Chapitre 1 : La continuité de l'éternité

Fermant les yeux, l'entièreté des bruits environnants se turent. Oubliant tout ce qui existait tout autour, ses yeux imaginèrent. Le fantôme d'un pendule se balança devant ses yeux clos, dans l'obscurité tentatrice. Tout se rembobina. Et devant lui, les yeux rouverts, il n'y avait plus personne. Plus aucun policier. Plus aucun bruit assourdissant de sirènes de voiture. Il n'y avait plus que lui, une tête de cerf et un cadavre disposé artistiquement sur ses bois, lui transperçant le corps. La cage thoracique ouverte et les poumons retirés.



Un autre balancement du pendule. Tout se rembobina. Il se vit lui, tout d'abord. Lui et la victime. Cassie Boyle. Il se vit lui ouvrir la cage thoracique. Mais d'un seul coup, le pendule se balança à nouveau. Ce n'étais pas censé arriver. Il se retrouva soudainement projeté à l'extérieur de la scène. Admirant de loin le travail du tueur.



Ça ne lui était jamais arrivé. Ou plutôt si, dans une seule situation. La mémoire de Will se mit soudainement à fonctionner à toute vitesse, lui causant un intense mal de crâne. Et là, debout devant lui, le tueur ne regardait plus la victime, il ne regardait plus son œuvre. Il le fixait lui directement. Leurs regards se croisèrent et dans un accès de reconnaissance, le tueur se déplaça tranquillement vers lui.



Se plantant devant lui, face à face, presque sur le point de se toucher, le souffle imaginaire de l'autre le faisait frissonner. Parce que les sensations passées remontaient précipitamment dans tout son corps.



« Alors te revoilà. »



Ce furent ses seuls mots avant de disparaître. Will rejoignit la surface avant même de pouvoir tendre le bras et essayer de l'attraper. La sueur coulait sur son front, les yeux écarquillés, il faillit perdre l'équilibre, seulement soutenu par Jack qui lui attrapa le bras pour le stabiliser. Jack le regarda, inquiet. Oui, son profilage étonnant mais foutrement pratique jouait sur la santé de son protégé, il le savait mais essayait de mettre ses remords de côté pour sauver le maximum de vies possible. Mais il ne l'avait jamais vu dans cet état.



« Will ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Comment te sens-tu ? »



Will regardait tout autour de lui, semblant chercher encore une présence. Lorsque son regard se posa enfin sur Jack, ce ne fut que la déception qui l'envahit. Ce n'était pas ce qu'il cherchait. Ce n'était pas la voix qu'il voulait entendre. Essayant de rassurer Jack, il lui donna le profil qu'il avait établi. Rien de plus qu'un imitateur. Pas la pie-grièche.



Cela mettait les nerfs de Jack en pelote mais Will se tut après cela. Avant de partir, il adressa un dernier regard à Cassie Boyle que l'on retirait délicatement de sa plateforme. Un voile passa devant ses yeux. C'était un imitateur. Bien sûr que c'était un imitateur. Parce qu'il n'avait pas senti sa présence dans les autres meurtres. Mais là, il l'avait senti de bout en bout. C'était lui.



Will se maudit de ne pas savoir dessiner. S'il le pouvait, il l'aurait dessiné. Sous toutes les coutures. Mais la seule chose qui lui restait était sa mémoire qui fonctionnait par intermittence. Will essaya de ne pas penser à sa mémoire. Il la détestait plus que tout au monde. Allongé dans son lit et écoutant les ronflements de ses chiens, il avait abandonné l'idée de dormir.



Il savait que s'il s'endormait maintenant, la seule chose qu'il verrait seraient des images de rues sales et de prostituées retrouvées dans des poubelles. Il savait que tout ce qu'il sentirait serait l'odeur de poisson pourri qui prend aux tripes, te donnant envie de vomir. Il savait que tout ce qu'il sentirait serait une poigne ferme mais chaleureuse sur son épaule. Il savait que tout ce qu'il entendrait serait cette voix mélodieuse, dans un accent propre, qui lui dirait de ne pas s'inquiéter.



Il avait été maudit. Pour lui, c'était une malédiction. Pour lui, c'était une bénédiction. Le souvenir d'un doux sourire refit surface accompagné d'une voix enchanteresse ne lui disant qu'une seule chose.



