Face à face
Lucie avait pris sa décision grâce à Enaf. Qu'elle le veuille ou non, sa vie était déjà en train de changer alors mieux valait savoir ce qui l'attendait.
Elle fit une caresse à Jack et le laissa aux bons soins d'Enaf qui semblait ravi de pouvoir s'en occuper.
— Jack bon chien, Jack aime jouer avec Enaf, Enaf a plein d'idées pour attendre Lucie !
Lucie sourit en refermant la porte de chez elle. Il était bientôt dix-huit heures, elle avait pris du temps pour se préparer et pour se familiariser un peu plus avec Enaf. Quelques instants supplémentaires pour rassembler son courage et elle se dirigea vers le parc.
Elle fit attention à ce que personne ne la voit y pénétrer, son accès étant toujours prohibé. Une fois à l'intérieur, elle se dépêcha d'avancer, afin de se dissimuler aux yeux de tous, protégée par la densité des arbres. Cachée par un majestueux bouleau, Lucie aperçut enfin la bâtisse. Elle prit quelques instants pour l'admirer une nouvelle fois, ainsi que la végétation l'entourant, bien protégées derrière l'imposante grille que Lucie se mit à longer afin de trouver une ouverture. Elle arriva devant un portail gigantesque sans aucune serrure. Deux piliers surmontés par deux statues l'encadraient. Lucie ne sut dire quelle sorte d'animal elles pouvaient bien représenter. Deux créatures ailées, aux longues griffes, serties chacune, de huit rubis rouge symbolisant quatre paires d'yeux. Un frisson lui parcourut le corps entier.
Elle tenta de pousser l'une des portes sans succès et s'attaqua à la seconde, mais le résultat fut le même.
— C'est pas possible, j'ai la force d'une mouche ou quoi ?
Lucie s'acharna encore et encore dessus, pesta, donna un puissant coup de pied qui la fit grimacer, puis se résigna enfin. Elle fit le tour complet du grillage à la recherche d'une ouverture quelconque, peut-être un espacement suffisamment grand entre deux barreaux pour la laisser s'y faufiler, ou un arbre assez proche et facile d'accès pour s'en servir afin d'escalader cet obstacle la séparant de son but, mais rien.
Le soleil commençait à présent à disparaître. Presque deux heures étaient déjà passées sans qu'elle ne réussisse à atteindre son objectif. Bientôt, il ferait complètement noir, ce qui ne la rassurait pas du tout.
Elle retourna face au portail, et posa ses mains sur les deux poignées circulaires en fer sombre, « s'il te plaît, ouvre-toi », pensa-t-elle de toutes ses forces. À son grand étonnement, la porte s'ouvrit dans un grincement assourdissant.
— Effet de surprise, zéro !
Lucie pénétra alors à l'intérieur. Elle s'avança le long d'une allée de terre cernée de pavés de pierres brutes. La luminosité du jour avait presque disparu et elle ne voulut pas s'attarder à regarder les somptueux massifs de fleurs l'entourant.
Elle accéléra le pas et s'arrêta devant l'entrée du château. Elle prit une respiration profonde, essaya de remettre ses pensées en ordre, et entra. Lucie déboucha sur une pièce sombre, la porte se referma instantanément derrière elle, la laissant dans une obscurité totale.
— Non non non non non...
Lucie tenta de trouver son téléphone dans sa sacoche. Au moment de s'en saisir, quelque chose lui frôla la jambe. Lucie sursauta et en fit tomber son portable au sol. Elle s'accroupit aussitôt pour le retrouver, mais avant de réussir à mettre la main dessus, plusieurs torches s'allumèrent éclairant la pièce. La jeune femme ne vit personne, comment avaient-elles pu se mettre à brûler toutes seules ? Qu'est-ce qui l'avait touchée ? Toutes ses interrogations disparurent au moment où Lucie fut frappée par la beauté du hall dans lequel elle se trouvait. L'intérieur était bien plus grand que ne le laissait présager l'extérieur. De somptueuses tapisseries ornaient les murs, un escalier de marbre blanc menait à l'étage supérieur, sa rampe sculptée était si lisse qu'elle en paraissait presque translucide, comme du cristal de roche. Lucie emprunta une petite porte sur le côté débouchant sur un long couloir, éclairé, une fois encore, par des torches fixées aux murs, s'allumant à son passage. Bien que peu rassurée, elle continua son avancée.
