Chapitre 2 : Répétitif chamboulement
L'encéphalite était une salope, d'accord. Mais l'encéphalite n'expliquait pas tout.
Will continuait de se demander s'il faisait encore confiance à Hannibal. Non, c'était faux. Il ne lui faisait plus confiance. Lui avait-il déjà fait confiance dans le passé ? Sans doute.
Dans sa cellule terne, Will n'avait pas d'autres possibilités que de se replonger dans ses souvenirs. Pour tout le monde, pour tout le reste, il était plongé dans son imagination mais alors que Hannibal le fixait grâce aux caméras de sécurité, il savait qu'il était dans son propre palais du souvenir. Will ne l'avait jamais appelé comme ça et avait même toujours refusé de relier sa mémoire à quelque chose de bénéfique. Leur mémoire n'était rien de plus qu'une malédiction pour lui. Et même si Hannibal voulait désespérément le faire changer d'avis, il savait que cela mettrait bien plus de temps qu'il ne le pensait initialement. Combien encore de vies à ses côtés pour que Will le regarde comme lui le regardait ?
Pour lui, dans sa mémoire, tout était mélangé, ce n'était rien de plus qu'un amas superposé de souvenirs sans aucun lien les uns avec les autres. Il avait d'un côté, brillant sur sa peau les lumières d'une obscure boîte de nuit des années 1990 et juste après, la brûlure du souffle de l'explosion d'une mine sur le champ d'une bataille de la première guerre mondiale. Pour Hannibal, tout était rangé et ordonné comme une horlogerie Suisse. Chaque pièce représentait un évènement, une période, un sentiment. Le palais faisait plusieurs étages, plusieurs centaines de pièces. Pour Will, tout était jeté et éparpillé comme si un tiroir remplit de photos avait été renversé sur la table.
Les yeux fermés, il naviguait par-dessus les photos entassées les une sur les autres, menaçant parfois de tomber de la table. Il savait vers quoi il se dirigeait. Tout était en fouillis. Mais il lui suffisait de penser à un souvenir en particulier pour qu'il apparaisse devant lui. Cela changeait de Hannibal qui devait traverser à pied l'entièreté de son palais. Will pensa ironiquement que maintenant que les ascenseurs faisaient partie de la vie quotidienne, il pouvait en faire installer dans sa mémoire.
Le souvenir auquel il pensa instantanément et qui apparut devant lui était le plus évident. Une rencontre sous la pluie et un journal ruiné. Un manteau et un chapeau rouge de la dernière mode. Des yeux transperçant. Un manteau et un chapeau gris déjà recousus par endroits. Une main tendue. Prise. Un sourire d'excuse. Des présentations expédiées par le chef de la police. William Wright, le type doué pour arrêter les meurtriers. Jack Darnell, l'intelligent médecin qui vient prêter renfort pour comprendre les méthodes du dernier tueur plus que dangereux qui sévit.
Rouvrant les yeux, Will eut du mal à reprendre contenance. Ça lui faisait ça à chaque fois qu'il se plongeait dans un souvenir. Il le voyait à la troisième personne et dès qu'il en sortait, il avait du mal à se rendre compte qu'il n'était plus un spectateur des actions du passé mais un acteur qui avait sa propre vie et ses propres décisions à prendre, sachant qu'il finirait par les regarder avec ce même air de spectacle hypnotique infâme. La différence des époques le laissait toujours stupéfait. De se rendre compte des avancées de l'humanité en seulement si peu de temps. Et bien que pour le reste , ce soit si peu de temps. Pour Will, c'était toute l'éternité.
1888 restait important pour Will. Parce que c'était sa première vie, sa première rencontre avec Jack, qui finira par devenir Hannibal. Parce que c'était des yeux et un contact qui l'avait enflammé plus qu'il ne le pensait capable. Il avait travaillé des mois avec Hannibal, à ce moment-là, Dr. Darnell. Il lui avait fait confiance, lui avait livré son cœur, l'avait aimé comme il n'avait jamais aimé. Et s'était senti trahi lorsqu'il avait découvert la vérité. Il avait vomi pendant des jours, apprenant ce que contenaient les repas gentiment offert par son nouvel ami.
