sa belle chevelure dorée. La photographie était l'une de ses passions .
Sur le devant était dessiné le nom du groupe, peu connu encore, en lettres gothiques et en dessous une tête-de-mort entourée de roses rouges ; une manche avait totalement été arrachée. Ça s'était passé un jour avec William, Lucie essayait d'escalader un grillage afin de secourir un petit pigeon qu'un chat tentait d'attaquer. Le jeune homme la soutenait. En sautant de l'autre côté, le tissu se coinça dans un pique rouillé abîmant ainsi le vêtement. Mais Lucie ne l'en aimait que plus. Ils avaient pu sauver l'oiseau et l'avaient amené dans un centre spécialisé.
En passant dans le salon, la jeune femme fut prise d'un hurlement qu'elle ne put contrôler. Une créature se déplaçait allègrement chez elle. Une espèce de gobelin, pas plus grand qu'un enfant de cinq ans, la peau similaire, en couleur et en texture, à l'écorce d'un arbre. À la grande stupéfaction de Lucie, il était vêtue du fameux sweat. Cette tenue, bien trop grande pour la taille de l'étrange animal, le recouvrait presque entièrement. Seul le bout de ses pieds nus dépassait du tissu. Ces derniers étaient sales, de longs ongles terreux semblaient griffer le sol à chacun de ses pas.
— Hey toi ! s'exclama Lucie avec une pointe d'énervement dans la voix. Whouhou ! La chose qui se déplace dans mon appartement !
La créature, tout comme les visions précédentes de Lucie, ne paraissait pas la voir ou l'entendre. Elle faisait tranquillement sa vie. Elle alla s'asseoir dans un fauteuil que Lucie vit se matérialiser devant elle. Jack était allongé sur le canapé et ne semblait se douter de rien. Il était hors de question pour Lucie de sortir et de laisser cette chose, seule, chez elle. Elle tenta de la toucher, mais sa main traversa le monstre miniature et son siège comme à travers un hologramme. Dépitée, Lucie s'assit au sol, juste devant elle, et se mit à la fixer durant peut-être une heure, une heure trente. Personne ne bougeait. La créature lisait tranquillement un journal vieilli aux lettres inconnues, Lucie la fusillait du regard, et Jack dormait paisiblement.
La chose se leva d'un coup, partit d'un pas décidé dans la cuisine et se mit à regarder dans chaque recoin, comme pour chercher quelque chose. Soudain, elle s'illumina quelques instants et Lucie put la voir plus nettement, comme si, jusqu'à présent, une sorte de voile de fumée l'enveloppait.
La créature tendit la main et attrapa une pomme, une pomme de Lucie ! Elle pouvait donc interagir avec son monde ! Elle se saisit du bras de la chose, ravie de sentir son contact sous ses doigts.
— Ahah ! Je te tiens !
La créature regarda Lucie, les yeux ronds, poussa un hurlement strident et tenta de se dégager de son emprise.
— Lâche-moi, lâche-moi, stupide humain, tu peux pas me toucher. Tu dois pas me toucher.
La bête était paniquée, elle se tortillait, bondissait dans tous les sens. Lucie avait du mal à la maîtriser malgré sa petite taille. Elle était apparemment bien plus forte que sa frêle carrure ne laissait supposer. Elle griffa soudain Lucie au visage qui, sans le vouloir, relâcha son emprise. Il ne lui fallut pas plus de temps pour se déphaser et empêcher Lucie de la rattraper.
Elle courut dans tous les sens, traversa la cuisine, alla dans la chambre, elle semblait déchaînée. Des vêtements de Lucie volèrent dans toute la pièce, puis, elle s'échappa de nouveau dans le couloir, grimpa le long du mur en s'agrippant aux tuyaux de chauffage et entra dans un placard en hauteur qui servait à Lucie de grenier.