« A la prochaine. »



Ces trois mots étaient gravés dans son esprit et Will savait que peu importe le nombre de séances d'hypnose qu'il ferait, il ne pourrait jamais les oublier. Les larmes lui montèrent aux yeux. Mais il ne les fit pas tomber, ce serait lui donner trop de crédit. Bien qu'une part de lui le veuille. Cette simple phrase était celle qu'il détestait autant que sa mémoire. Il savait qu'il tressaillait rien qu'à l'entendre. Il savait qu'Alana l'avait vu et qu'elle ne l'utilisait plus avec lui.



Will avait une mémoire spéciale. Une mémoire que tant de gens s'arracheraient. Mais s'il pouvait simplement leur donner, Will l'aurait fait il y a tellement longtemps. Et relié à sa mémoire, une question qui divisait les foules : crois-tu en la réincarnation ?



La réincarnation était un immense sujet. Tant dans les religions que dans l'ésotérisme. Même des athées y croyaient. Les preuves étaient là. Les contre-preuves étaient là. Chacun y allait de son avis et de sa théorie. Mais Will avait la vérité. Will pouvait se réincarner. Et Will pouvait se souvenir de ses vies intérieures. Cette mémoire maudite, il avait toujours essayé de ne pas y penser. Mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Surtout lorsqu'à ses côtés, un autre homme se tenait, droit, regardant au loin en lui expliquant leur chance et ce qu'ils devaient faire pour en être le plus digne ou même pour défier le destin.



Ce fut lors de leur deuxième vie qu'il avait donné un nom à ce qu'ils avaient. Cette mémoire leur permettait de se souvenir de leurs vies passées et cela fonctionnait un peu comme une histoire racontée par quelqu'un d'autre qui finit par devenir la nôtre. A cette époque, Will avait rigolé nerveusement en faisant la réflexion que cela ressemblait aux anecdotes de jeunesse des vieux qui aimaient te raconter leur vie parce qu'ils n'ont plus rien d'autre à faire. Un éclair de reconnaissance était passé dans le regard de son compagnon et Will savait qu'il avait merdé.



La mémoire des anciens.



C'était apparemment devenu le nom de leur « pathologie ». Ils détenaient la mémoire. Ils détenaient le savoir. Ils étaient puissants. Parce qu'ils n'avaient même pas besoin d'étudier l'Histoire à travers le spectre déformé des trouvailles archéologiques et des opinions politiques des historiens. Eux avaient vécu l'Histoire. Ils étaient l'Histoire. Mais aucun des deux n'avaient au final jamais cherché à l'exploiter. Ils s'étaient contentés de passer sous les radars et de vivre une vie plus ou moins bien rangée.



Will n'avait pas réussi à dormir de la nuit. Il avait failli s'endormir sur le chemin pour venir à Baltimore et il n'était pas sûr qu'il devrait vraiment aller au travail. Mais il s'en sentait obligé. Des familles cherchaient des réponses et un tueur devait être arrêté. C'était de son devoir d'accomplir ce qu'on attendait de lui. Se traînant lentement hors de sa voiture, il arpenta les couloirs des bureaux sans vraiment savoir où est-ce qu'il devait se rendre en premier. Mais une voix l'empêcha d'aller plus loin. Jack parlait visiblement à quelqu'un qui n'était pas d'ici.



« Je vous remercie d'être venu Dr. Lecter, c'est un honneur de vous avoir et je vous remercie de nous aider. »



Jack avait demandé à quelqu'un de plus de les aider ? Il ne suffisait pas ? Le jetait-on déjà ? Alors que Will voulait s'éclipser pour ne pas croiser ce Dr. Lecter, la voix de l'invité le stoppa dans tous les mouvements qu'il aurait pu faire.



« C'est moi qui vous remercie. Je n'aurais pas pensé avoir la chance de participer à ce genre de choses avant, ce sera une expérience très enrichissante pour moi. »



Will avait l'impression que son cœur était en train de s'arrêter. Puis il reprenait du service. Mais en discontinu. Il cognait contre ses côtes. Il faisait un bruit étourdissant, anéantissant tous les autres. La conversation entre Jack et le docteur continuait, s'échangeant des banalités polies. Mais Will n'entendait plus rien d'autre. Seule la seconde voix parvenait à ses oreilles.



Parce que c'était celle qu'il connaissait plus que toute autre. Parce que c'était celle qu'il hallucinait, le soir chez lui, espérant une compagnie humaine pour le rassurer. Parce que c'était celle qu'il n'avait pas entendu depuis une vie et qu'il ne pensait pas qu'elle pouvait avoir tant d'effet sur lui.