Se plonger dans un seul souvenir de cette époque lui suffisait pour ouvrir la boîte de Pandore. Il se prenait généralement une cascade de souvenirs, se noyant sous l'avalanche de sensations. Jetant un coup d'œil à la caméra de sécurité, il savait que Hannibal était là. Après autant de temps passé à ses côtés, c'était le genre de choses qu'il pouvait détecter. Est-ce que le psychiatre repensait régulièrement à Londres comme il le faisait ?
Dans leur vie suivante, alors qu'ils s'étaient retrouvés et qu'ils réapprenaient à se connaître, Hannibal avait confié qu'il avait détesté Londres. La ville en elle-même, l'ambiance générale, la météo particulièrement mais surtout la cuisine. La seule chose pour laquelle il serait éternellement reconnaissant à Londres fut ses prostituées et sa légende en tant que Jack l'éventreur. Mais il était de toute façon capable de se façonner une nouvelle légende peu importe l'époque à laquelle il était.
Will et Hannibal n'avaient été séparés que pour leur troisième vie, et Will ne savait pas si c'était sa meilleure ou sa pire vie. Il avait encore gravé au fond de lui ses dates de naissance et ses dates de mort. Il avait encore gravé en lui les âges auxquels il était décédé. Il n'avait jamais fait long feu à vrai dire. Sa vie la plus longue était la première, mort en 1899 à l'âge vénérable de 49 ans.
Devant ses yeux clos, il se remémorait ses pierres tombales. Il ne savait pas si c'était de la curiosité morbide ou autre chose qui le poussait à faire ça mais dès qu'il était en âge de raison lors de sa vie suivante, il allait visiter sa tombe de la vie précédente. Il se postait devant et pouvait rester des heures, se demandant encore et encore ce qu'il faisait là et pourquoi il s'infligeait ça. Hannibal lui avait déjà rétorqué qu'il faisait ça en souvenir du « bon vieux temps ». Mais pour Will, il n'y avait jamais eu aucun « bon vieux temps » dans aucune de ses vies.
William Wright : 1850-1899 : mort à 49 ans de maladie.
Louis Barton : 1900-1941 : mort à 41 ans sur le champ de bataille.
Paul Avon : 1942-1974 : mort à 32 ans d'un accident de la route.
Will Graham : 1975- : 38 ans en 2013 et sûrement mort dans les années qui suivront.
Mais après tout, Hannibal était pareil. Lui non plus ne vivait jamais trop longtemps. Et tout aussi ironiquement, William et Jack s'étaient connus à 38 et 48 ans. Will et Hannibal s'étaient aussi connus à 38 et 48 ans. Will avait envie de hurler tout ce qu'il pouvait, de laisser sortir absolument tout ce qu'il retenait depuis des décennies. Il pouvait même se vanter de siècle. Le destin avait-il décidé d'être cruel à ce point ?
Will se remémorait ses anciennes vies mais n'arrivait toujours pas à trouver ce qu'il avait fait au karma pour se retrouver dans cette situation. Pourquoi le bon Dieu avait-il décidé de l'associer, trois vies durant, à ce fou cannibale qui s'était attaché à lui au point de vouloir qu'ils se ressemblent ?
Continuant de fermer les yeux et refusant de les ouvrir pour tomber nez à nez avec rien d'autre qu'un mur insipide, Will rappela à sa mémoire les souvenirs des pierres tombales de Hannibal.
Jack Darnell : 1840-1899 : mort à 59 ans de vieillesse.
Alexandre Tripoli : 1900-1938 : mort à 38 ans de maladie.
Léon Fwaury : 1939-1964 : mort à 25 ans lors du braquage d'une banque.