Lucie attrapa l'échelle en bois qui lui servait, la majorité du temps, d'ornement, détacha les trois pots de plantes accrochés aux barreaux, et la plaqua contre la paroi. Elle alla chercher son portable, activa le mode lampe torche, grimpa, et se pencha à l'intérieur de l'antre improvisé de son visiteur. Il était très profond, et la lumière faiblarde de son téléphone ne permettait pas à Lucie de voir le fond. Elle bougea quelques cartons, pesta, se pencha un peu plus à l'intérieur, mais n'osa pas s'y engouffrer totalement.
— Tu perds rien pour attendre...
Elle ouvrit une boîte, en sortit quelques décorations de Noël et les lança de part et d'autre de la pièce exiguë. Le seul résultat qu'elle obtint fut de voir les quelques boules envoyées au hasard se briser sur le sol ou contre les murs.
Lucie campa une partie de la soirée sur son perchoir sans que rien ne se passe, puis se décida à changer de tactique. Lors de leur altercation, la pauvre créature semblait si chétive et apeurée. On aurait dit un animal pris au piège, et non un monstre, ce qui attendrit la jeune femme.
Il commençait à se faire tard, et son ventre lui criait désormais famine.
Elle partit dans la cuisine, ouvrit plusieurs placards, attrapa une boite de crackers, fit chauffer une tasse de lait dans le micro-ondes, dans laquelle elle ajouta une cuillère de miel, s'arrêta un instant et en prépara une deuxième. Avant de ressortir, elle se saisit d'une pomme, et revint sur son perchoir. Elle y déposa une des tasses, la seconde étant restée sur le comptoir de la cuisine, trois biscuits, et la fameuse pomme, puis retourna au salon afin de pouvoir se ravitailler elle-même. Elle mit une série à la télé et mangea tranquillement. Au bout de deux épisodes, elle emmena Jack dans la cour afin qu'il puisse faire ses besoins. Il était hors de question pour elle de se risquer à sortir plus loin à cette heure-ci, sa mésaventure passée lui avait servi de leçon. À plusieurs reprise, elle lança nonchalamment un bâton pour permettre à son chien de se dégourdir les jambes, tout en s'excusant de ne pas s'être davantage occupé de lui aujourd'hui.
En rentrant, elle ferma soigneusement la porte et décida d'aller se coucher. Elle jeta un œil au placard, rien n'avait bougé. Le lait était à présent froid. Lucie prit la tasse et goûta le liquide.
— Si tu me vois, je t'assure que ce n'est pas empoisonné, regarde.
Elle patienta quelques instants avant d'ajouter.
— Je suis désolée que tout se soit passé ainsi.
Lucie soupira bruyamment et décida d'aller se coucher. Si son compagnon atypique avait voulu lui faire du mal, il l'aurait déjà fait. Elle se tapit sous sa couette, lutta quelques instants contre le sommeil, tout de même peu confiante d'avoir un tel invité sous son toit, puis sombra.
Une odeur de pain grillé vint chatouiller ses narines à son réveil. Lucie émergea lentement, un œil, puis l'autre. Elle fut surprise de voir, posées à côté d'elle, sur un plateau qui n'était pas le sien, deux tartines beurrées avec une sorte de mélasse violette sur le dessus et un jus de couleur ambrée dans un petit verre.
Bien que touchée par le geste, Lucie n'était pas très rassurée, sans même penser à ce que la nourriture soit empoisonnée, c'était déjà suffisamment inquiétant de manger des aliments aux teintes si particulières. D'où venaient-ils ? Étaient-ils sans danger pour Lucie ?
Cependant, si elle voulait gagner la confiance de la créature, il fallait bien accepter de lui témoigner la sienne également.
— Quand faut y aller, faut y aller !