Lâchant subitement son café qui s'effondra au sol et aspergea ses chaussures déjà salies par la terre, son corps partit avant de s'en rendre compte. Son pied faillit glisser dans le café, enduisant sa semelle du liquide amer et suivant ses pas comme le petit poucet. Il marchait bien plus vite que ce qu'il en avait l'habitude. Et son corps privé de repos tirait sur ses maigres ressources. Un point de côté se fit sentir en moins de deux sur la courte distance qu'il parcourut. Il faillit également se prendre un mur devant lequel il s'arrêta en catastrophe, s'appuyant lourdement dessus.



La tête baissée, ses cheveux sales pendaient, bloquant toute vue sur son visage. Jack eut à peine le temps de demander à Will ce qu'il se passait qu'il releva brusquement la tête. Il ignora Jack. Son regard se portait sur autre chose. Toute son attention se portait sur autre chose. Il n'existait rien d'autre, rien de plus qu'eux deux en cet instant précis.



Et celui qu'il détestait tant. Celui qu'il aimait tant. Celui qui avait donné ce nom pourri à leur mémoire. Celui qui lui disait toujours qu'ils se reverraient la prochaine fois. Celui-là se tenait devant lui, les yeux plus écarquillés qu'il ne les avait jamais vu. Le docteur Hannibal Lecter restait figé sur place, son propre regard ne pouvant se détourner de l'homme en face de lui. Celui qui hantait ses propres pensées et ses innombrables carnets de dessin. Celui qu'il cherchait tant à retrouver à chaque fois pour retrouver une présence familière.



Il n'avança que d'un pas avant de se faire subitement déstabilisé par Will qui, ne sachant pas pourquoi, lui avait foncé dessus. Le prenant dans ses bras, Hannibal essaya de les stabiliser sans qu'ils ne s'effondrent au sol. Les mains d'Hannibal se refermèrent instantanément sur Will, le serrant plus que de raison contre son corps, refusant de le laisser s'éloigner ne serait-ce que quelques instants.



De son côté, Jack était plus que perplexe. Son protégé et meilleur profileur venait tout simplement de sauter sur le psychiatre à qui il avait demandé de l'aide justement pour le cas de son meilleur profileur. Et ce ne semblait pas une erreur de personne. Hannibal avait resserré le contact instantanément, piégeant l'autre homme dans une étreinte libératrice.



« Vous auriez pu me dire que ... vous vous connaissiez ... »



Hannibal releva doucement la tête, ne voulant pas échapper au contact avec Will. La tête de Will, qui, elle, ne s'était toujours pas relevée de sa position initiale, c'est-à-dire du cou du psychiatre. Hannibal ne regarda Jack que d'un œil, préférant garder toute son attention sur l'homme entre ses bras.



« Oui et non. Nous nous sommes connus il y a longtemps mais les noms ne sont pas quelque chose auxquels j'attache de l'importance. Il ne connaît donc pas mon nom et je ne connais pas le sien. »



Avec une moue dubitative, Jack aurait tout de même aimé que ses deux non-agents se lâchent un instant.



« Au moins, les présentations iront plus vite. »



Jack aurait au moins aimé que la journée se termine aussi vite que les présentations. Il n'avait pu fournir d'explications cohérentes ni à l'un, ni à l'autre. Les deux étant occupés à se regarder soit dans le blanc des yeux, soit quand ils pensaient que l'autre ne regardait pas. Ce qui était, tout le temps. Will et Hannibal, quant à eux, n'avaient qu'une envie, se retrouver seuls pour enfin parler librement.



L'occasion se présenta à la fin de la journée lorsque Hannibal proposa à Will de venir manger chez lui. Will savait. Il savait ce qu'il risquait d'y avoir au menu. Mais il viendrait quand même. Parce qu'il avait besoin de se retrouver seul avec lui. Parce qu'il avait besoin de la seule personne qui pouvait le comprendre. La musique dans la voiture fit doucement rire l'homme aux lunettes qui posa son regard nostalgique sur le conducteur.