Hannibal Lecter : 1965- : 48 ans en 2013 et sûrement mort dans les années qui suivront.
Pouvait-il dire que Hannibal avait eu plus de chance que lui dans ses morts ? Pas vraiment à vrai dire. Will se sentait malade de plonger dans ses souvenirs aussi anciens. Son teint était plus pâle qu'à l'habitude, sa transpiration redevenait excessive et ses yeux vrillaient légèrement. De son poste d'observation, Hannibal savait que c'étaient les effets des souvenirs et une part de lui en était plus que satisfaite. Parce que même dans cette geôle, Will pensait à lui, inévitablement. Leurs vies s'étaient entremêlées trois fois durant. Si Will se plongeait dans ses souvenirs, alors à un moment donné, il serait forcément obligé de se rappeler le médecin.
Hannibal, lui, n'avait aucune honte à se remémorer l'autre homme. Il le faisait même régulièrement et le réveil des souvenirs ne le laissait pas dans le même état. Will était malade, il confondait les époques, confondait ses identités. Mais Hannibal, lui, se réveillait toujours avec un sentiment de pas assez. Parce qu'il n'en avait jamais assez de Will et qu'il le voulait à ses côtés, tout le temps, pour toujours.
Il voulait que l'homme brun le regarde, ne quitte aucun de ses gestes du regard. Que Will soit à nouveau un membre des forces de l'ordre censé l'arrêter l'avait plus que ravi. Les choses se répétaient et Hannibal adorait ça. Mais lui aussi avait besoin d'un espace sécurisé pour se plonger dans son palais de la mémoire. C'était privé, c'était intime, il n'allait pas le faire en plein milieu de l'hôpital dirigé par ce minable de Chilton.
D'un petit sursaut, Will sentit que Hannibal était parti et ne l'espionnait plus par la caméra de sécurité. Mais il ne put se replonger dans ses photos éparpillées qu'une nouvelle visite l'interrompit. Il était demandé, tous les psychiatres voulaient une entrevue avec Will Graham, ce tueur fou. Mais ce n'était pas un énième psychiatre anonyme. Non, là, c'était un regard tendre et coupable. Alana Bloom venait, encore, le voir. Il soupira inconsciemment.
« Tu es encore venu ? »
« Tu en as fini avec ta théorie du complot ? »
Ah, c'était vrai. Sa théorie. Qui était en fait la vérité. Mais que personne ne pouvait prendre en compte. Trop farfelu. Mais surtout, pas de preuves. Will en revenait invariablement à la même chose. Il n'y avait jamais de preuves. Sa mémoire le savait. Même si une partie était bloquée à cause des méthodes non conventionnelles de thérapie du Dr. Lecter, il n'avait pas besoin de la partie où Hannibal tuait Abigail et lui fourrait une oreille dans l'estomac.
Jack était suffisant. Alexandre était suffisant. Hannibal était suffisant. Sa mémoire de lointaines époques, de lointaines contrées était suffisante. Mais pour tout le reste, il avait l'air d'un fou. Il avait été diagnostiqué comme fou de toute façon. Mais il avait l'air d'un fou qui essayait à tout prix de se dédouaner en accusant le premier venu. Premier venu qui était le pauvre docteur Hannibal Lecter, intelligent psychiatre et si pressé d'aider son ami en détresse, Will Graham.
« Je ne suis pas fou. Je dis la vérité. »
« Tu dis ça sans preuve, Will ! Je connais Hannibal, il ne ferait jamais ça. Je l'ai connu quand j'étais encore étudiante et tu le sais. Will, je veux te faire confiance mais je connais Hannibal depuis bien plus longtemps que toi, je sais comment il est. Et il ne ferait jamais ça. »
Will eut envie d'exploser de rire à cet instant précis. Il avait envie de se jeter aux barreaux et de rire aux éclats, se moquant ouvertement de sa pauvre amie, de la pauvre femme qu'il avait aimé pendant un moment. C'était normal. De son point de vue, elle connaissait Hannibal depuis beaucoup plus longtemps que Will.