Des tableaux habillaient le corridor à intervalle régulier. Des portraits d'hommes et de femmes aux oreilles pointues et aux regards sévères et froids accentués par leurs yeux aux couleurs atypiques, rouge pour certains, noir ébène pour d'autres. Des paysages peignant des forêts luxuriantes aux feuillages mordorés. Mais ce qui frappa Lucie fut une peinture bien particulière qui lui donna froid dans le dos. Plusieurs hommes siégeaient autour d'un autel où une personne, que Lucie prit pour une sorte d'Elfe, était attachée nue. Un homme, à l'aide d'un machette, lui le poignet pour récolter son sang dans une coupe dorée. Lucie grimaça et se frotta les bras, comme pour se redonner du courage et se réchauffer. Elle ne s'était pas rendu compte, avant cet instant, à quel point il faisait froid entre ses murs de pierres. De la buée s'échappait de ses lèvres, elle s'en voulut de ne pas avoir pris une veste ou, du moins, quelque chose de plus couvrant qu'un simple débardeur noir.
Un crissement sourd la mit en alerte. Elle tendit l'oreille pour mieux écouter. De nouveau, le bruit se fit entendre. On aurait dit un meuble, comme une chaise, qu'on déplaçait en la traînant au sol, sans la soulever. C'était tout près. Un autre grincement lui indiqua la porte à pousser.
— Il y a quelqu'un ? Je peux ?
Lucie était déjà entrée et n'attendait aucune autorisation quelconque, elle posait la question par principe, mais n'eut aucune réponse.
La pièce devait sans nul doute tenir lieu de salon de lecture. Pas assez grande pour être une bibliothèque au vu de la taille de l'édifice, et trop cosy pour être un bureau. Deux imposantes étagères remplies de bouquins longeaient les deux murs encadrant la porte, face à elle, un fauteuil de velours rouge vieilli par le temps cachait une petite cheminée où un feu crépitait joyeusement. Lucie s'en approcha afin de se réchauffer. La dernière était belle, en pierre, avec plusieurs gravures représentant des arbres, Lucie les toucha machinalement du bout des doigts.
— Que fais-tu ici ?
Cette voix fit sursauter Lucie, elle était froide, sévère, et surtout toute proche.
La jeune femme se retourna lentement. Il était là, juste devant elle sans qu'elle ne l'ait entendu se rapprocher.
— Je...je...
Lucie avait manifestement perdu de sa superbe et dut prendre quelques secondes, qui lui parurent interminables, pour retrouver ses esprits.
— Bonjour ?
L'homme ne daigna pas répondre.
—OK... Je... tout d'abord merci de m'avoir sauvée l'autre jour. Je suis désolée de m'être échappée la dernière fois et de m'introduire chez vous.
Lucie comprit que son interlocuteur taciturne attendait une explication claire de sa part.
— Je suis venu comprendre ce qui m'arrive, comprendre cet autre monde qui chevauche le mien et pourquoi je le vois.
— Ce n'est pas mon problème, je ne suis pas là pour jouer les professeurs.
— Pourquoi m'avoir sauvée alors ?
— C'est mon rôle. La morsure aurait dû te tuer, je t'ai aidée. Mais tu ne devrais te rappeler de rien.
— Et pourtant je suis là ! J'aurais voulu faire impasse sur toute cette histoire ! Mais je vois constamment des choses ! Comme des fantômes... Je...
L'homme soupira longuement, avança d'un pas, se collant tout contre Lucie qui s'empourpra immédiatement.
— Je peux ? grommela-t-il tout en désignant son siège dont Lucie bloquait l'accès.
— Oh...je suis désolée.
Lucie se poussa instantanément. L'homme s'assit et se massa les tempes.
— Installe-toi.
La jeune femme ne voyant pas d'autre siège, elle se posa en tailleur au sol. L'inconnu soupira bruyamment.
—Derrière toi...
Sa lassitude était clairement palpable. Lucie tourna la tête et vit une chaise se matérialiser comme par magie, poussée par une créature ressemblant à Enaf, mais de robe rosée, puis disparut aussitôt.
