Les Seinneadair
« Je dors profondément.Je suis en train de rêver, ça me fait bizarre de penser ça, mais je rêve. Je le sais, car j'ai cette impression de flottement. Quand j'ouvre les yeux, je me rends compte que je plane littéralement au-dessus d'un bosquet. Il fait nuit, mais je vois quelque chose courir entre les arbres. Qu'est-ce que c'est ? D'un coup, je tombe dans le vide, puis le noir total. Je sens ma respiration s'accélérer. Ma vue revient progressivement. Je me retrouve à courir dans la forêt. C'est une sensation étrange. Je ressens sous mes doigts, sous mes pieds la boue, la pierre et les feuilles mortes. Je suis dans le corps d'un animal. Les couleurs autour de moi sont différentes, elles sont plus vives, plus intenses. Une drôle de traînée rose se dessine devant moi et une odeur particulière emplit mes naseaux. Je suis sur la piste d'un gibier. Un lapin, je le sens très clairement et reconnais immédiatement son fumet. Cette aura colorée, c'est sa senteur que je vois. Je continue ma course. J'entrevois enfin sa douce fourrure. Très vite, je rattrape la pauvre bête. En un bond je suis sur elle. Je sens mes crocs s'enfoncer dans sa chair, son sang couler dans ma gorge. L'animal tressaute encore dans ma gueule un instant avant de s'immobiliser complètement, mort.
Quelle horreur ! Je suis à la fois choquée et fascinée par ce que je ressens. Le carnage continu un moment jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des os. Je m'entends hurler de joie, j'ai l'impression d'être invincible, libre. Une nouvelle piste se dessine à moi. Les couleurs sont plus sombres, comme une brume noire. Mes sens sont en alerte. Je connais cette odeur. Je...des bruits sourds résonnent dans ma tête. Quelqu'un m'appelle. Je me sens sombrer. »
— Wolf !
À l'écoute de son nom, la jeune femme se réveilla en sursaut, encore tremblante de ses songes.
— Quel cauchemar ! Mon dieu...
Lentement, Lucie commença à reprendre prise avec la réalité et sortit de son lit avec difficulté.
— Mademoiselle Wolf ! Petite fille !
Etharion frappa une nouvelle fois contre la porte, avec plus de force et d'impatience.
— Ces humains, tous les mêmes ! grommela-t-il pour lui-même avant de reprendre sur un ton autoritaire : Princesse !
La porte s'ouvrit au même moment laissant apparaître la jeune femme en robe de nuit, à moitié réveillée.
— Je suis là, je suis là... il se passe quoi ? Quelqu'un est mort ?
— Ma patience.
Lucie se frotta les yeux, fronça le nez et fixa son interlocuteur avec un mélange de lassitude et de dégoût.
— Etharion, je suis fatiguée de tes manières, de nos petites joutes verbales et de ton humour qui laisse franchement à désirer.
Elle fit volte-face et s'apprêta à lui claquer la porte au nez, mais l'Elderaye en bloqua la fermeture avec son pied en claquant la langue d'énervement.
— Je n'ai pas le temps de jouer. Ykar est parti suivre une piste, la nuit lui a, semble-t-il, porté conseil.On vient de m'appeler pour un cas de mutation. Je ne peux pas y aller seul, j'ai besoin de toi.
— Besoin de moi ?
Lucie murmura ces mots pour elle-même, visiblement abasourdie de les entendre de la bouche de son hôte.
— Enfile quelque chose de pratique et rejoint moi en bas.
La jeune femme acquiesça sans vraiment comprendre et regarda Etharion s'éloigner en soupirant. Elle retourna dans sa chambre et ouvrit sa penderie. Elle inspectait chacune de ses tenues sans réellement savoir ce qu'elle cherchait.
« Quelque chose de pratique ? »
Elle finit par attraper un tee-shirt à manche longue, un pantalon de jogging et une paire de baskets rose et s'habilla à la hâte. En se regardant dans le miroir, elle renonça à se faire une beauté et attacha sa tignasse, encore emmêlée de sa nuit, en une simple queue de cheval. Lucie se hâta de rejoindre Etharion, elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle éprouvait de la fierté qu'il lui demande son aide, même si, encore une fois, il s'était montré peu courtois envers elle. Quand elle le retrouva, celui-ci était déjà prêt à partir et le lui fit bien sentir.