Mais ce n'était pas vrai. Parce que Will avait des souvenirs de Londres. Il avait des souvenirs de policiers qui tentaient à tout prix de démasquer ce monstre de « Jack l'éventreur ». Et surtout, il avait les souvenirs d'un laboratoire secret et d'un sourire bienveillant. Il avait le souvenir d'une main qui se tend, en bien d'autres circonstances que la politesse d'une bousculade.
Will connaissait Hannibal depuis bien plus longtemps que n'importe qui sur cette terre. Il connaissait Hannibal bien mieux que n'importe qui qui se prétendrait de sa famille. Il était celui que Hannibal ne s'était jamais complètement résolu à tuer. Hannibal était doué, fichtrement doué même. Il réussissait à faire croire à tout le monde, peu importe les époques, peu importe les identités, peu importe les lieux qu'il n'était rien de plus qu'un honnête citoyen qui acceptait d'aider la police lors d'affaires délicates où l'on demandait son expertise.
Will regarda droit dans les yeux d'Alana. Sans fléchir. Ce fut elle qui fléchit. Il ne l'avait jamais pleinement regardé dans les yeux, aussi profondément. Son visage était détendu, comme s'il était celui qui détenait la vérité. Parce qu'il était celui qui détenait la vérité. Alana ne sut pour quelle raison elle se sentit bouleversée à cet instant. Et une infime partie d'elle se dit qu'elle ne connaissait ni Will, ni Hannibal.
« Si tu le dis. »
« Que ... qu'est-ce que tu comptes faire ? »
« A part accuser Hannibal, tu veux dire ? Pas grand-chose, c'est pas comme si je pouvais aller pêcher. »
Will se rapprocha des barreaux et bien qu'Alana recula, elle s'en voulut un instant. Elle n'était pas censée avoir peur de Will. Il était malade, il n'avait pas conscience de ses actes, c'était pour ça qu'il avait tué Abigail, celle qu'il considérait comme sa fille adoptive. Will eut à peine de le temps de lui dire qu'il allait engager un procès qu'elle s'enfuit, le laissant à nouveau seul avec ses pensées.
Il savait ce qu'elle pensait. Ce qu'ils pensaient tous. Abigail. Il l'avait tué. Et l'avait mangé. Il y avait tellement de preuves l'accusant. Tout était parfait. Parce que tout ce qu'entreprenait Hannibal était parfait. Se rallongeant sur sa couchette, il se permit une nouvelle fois de voyager sur la table où était renversée toute ses vies.
Il n'avait pas à aller aussi loin cette fois-ci. Parce que le souvenir qu'il recherchait était récent. Récent et si précieux. Sans doute l'un des plus précieux qu'il n'aurait jamais.
« Attendez, quoi ? J'ai l'impression que c'est un canular ? Hannibal, Will est au courant ? Pourquoi est-ce qu'il ne t'arrête pas ? »
« Will est effectivement au courant mais pas de la manière dont tu le penses, pas comme tu l'as découvert. »
Will balaya son regard sur toute la pièce. La salle à manger grandiloquente de Hannibal. Eux trois à table. Lui. Hannibal. Abigail. Une confession. Bientôt suivie d'une autre. Ils avaient pris la responsabilité de la jeune fille. Les deux voulaient lui dire. Ils ne voulaient pas la laisser dans le flou. Ce serait la toute première personne dans le monde qui serait au courant pour leur mémoire.
Ils étaient un peu stressés.Est-ce qu'elle les croirait ? Will n'avait pas touché à son assiette. Abigail lui avait demandé s'il n'avait pas faim. Elle s'inquiétait pour lui. Comme lui s'inquiétait pour elle. Comme une famille. Une famille qu'ils n'auraient jamais pu avoir en 1888. Will ne voulait pas laisser ça s'échapper. Mais en tournant son regard vers le dernier occupant de la pièce, il fut forcé de se rappeler que le second « père » d'Abigail n'était personne d'autre qu'un tueur en série et cannibale de surcroît.