« L'humanité a crée tout un tas de styles de musiques différents. On a connu le rock, le punk, la pop. Mais toi, tu continues toujours d'écouter la même chose. Le même classique. Les mêmes compositeurs. Est-ce que j'ai raison de supposer que tu as un clavecin dans ta maison ? »


« La musique est le marqueur d'une époque et de nos pensées, Will. Tu écoutes de la pop parce que tu veux danser dessus jusqu'au bout de la nuit. J'écoute du classique parce que cela réconforte ma mémoire et me replonge dans mes tendres années où je l'ai découvert pour la première fois. Quant aux clavecin, tu supposes bien. Je suppose pour ma part que c'est pour ça que tu travailles pour le FBI. »


« Je travaille pour le FBI maintenant comme je l'ai fait pour la police il y a toutes ces années pour la même raison. Toi. Tu es mon lien avec les forces de l'ordre peu importe les époques. »


« Dois-je être flatté d'être ta motivation à sauver des vies ? »


« Tu n'aurais pas besoin de l'être si tu ne continuais pas ton manège. »


« Mon manège, comme tu dis, n'est qu'un moyen pour moi. »


« Un moyen d'être le cinglé que tu as toujours été ? »


« Tu sais que les choses ne sont pas comme ça, Will. »


« Je déteste ça. Je déteste que tu puisses continuer de dire mon nom en pensant à un autre que j'ai porté parce que le destin a trouvé amusant de continuer de m'appeler de la même façon. Et pourtant, je ne peux pas faire la même chose avec toi, Jack. »


« N'as-tu pas l'impression d'appeler Jack Crawford en disant ce nom ? »


« Non. Et c'est le pire. Parce que lorsque le nom de Jack Crawford résonne dans ma tête, c'est toi que je continue de voir. Le Jack que tu as été. Le Jack qui a sévi pour la première fois. »


« N'est-ce pas une bonne chose alors, que j'ai changé de nom ? »


« Non. Parce que je fais la même chose en portant le même nom, à peu de choses près. William, Will. Mais toi, tu fais la même chose en changeant d'identité. C'est injuste. »


« Il y a beaucoup de choses qui sont injustes dans la vie. Je ne pense pas que je le suis. »


« Si, nous le sommes. L'un envers l'autre mais surtout envers les autres. »



Le reste du chemin se fit uniquement accompagné par Tchaikovsky. Will regardait désormais la route, se perdant dans ses propres pensées, commençant de mélanger les époques et les évènements.



Il n'aurait pas dû être surpris. La maison de Hannibal était exactement comme il l'attendait. Cette petite touche d'arrogance dans la décoration était tout ce qui le caractérisait. Les murs sombres aussi, peut-être. Un message subtil de la propre noirceur de son cœur que Will était le seul à comprendre. Parce que Hannibal ne voulait que lui, qu'il soit le seul à comprendre. Will traîna les pieds dans la maison, ne prenant pas la peine de retirer ses chaussures pleines de terre, satisfait du sautement d'agacement du sourcil du psychiatre. Encore quelque chose qu'il était le seul à connaître.



Parce que de tout ce qui existait dans le monde, s'il y avait quelque chose dont Will Graham était un expert, c'était bien Hannibal Lecter. Ou plutôt, William Wright connaissait Jack Darnell sur le bout des doigts. Traînant paresseusement ses doigts sur le mobilier, d'autres souvenirs se superposèrent aux images qu'il voyait. Une autre maison tout aussi chic d'un médecin révolutionnaire qui aimait le classique et la bonne nourriture.



S'asseyant à table, Will regarda par la fenêtre, pas encore prêt à mettre les pieds dans la cuisine. Hannibal se tenait debout, devant la porte ouverte, ne pouvant détacher les yeux de William. Il avait raison. Qu'il ait gardé le même prénom était une aubaine pour lui. Se dirigeant vers la cuisine sans le vouloir, il voulait apporter le repas suffisamment vite pour ne plus rester un seul instant loin de l'autre homme.



Hannibal avait prévu de la viande en début de journée. Mais la rencontre fortuite avec la personne qu'il préférait le plus au monde l'avait convaincu de changer ses plans. Il ferait du poisson. Il était certain que le profileur continuait de pêcher. Il n'était pas le seul à connaître l'autre sur le bout des doigts. Il mit plus de temps qu'il ne l'aurait voulu pour sa préparation mais de toutes les personnes au monde à qui il préparait le repas, Will était celui à qui il voulait le plus faire plaisir, que ce soit le meilleur, que ce soit parfait.