— Dépêchons, nous avons déjà perdu assez de temps, une certaine personne ayant visiblement eu une panne de réveil.
— Il n'est pas si tard !
— Midi passé. Mais pardonnez-moi votre altesse si vous pensez que cela est encore tôt !
Lucie rougit et n'osa rajouter mot, même si la seule envie qu'elle éprouvait à cet instant précis, était de rembarrer méchamment son interlocuteur.
— Suis-moi.
Sans attendre, Etharion l'entraîna dans l'aile nord du château et descendit par un escalier exigu que Lucie n'avait encore jamais emprunté. Ils arrivèrent dans un garage gigantesque où plusieurs voitures et autres moyens de locomotion étaient entreposés. L'Elderaye se dirigea immédiatement vers un immense 4x4 et s'installa derrière le volant suivi par la jeune femme qui s'assit côté passager. Elle regarda Etharion du coin de l'œil et ce dernier s'en rendit compte.
— Tu sembles surprise. Tu ne me croyais pas capable de piloter l'un de vos engins ?
— Du... du tout, balbutia Lucie. C'est juste que je ne t'imaginais pas conduire, tu sembles toujours tellement au-dessus de ces tâches du quotidien.
Etharion sourit et fit vrombir le moteur. La voiture fila dans les sous-sols du château à vive allure. Lucie se cramponnait aux accoudoirs. Elle ferma les yeux et poussa un petit cri aigu en voyant le véhicule foncer contre un mur, mais au moment de l'impact, rien ne se passa. Elle se risqua à ouvrir une paupière et vit qu'ils se trouvaient à l'extérieur. Il devait visiblement avoir une porte cachée. Sa réaction parut amuser son ami qui laissa échapper un rire cristallin de ses lèvres, décontenançant Lucie. Elle ne l'avait encore jamais entendu rire. En le regardant conduire, il semblait détendu. Ses traits d'habitude si durs et crispés avaient l'air à présent sereins, presque insouciants.
Ils roulèrent en silence durant plusieurs heures. Lucie n'osa pas lui demander la destination et admirait le paysage par la fenêtre.
Ils paraissaient s'enfoncer de plus en plus à l'intérieur des terres. Les forêts de hêtre et de chênes laissèrent place à des pins et autres résineux et le décor devint montagneux. Les routes qu'ils empruntaient à présent étaient sinueuses et plusieurs fois Lucie eut peur de finir dans le ravin. Etharion arrêta le véhicule au détour d'un virage dans un petit renfoncement.
— Nous terminerons le trajet à pied.
— C'est loin ?
— Assez, dépêchons.
L'Elderaye marchait avec aisance dans la forêt, enjambant les troncs et avançant d'un pas rapide, laissant la jeune femme à la traîne. Il claqua la langue à plusieurs reprises en l'attendant afin de lui signifier son impatience.
— On va continuer comme ça encore longtemps? s'enquit Lucie.
— Tu le sauras bien assez vite.
Au bout d'une demi-heure de marche, un chant anormalement aigu s'éleva dans les airs. Il semblait venir de tous les côtés. Une magnifique complainte qui fendit le cœur de Lucie, sans en connaître la raison.
— C'est une litanie funéraire. Le peuple que nous allons rencontrer vit en autarcie. Ce sont des Seinneadair, des êtres pacifiques, qui ne possèdent aucun moyen de défense. Une race qui a presque totalement disparu du monde d'Adam. Je dois te prévenir, ils ne communiquent pas comme nous. Leur seul mode de langage passe par ses chants et ils se parlent entre eux par télépathie. Ça peut être assez perturbant la première fois. C'est leur patriarche qui a été frappé par ce mal, un bon ami à moi. J'espère qu'il n'est pas trop tard.
Etharion accéléra, courant presque à travers les arbres. Il semblait très inquiet et Lucie sentait son angoisse grandir au fur et à mesure de leur avancée. Quand ils arrivèrent enfin dans le petit village, ils furent accueillis par les Seinneadair qui se mirent à entonner une nouvelle mélodie, plus douce et emplie d'espoir.