— Ton don de vision n'est pas totalement développé. Commençons par le début. Tu dis voir « un autre monde», qu'en sais-tu ?
— J'en sais que je vois des hommes et des femmes aux oreilles pointues, aux yeux de couleurs irréalistes, qui apparaissent devant moi. Je ne peux ni leur parler ni les toucher. Je sais aussi que deux mondes existent, l'un, c'est le mien, le second, un monde où la magie règne. Il y a également une sorte d'entre deux accessibles par certaines créatures.
L'inconnu sourit, un sourire fugace, mais qui fit palpiter le cœur de Lucie.
— Il semblerait que tu sois plus dégourdie que tu en aies l'air, petite fille.
Lucie voulut rétorquer, mais l'homme l'en empêcha en posant un doigt sur ses lèvres. Ce contact soudain la priva de toute volonté de représailles. Lucie sentait son odeur boisée et ressentit une profonde envie de se blottir dans ses bras, cependant il en était hors de question. L'homme sembla aussi perturbé par ce simple contact, il retira sa main et s'enfonça plus loin dans son fauteuil.
— Il y a bien deux mondes, le tien, et un monde regroupant une infinité de créatures. Certaines, comme les Elfides que tu as vus il y a quelques instants, peuvent voyager de l'un à l'autre comme ils le souhaitent. Ils peuvent stagner dans cet entre-deux et interagir avec l'un comme avec l'autre. Les personnes ayant « la vision » ne peuvent les percevoir que dans cet état. Il y a ensuite des personnes comme moi, je peux, si je le souhaite, voir le monde qui m'intéresse, mais cela nécessite une grande force mentale et de savoir contrôler son aura. Je peux traverser l'entre-deux uniquement grâce à des passages créés pour, comme celui-ci. Que tu puisses voir l'aura véritable des créatures vivant dans ton monde ne pose pas de soucis en soi, d'autres humains peuvent avoir cette capacité. Il n'est cependant pas normal que tu aies accès à Eldoryne, ton corps ne le supportera pas si tu n'arrives pas à te maîtriser.
— Je n'ai rien voulu. Comment je peux...
Lucie ne put finir sa phrase.
— Ne me coupe pas ou je vais perdre patience. Je m'appelle Etharion.
— Lu...
— Lucie, je sais, je t'ai observée, et je ne suis pas le seul. Je ne peux pas te laisser retourner chez toi, je suis désolé. D'autres personnes sont à ta recherche, et le fait que tu sois arrivée jusqu'ici prouve que j'avais tort de penser que tu pourrais continuer à vivre normalement.
— Comment ça vous ne pouvez pas me laisser rentrer chez moi ?
Lucie continuait de le vouvoyer, sans bien savoir pourquoi, mais malgré sa colère, elle sentait qu'il valait mieux faire preuve de déférence.
— Je suis désolé. J'espérais que tu ne développerais aucun pouvoir particulier, mais je me suis fourvoyé. Ce que tu viens de m'apprendre est inquiétant. Tu risques de te faire attaquer si tu restes chez toi.
— Mais il en est absolument hors de question ! Je suis venue pour avoir des réponses, pas me faire séquestrer !
— Tu me donnes mal à la tête... Ykar ! La voix d'Etharion, puissante, résonna dans toute la bâtisse. Je sais que tu es rentré, viens ici.
Il semblait s'adresser à une personne se trouvant ailleurs dans le château, il n'avait pas eu besoin de crier, mais sa demande paraissait sans appel. Lucie n'osait dire mot, un côté bestial était apparu en lui, quelque chose de violent, de sauvage s'en émanait.
— Qui...qui êtes-vous ?
Au moment où la jeune femme posa la question, un immense loup, comme celui qui l'avait attaquée, entra dans la pièce. Son pelage était d'un blanc immaculé et il ne semblait pas hostile.
— Emmène-la dans ses nouveaux quartiers.
Le loup regarda Lucie et se dirigea vers la porte, mais elle n'osait le suivre jusqu'au rugissement de Etharion :
— Partez !
Lucie bondit sur place et se dépêcha de rejoindre l'animal, résignée et épouvantée par ce timbre de voix. Au moment de refermer la porte, Etharion rajouta à son encontre.
— Je suis un Elderaye... un Elfe déchu.
Ses derniers mots avaient été prononcés presque dans un murmure.
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