« Crois-tu en la réincarnation ? »
Cette question qui revenait sans cesse. Encore et encore. Comme un disque rayé. Mais un disque que l'on enlève tout de même pas de sa plateforme. Will sentait son esprit partir. Il ne voulait pas penser aux questions et aux réponses. Il ne voulait pas penser aux conséquences. Il ne voulait rien de plus que de s'endormir en paix.
« Qu'est-ce que ça a à voir avec ça ? Plus important, Will, tu es sûr que tu vas bien ? »
« Ne t'inquiètes pas, il doit appréhender la suite, c'est tout. »
« Quelle suite ? »
« Tu as déjà entendu parler de personnes qui pouvaient se réincarner après leur mort et se souvenir de leurs vies précédentes ? »
« Quoi ? Ce genre de trucs n'arrivent que dans les fictions. Hannibal, toi aussi tu as besoin d'une thérapie ? »
« J'en suis déjà une, mais ce n'est pas le sujet. Will et moi nous souvenons. C'est comme ça qu'il sait pour mes ... crimes ... ? Non, chefs-d'œuvre plutôt. Bref, Ce n'est pas la première fois que je m'adonne à ça. Et ce n'est pas la première fois que Will essaye de m'en empêcher. »
« Ce que vous dites a l'air complètement fou. »
« Parce que ça l'est, je le reconnais. »
« Mais je vous crois. »
« Vraiment ? »
« Que je le veuille ou non, il y a des choses que j'arrive à rationaliser dans mon esprit qu'avec cette explication. Vous deux. Quand on y pense, c'est ... logique quelque part. »
« Logique ? Nous sommes logiques ? »
« Vous êtes logiques l'un envers l'autre. »
« Je suis un peu vexé d'être psychanalysé par toi de cette façon, Abigail. »
La conversation continuait. Abigail le prenait bien mieux que tout ce à quoi Will avait pu penser. Mais il ne pouvait se résoudre à manger. Il fixait le visage riant de la jeune fille devant lui, admirant ses traits détendus et se sentant soulagé alors qu'un rire étincelant coulait en lui et le réchauffait comme une tasse de lait chaud au miel.
Il aimait Abigail. Et il savait pertinemment que Hannibal l'aimait aussi. Et il l'avait tué. Il avait tué leur fille. Will sentit pour la première fois depuis longtemps des larmes se répandre sur ses joues. Il n'avait pas pleuré à l'abandon de sa mère. Il n'avait pas pleuré à la mort de son père. Il n'avait pas pleuré à la mort de tous ceux qu'il avait connu précédemment. Il n'avait pas pleuré en prison bien qu'il en ait eu envie plusieurs fois. Mais il pleurait pour Abigail. Son cœur se déchirait pour elle. Et il pleurait pour Hannibal.
Et parce qu'il était capable de pleurer pour Hannibal, il en allait de son devoir de l'arrêter. Parce que le reste n'était pas capable de le faire. Parce qu'il était le seul à pouvoir ramper sous sa peau et se l'approprier. S'approprier un monstre que tout le monde craignait. Parce que peu importait à quel point Will voulait se convaincre du contraire, il n'arrivait toujours pas à voir Hannibal comme un monstre.
Lorsque le qualificatif de « monstre » apparaissait en gros plan sur les diapositives jaunies du FBI, Will ne pouvait s'empêcher de réfuter l'idée. L'image d'un Jack Darnell ne retirant jamais son costume trois pièces peu importait les circonstances lui apparaissant. Un Jack Darnell aux rouflaquettes toujours bien soignées. Un Jack Darnell aux mains usées par la pratique de la médecine et de la cuisine. Un Jack Darnell lui souriant avec tout l'amour et l'attention du monde. Un Jack Darnell veuf qui avait appris la cuisine de sa défunte femme et ravissait le cœur et l'estomac de William.