Au premier abord, les Seinneadair ressemblaient à des êtres humains tout à fait normaux, avec une peau et des cheveux extrêmement blancs. Mais en se concentrant, Lucie parvint à percevoir leur véritable apparence : leur corps opalin était parsemé de veine azurée irradiant de lumière. Leur chevelure, presque translucide, flottait au-dessus de leur épaule et leurs yeux étaient aussi noirs que la nuit.
Tous s'inclinaient avec respect devant le passage de l'Elfe. Ce dernier les salua d'un bref signe de tête et se rendit aussitôt dans une petite maison au centre du village, en plein milieu d'une place. Il ne prit pas la peine de frapper et entra directement à l'intérieur.
Assise devant une table en bois, une vieille dame se leva immédiatement en le voyant pénétrer dans sa demeure. Elle ne dit pas un mot et se jeta dans les bras d'Etharion qui la serra affectueusement contre lui. Lucie n'osait pas parler et les observait. L'étreinte dura plusieurs minutes. Ce fut Etharion qui se détacha d'elle en premier. Il regarda la femme avec tendresse. Des larmes coulèrent sur les joues de la matriarche et l'Elfe ne put se retenir de poser un baiser sur son front avant de lui demander d'une voix compatissante :
— Où se trouve-t-il ?
La vieille dame pointa un doigt tremblant vers une porte au fond de la pièce. Etharion soupira et se rapprocha de Lucie qu'il emmena légèrement à l'écart.
— Je ne sais pas ce qu'il va se passer. Il est peut-être déjà trop tard. Ce que je te demande est simple. Quoi qu'il se déroule, quoi que tu entendes, ne laisse pas Alda me rejoindre. Tu penses pouvoir faire ça ?
Lucie fit oui de la tête et alla se présenter auprès de la dénommée Alda. Elle ne put s'empêcher de lui prendre la main et lui caressa le dos en se serrant contre elle à l'instant où l'Elderaye poussa la porte en la refermant soigneusement derrière lui.
Quand Etharion descendit les marches menant au sous-sol, son cœur battait à tout rompre. Il avait peur. Peur d'être arrivé trop tard, peur de ne pas reconnaître son ami et de ne pouvoir lui venir en aide. Ses craintes se confirmèrent quand il le vit.
Cet être pur de lumière ne ressemblait plus à présent qu'aux ténèbres. Une masse informe, aussi noire que les abysses, se mouvait sans but dans la cave exiguë. Les quelques meubles entreposés avaient tous été détruits et jonchaient le sol de pierre. La bête était de dos et ne semblait pas s'être rendu compte de sa présence. Il fallait saisir cette opportunité. Etharion avança prudemment, mais trop ému par la vue de son ami, posa son pied sur un bout de bois qui craqua sous son poids. Le bruit éveilla immédiatement le monstre qui se retourna et se rua sur l'Elderaye. Son visage n'avait plus rien d'humain. Ses yeux étaient injectés de sang et une gueule béante sertit de gigantesques crocs laissait échapper une sorte d'écume verte à l'odeur nauséabonde. En un bond, il se retrouva devant Etharion et lui assena un puissant coup de griffe qui le fit tomber au sol puis se jeta sur lui. L'Elfe réagit suffisamment vite pour bloquer son assaillant avant que ce dernier n'enfonce ses dents pointues dans la chair de son cou. Il lui assena un violent coup de pied qui le fit voltiger à l'autre bout de la pièce. Il se remit debout et profita de la confusion du monstre pour l'attraper par-derrière et entraver ses mouvements. Ce dernier hurlait de fureur. Ses grognements et ses cris étaient emplis de souffrance les rendant insupportables. Etharion se sentait perdu. Comment un être aussi pacifique et bienveillant avait pu se transformer en cette chose tout droit sortie des enfers ?
— Mon ami, Kendash, c'est moi, Etharion. Calme-toi, je t'en conjure, retrouve la raison.
La bête se propulsa contre les murs avec virulence, forçant son geôlier de fortune à lâcher prise. Assommé par les chocs reçus, Etharion para, une nouvelle fois, son attaque de justesse. Il répliqua par un violent coup de poing dans le plexus solaire qui fit beugler le monstre de douleur. Au même moment, la femme de Kendash pénétra dans la cave, suivit par Lucie. Le patriarche fusa immédiatement dans leur direction et avant que Lucie ne comprennent ou qu'Etharion ne puisse esquisser le moindre geste, Alda gisait à ses pieds, la jugulaire déchiquetée.