Lucie trempa son doigt dans la confiture et l'amena à ses lèvres. Elle grimaçait déjà d'appréhension, mais quand le mélange sucré toucha ses papilles, elle fut émerveillée. Elle avait l'impression de croquer dans un fruit juteux, de sentir le liquide couler le long de sa gorge. Le goût ressemblait vaguement à du litchi ou de la gelée de sureau en beaucoup plus intense, plus complexe, plus savoureux. Lucie attrapa la tartine et croqua à pleines dents dedans avec, cette fois, beaucoup d'enthousiasme. Elle se saisit du verre et but une longue gorgée sans se poser de question, excitée à l'idée de découvrir une nouvelle saveur. Le goût, une fois encore, la surprit, c'était très frais, comme une boisson à la menthe, mais sans en avoir l'arôme. Elle s'essuya rapidement la bouche du revers de sa manche, s'étira et sortit du lit.En passant la tête par l'encadrement de sa chambre, Lucie aperçut Jack s'amuser avec quelqu'un dans le salon. Elle avança prudemment, sur la pointe des pieds, jusqu'à l'embrasure de la porte. Elle prit une profonde inspiration et sauta à l'intérieur de la pièce en s'exclamant avec un peu trop d'entrain « Ahah vu ! » Elle pointa du doigt la créature qui disparut aussitôt.
— Non, je suis désolée... je ne voulais pas... reviens.
Lucie se laissa tomber au sol, découragée.
— Seulement si toi promettre pas toucher, quand contact, je brûle de dedans, ça fait mal.
Lucie vit apparaître deux pieds nus dépassant de la table basse puis remarqua deux mains tenant fermement un paquet de céréales oublié sur la table et lui cachant le reste du corps. Lucie n'osait pas bouger, elle patienta calmement, puis une tête se dévoila finalement à elle.
— Bonjour, susurra Lucie.
— Bonjour, lui répondit la créature, intimidée.
— Je m'appelle Lucie et toi ?
— Enaf,... je m'appelle Enaf.
Enaf surarticulait chaque syllabe comme un jeune enfant. Il n'osait pas regarder Lucie directement et fixait ses mains entremêlant ses doigts entre eux. Lucie remarqua alors sur son poignet des traces rouges et comprit, mortifiée, qu'elle en était la responsable.
— Enchantée, Enaf, Lucie se rapprocha de lui, sans se redresser totalement.
Elle marchait accroupie, la main tendue comme pour démontrer sa bonne volonté.
—Je ne te toucherai pas, Enaf, promis ! Mais est-ce que tu peux m'aider à comprendre... Qui es-tu ? Que fais-tu ici ?
Enaf releva le regard et prit un air renfrogné.
— C'est chez moi aussi ici, chez moi avant que toi ne vienne... Et je suis Enaf !
La créature sautilla gaiement en chantonnant son nom plusieurs fois. Lucie ne put se retenir de rire.
— Moi drôle ? Moi content ! Nous faire en général juste peur... nous pas aimé des deux mondes.
— Des deux mondes ?
Lucie se redressa, interpellée par sa remarque.
—Tu peux m'expliquer ?
— Monde terrien peur de nous, alors nous cacher. Monde magique nous utilisait en esclave, nous avoir pris un... indé... indépendance, nous avoir propre maison maintenant, aller à l'école, mais avoir encore connotation de malchance, car avant objets disparaître, car nous voler pour survivre.
Lucie fit la moue malgré elle, Enaf savait se montrer attendrissant.
— Et tu as quel âge, Enaf ? Tu vis seul ?
— Oui, seul ici, depuis trois cent trente-six ans, j'ai cinq cent douze, moi très jeune quand moi me retrouver seul quand parents se sont battus pour liberté. Pour que Enaf puisse vivre heureux sans être exploité, et puisse apprendre, étudier... Mais quand Enaf s'est trouvé seul, Enaf s'est senti triste et a décidé de rester dans maison pour rappeler parents.
— Je suis désolée, Enaf, que tu aies dû supporter tout ça. Je suis contente d'avoir fait ta rencontre et j'espère qu'à partir de maintenant, tu me considéreras comme une amie.
— Amie ? Moi pas en connaître beaucoup. Et toi pas censé pouvoir me voir, dangereux, dangereux ceux qui ont la vision.
— Dangereux pour qui ? Pour moi ? Tu peux m'en apprendre plus ?
— Moi pas tout savoir. Toi aller le lui demander à lui, lui bien renseigner toi.
Lucie comprit immédiatement à qui se référait ce « lui ».
— Tu as raison, il est temps de découvrir la vérité !
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