Jack Crawford le croyait perdu dans ses pensées lorsqu'ils étaient en réunion pour savoir comment falsifier au mieux la mort de cette trop curieuse Freddie Lounds. Et oui, Will était bel et bien perdu dans ses pensées. Mais ce n'était pas de l'égarement ou simplement rêver en plein jour, c'était l'image et le goût des premiers plats de Jack Darnell, les premiers de Hannibal Lecter, lorsqu'il lui arrivait quelques fois de rater une recette et riant avec William qu'ils seraient obligés de manger autre chose.
Lorsque Will mangeait chez Hannibal, il n'avait plus cet arrière-goût fade d'un Londres qui a envoyé sa marine à l'autre monde du monde pour aller chercher des épices, uniquement pour ne pas s'en servir dans ses plats. Il n'y avait aucun arrière-goût que Hannibal Lecter n'avait pas décidé. Mais ce qui serrait le cœur de Will, c'était de se rendre compte que les plats d'Hannibal -ou peu importait son nom en vérité- avaient toujours ce goût de l'amour. L'amour de la cuisine. L'amour du partage. L'amour pour Will.
Sur sa terrasse, Will regardait un Hannibal à l'air perplexe essayer de distraire tous les chiens et échouant lamentablement. Le bas de son manteau et son pantalon sali par les pattes pleines de terre des chiens. Ne pouvant se résoudre à fermer les yeux, une nouvelle hallucination lui parvint. Un rire. Un rire qu'il conservait précieusement et qu'il plaçait sur un piédestal. Un rire qu'il n'avait pas beaucoup entendu mais qu'il avait classé immédiatement.
Will ne classait rien, le tiroir restait renversé. Mais au fond du tiroir renversé, sans rien d'autre autour, seul et protégé, un rire résonnait. Tournant la tête, il eut l'impression de la voir. De voir Abigail rire du malheur d'Hannibal persécuté par des chiens trop enthousiastes. S'amusant de la situation comme s'il n'y avait rien d'autre qui comptait.
Auraient-ils pu avoir ça ? Auraient-ils pu rire tous ensemble, sur cette terrasse, blottis tous ensemble sous un plaid chaud ? Il ne pouvait maintenant plus le savoir parce que Hannibal avait brisé la tasse et que la tasse ne pouvait pas se reconstituer.
Son corps, son cœur, son esprit, tout en lui se rapprochait de Hannibal. Comme il n'avait jamais été proche de lui. Will sentait sa résolution faiblir. Serait-il capable d'aller jusqu'au bout du plan ? Pouvait-il réellement livrer Hannibal à Jack et au FBI? Une partie de Will le voulait. Il le voulait terriblement pour enfin mettre fin à tout ça. Mettre fin à ce petit jeu malsain qui avait commencé entre eux en 1888.
Mais il voulait aussi terriblement suivre la volonté de Hannibal. S'enfuir ensemble. Comme ils n'avaient jamais pu le faire. Tous les deux. En Italie. Ou en France. Surtout pas en Angleterre. Hannibal détestait la météo et la gastronomie. Parcourant l'Europe dans une voiture chère, leurs escales agrémentées de dispositions artistiques de cadavres et de recettes fantasques.
Il était tiraillé et il n'y avait personne pour l'aider. Parce que Hannibal, le seul qui comprenait, l'entraînerait inévitablement dans les méandres de la noirceur de leurs âmes. Parce que Jack et Alana n'étaient pas au courant des décennies, du siècle de tourment que Will avait vécu, se demandant inlassablement ce qu'il devait faire et comment. Parce qu'Abigail n'était plus là.
Et au final, peu importait à quel point Will aimait Hannibal, il ne pouvait se permettre de laisser ses sentiments prendre le dessus. Même si Hannibal était arrêté dans cette vie, il recommencerait dans la suivante. Et il ne le blâmerait pas. Il savait que Hannibal ne le blâmerait jamais. Parce que l'homme plus âgé était toujours curieux de voir ses réactions, de savoir comment il prendrait les évènements. Et parce qu'ils se retrouveraient toujours.