Lucie regardait le spectacle avec effroi. Ses yeux remontèrent lentement vers le monstre dont la bouche, encore ensanglantée du sang de la vieille dame, se déformait en un sourire carnassier en découvrant sa nouvelle proie. La jeune femme recula et se trouva acculée contre le mur. La bête avança vers elle et s'apprêta à lui transpercer le cœur de ses griffes redoutables, mais au moment d'abattre son membre meurtrier, sa tête roula sur le sol, sans vie. Etharion venait de décapiter son ami afin de la sauver. Elle voulut le remercier, mais ses yeux la tétanisèrent sur place. Ils étaient encore plus durs que d'ordinaire, plus froids et emplis de haine. Sans la regarder davantage, il remonta à l'étage et se laissa choir sur une chaise. Lucie lui avait emboîté le pas et le sondait sans oser approcher.
— Pourquoi tu l'as abattu ? Il n'y avait pas d'autre recours possible ?
— Si tu avais tenu Alda à l'écart, on n'en serait pas arrivé là. Je l'ai tué pour te sauver. Et quand bien même je serais parvenu à le maîtriser, crois-tu qu'il aurait réussi à vivre normalement, une fois guéri, avec la mort de sa femme sur la conscience ? C'était un acte miséricordieux plus qu'un banal sauvetage.
Etharion se tut et nettoya la lame de son épée avec un chiffon qui se trouvait sur la table. Les traits de son visage se durcissaient, sa mâchoire se contractait au fur et à mesure des minutes.
— Tout ça est de ta faute. Même pour une tache aussi simple, tu es inutile !
— Je suis désolée, les hurlements de son mari étaient un véritable supplice pour elle. Elle me parlait dans ma tête, elle n'arrêtait pas d'adresser des prières, de conjurer les dieux de l'aider. Entre deux complaintes elle m'a demandé un verre d'eau, ses mots résonnaient en moi, elle semblait désespérée. Je me suis retournée une minute et elle avait déjà passé la porte. Je ne pensais pas....
— C'est justement le problème, tu ne penses pas, tu ne réfléchis pas. Tu agis toujours à ta guise sans jamais prendre en considération les gens qui t'entourent.
Il se leva avant de reprendre avec un dédain que Lucie ne lui avait encore jamais vu.
— Rentre à la voiture et attends-moi. Je vais leur expliquer pourquoi leurs chefs sont morts et la stupidité qui m'a pris de faire confiance à une incapable.
Lucie avala sa salive avec difficulté. Elle se sentait fautive de ne pas avoir su retenir Alda, mais elle ne s'attendait pas à une telle violence et méchanceté dans les propos d'Etharion. Elle quitta la maison les larmes aux yeux et courut dans la forêt. Elle fit à peine attention aux cantilènes s'élevant dans le village ou aux mines chagrinées de ses occupants, apparemment déjà au courant de leur perte. Quand elle vit enfin la voiture, elle accéléra et s'y enferma. Elle pleurait à présent de tout son soûl. Elle aurait dû être plus attentive, moins dupe. Mais jamais auparavant elle ne s'était retrouvée dans une telle situation. En voyant Etharion arrivé, quelques minutes plus tard, elle sécha ses larmes et chercha à reprendre contenance. L'Elderaye démarra le 4x4 et ne dit mot avant d'avoir garé le véhicule dans les sous-sols du château. Il descendit de l'habitacle et se tourna vers Lucie.
J'espère qu'à partir de maintenant, tu penseras à utiliser ce qui te sert de cerveau avant d'agir.
Tu es injuste et cruel ! Je n'avais jamais fait ça auparavant ! Elle souffrait, elle m'a demandé à boire... Tu aurais dû me dire ce qui se passait en bas ! Tu es tout aussi responsable que moi !
— Si c'est ce que tu penses réellement, en plus d'être stupide tu es lâche.
Sans ajouter le moindre mot, il partit laissant Lucie complètement désemparée et perdue.
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