Les larmes dévalant ses joues sans pouvoir s'arrêter, il avait laissé Jack se rendre chez Hannibal. Pour un dernier dîner. Ce qui devrait être leur dernier dîner. Pour qui pleurait-il ? Pour quoi pleurait-il ? Will continuait de se poser la question. Même à quelques heures d'une possible arrestation de Hannibal Lecter, Will Graham ne pouvait s'empêcher de penser à lui comme quelqu'un de profondément humain.
Tout tournait en boucle, tout se rejouait. Will ne pouvait pas rester là. Il devait faire quelque chose. Parce que de toutes les personnes jamais impliquées dans l'affaire, il était celui qui était le plus investi, il était celui dont le devoir était de l'arrêter, mettant fin à ce jeu macabre. Jack voulait arrêter l'éventreur de Chesapeake. Mais Will voulait arrêter Hannibal. Louis voulait arrêter Alexandre. William voulait arrêter Jack.
Il ne fut pas surpris de trouver Alana couchée sur le porche, la respiration difficile, très certainement passée par la fenêtre. Son seul geste de réconfort fut de lui poser sa veste dessus. Parce qu'il savait qu'il ne pouvait rien faire de plus. Il aurait pu faire quelque chose en plus s'il s'était décidé bien avant à mettre Hannibal derrière les barreaux. Mais il avait pris trop de temps à se décider. Comme toujours.
Parce que les images rémanentes de repas chauds, de bienveillance, de tendresse, d'affection, de gentillesse, d'amour persistaient encore et encore. Et parce qu'il ne pouvait pas se débarrasser de l'idée qu'il pouvait persuader Hannibal d'arrêter ce que le monde entier appelait une folie. Une folie qu'ils n'avaient jamais, tous les deux, considéré comme tel. Parce que personne n'avait jamais pris la peine, dans aucune de ses vies, de prendre soin de lui. Et que Hannibal avait toujours été le seul à le faire.
Ses trois premières vies, quand la psychologie, la psychiatrie, la médecine et la compréhension de l'esprit humain, n'étaient pas encore tout à fait au point. Dans ses trois premières vies, quand Will savait qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas chez lui. Quand il se sentait si différent et savait qu'il ne pouvait pas s'intégrer. Quand personne n'avait pas pu mettre le mot « autisme » sur lui, Hannibal avait été le seul qui l'avait accompagné et lui avait tendrement murmuré à l'oreille qu'il n'avait pas besoin des autres.
Et c'étaient ces mots tendrement murmurés qui empêchaient à cet instant Will de tirer sur Hannibal alors qu'il l'avait dans sa ligne de tir. Ou peut-être que les mots murmurés s'estompaient doucement alors qu'il voyait de ses yeux parfaitement réveillés la fille qu'il n'avait jamais pu avoir et qu'on lui avait retiré. L'arme ne servait plus à rien. Parce que ses convictions ne servaient plus rien.
Et Will n'était pas sûr, à cet instant précis, de savoir lequel des deux avait été le plus trahi. Il s'était senti trahi par Hannibal plus de fois qu'il ne pourrait jamais le compter. Un cercle infini de confiance réacquise puis brisée à nouveau. Son cerveau ne fonctionnait plus. Ça aussi, c'était arrivé un nombre incalculable de fois. Mais il aurait aimé pouvoir le faire. Pour attraper la main d'Abigail et sortir de cette funeste maison et de son attrayant propriétaire.
Mais il n'avait de toute façon nul part où aller. Et s'il était capable de retrouver Hannibal au bout du monde, Hannibal le pouvait aussi. Mais Will ne pouvait se défaire de ce regard qui le sondait et lui faisait ressentir une culpabilité qu'il n'aurait pas dû ressentir. Les yeux dans les yeux. Le seul regard que Will avait toujours accepté de soutenir.
Des mots lourds. Qui pèsent sur leurs âmes. A tous les deux. Une adolescente perdue en plein milieu. Un ballet de paroles déçues. Des deux côtés. L'impossibilité de pouvoir espérer. Aucune larme. De la consternation. Des cœurs brisés. Comme depuis bien longtemps. Une tasse se brisant à nouveau. Encore. Un statut quo établi. Qui se brisera à cet instant. Une lame enfoncée. En plein dans le ventre. Une perte d'équilibre. Un effondrement sur le sol. Baignant dans son propre sang.
Un regard de désillusion. Une main tendue. Pas pour la bonne personne. Pas pour la bonne raison. Une main acceptée. Sans aucun autre choix. Une vérité acceptée. Sans aucune autre solution. Une main tendue. Pour essayer de l'en empêcher. Le même couteau. Sur la gorge. Le même schéma. Depuis le début. L'impossibilité de s'en échapper. Une perte d'équilibre. Un effondrement sur le sol. Baignant dans son propre sang.
Une vaine tentative de retenir le sang qui continuait inlassablement de s'écouler des blessures. Les larmes n'étant toujours pas présentes. Taries depuis longtemps. Elles le devraient pourtant. Mais l'esprit de Will était trop concentré pour même penser un seul instant qu'il avait le droit de pleurer sur la situation plutôt catastrophique qu'il était en train de vivre. Et à nouveau ces mots doux et cette voix pour laquelle il s'était déjà damné. A nouveau le frôlement d'un baiser sur le front.
Will se remémora sans le vouloir un autre baiser d'adieu sur le front, en 1899. Les circonstances n'étaient pas les mêmes. Les pensées n'étaient pas les mêmes. Mais les sentiments l'étaient toujours. Et dans un bruit semblant assourdissant à ses oreilles remplies de la cacophonie qu'était les innombrables paroles de dévouement au fil des décennies, un couteau toucha le sol. Marquant un nouvel adieu.
Les pas s'éloignèrent. Et Will, tentant encore infructueusement d'arrêter les saignements d'Abigail, relâcha peu à peu sa main. Glissant de sa position initiale. Touchant le sol. Se noyant autant dans le sang l'entourant que dans ses sentiments pervers et contraires pour Hannibal.
Se sentant aspiré par le sol, relâchant tous ses membres et plongeant une énième fois dans sa table de photos éparses pour graver à jamais la trahison d'Hannibal, son dégoût de lui, sa haine, ses désillusions. Mais aussi sa propre trahison, un regard peiné, une main l'agrippant, ne laissant le couteau s'échapper, une possibilité avortée d'ataraxie trompeuse.
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Le chapitre le plus court des trois.
On voit bien encore une fois que les évènements sont un peu expédiés. Comme je l'avais déjà dis dans la note précédente, je voulais me concentrer sur les émotions en particulier même si j'ai toujours plus ou moins l'impression de faire de la merde.
D'autant plus qu'avec le concept de la mémoire et du fait qu'ils se connaissaient déjà, il n'y a pas toute l'installation très importante de leur relation, la confiance, comment ça évolue, etc. Donc j'ai forcément un peu l'impression de faire du ooc.
Pour revenir sur la fic en elle-même, l'idée vient en fait de l'image en média avec Will et Hannibal en 1888 mais j'avais pas trop d'idées dessus et je voulais quand même rester dans l'époque contemporaine. Et la mémoire a été le bon compromis.
Je voulais vraiment quelque chose avec une sorte de co-dépendance. J'arrête pas de le marteler donc j'espère que vous avez bien compris mais je voulais ce truc où ils ne peuvent compter que sur l'autre parce qu'il est le seul à qui il peut faire confiance (le "il" s'applique autant à Will que Hannibal) et le fait qu'il soit complètement perdu quand l'autre n'est pas là.
Sinon, comme d'habitude, en espérant que vous avez aimé ^^
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