Le début du repas se passa une nouvelle fois dans le silence. C'était ridicule à dire et Will se serait tiré une balle s'il devait le dire à voix haute mais il n'avait pas besoin de paroles pour comprendre Hannibal. Un regard suffisait. Un regard et il savait instantanément à quoi l'autre pensait. Mais si c'était le cas dans un sens, ça l'était aussi malheureusement dans l'autre sens. Et même si cela ressemblait à une comédie romantique de seconde zone, c'était la vérité.



« Tu as déjà consommé Cassie Boyle ? »



Le tact n'avait jamais vraiment fait partie des qualités de Will. Hannibal le savait mais restait toujours stupéfié de ça. Malgré toutes ces années, il continuait de le surprendre. La fourchette de Hannibal se suspendit dans les airs, ne la reposant qu'après quelques longues secondes.



« Question débile, pardon. Tu ne laisserais pas la viande pourrir, n'est-ce pas ? »



Avec un sourire ravi, Hannibal le regarda droit dans les yeux. Will avait toujours détesté les contacts oculaires, les fuyant par tous les moyens. Mais lui, il l'avait toujours regardé droit dans les yeux, ne détournant jamais le regard, comme s'il inspectait son âme. Hannibal était ravi qu'il le connaisse comme ça. Parce que ce n'étaient plus que des questions rhétoriques entre eux. Les questions qui nécessitaient de vraies réponses avaient toutes été épuisées depuis longtemps.



« Si tu connais la réponse, pourquoi poses-tu même la question ? »


« Pour savoir ce que tu comptes répondre. Il n'y a que nous deux ici. Tu n'as pas besoin de mentir ou de jouer le gentleman désolé par la perte d'une pauvre jeune femme. Tu as changé d'ailleurs. »


« En quoi ? »


« Avant, les premières filles, ce n'étaient que des prostituées. Personne ne se soucierait jamais de leur perte. Et tu ne prenais quasiment toujours que les utérus. J'en étais venu à la conclusion que le tueur avait une haine des femmes travailleuses du sexe. Mais maintenant, tu tue sans distinction et tes « trophées chirurgicaux » ont changés. Tu prends beaucoup de foie ces temps-ci, des poumons aussi. »


« L'utérus a bon goût mais je dois dire que j'ai fini par me lasser. S'ouvrir à d'autres possibilités, celles qui changent de l'ordinaire et qui renouvelle son existence est le propre de l'Homme. Pouvoir se réinventer fait partie intégrante de l'évolution que nous subissons et créons inévitablement. Et le foie est tout aussi bon que le reste. »


« Tu ne prends que les meilleurs morceaux. »


« Cela dépend. Il m'arrive aussi de prendre des morceaux moins nobles suivants les recettes. Le bœuf Bourguignon nécessite les morceaux les moins nobles, ceux que l'on a pas utilisé pour les autre recettes. C'est un plat du peuple après tout. »


« Quel goût avaient-elles ? Quel goût avait Annie Chapman ? Mary Ann Nichols ? Elizabeth Stride ? »


« La peur. Rien que le goût amer de la peur. Cela gâchait un peu la viande dans un sens.Mais tout est une question de technique. Lorsque l'on trouve comment faire pour les tuer sans qu'ils ne s'en rendent d'abord compte et que l'on perfectionne ses techniques en cuisine alors tout est tout de suite meilleur. Nous avons également accès à des ingrédients auxquels nous n'avions pas accès à cette époque. »



Le problème comme toujours avec Hannibal, c'était qu'il n'y avait jamais de preuves. Il était fort. Même depuis le début. Il n'avait jamais laissé de preuves en 1888 et William avait détesté ça de tout son être. Il savait que c'était lui mais n'avait jamais pu le prouver. Alors il avait appelé le tueur « Jack » comme un message pour l'avenir. Pour que l'on puisse, avec les nouvelles méthodes de criminologie, relier Jack Darnell, le brillant médecin, à Jack l'éventreur.



Hannibal devait tenir à ce nom. L'éventreur. Cela faisait deux fois qu'il portait ce nom. Et pour la seconde fois, c'était Will qui était chargé de l'enquête. Du moins en parallèle de la pie-grièche, Garret Jacob Hobbs. Qu'il avait tué. Cela l'avait effrayé. Plus que de raison. Jack et Alana pensaient qu'il était effrayé car il n'avait jamais tué. Will était un empathe, tuer quelqu'un était destructeur pour beaucoup de monde et lui d'autant plus.



Mais non. Will était effrayé parce que Garret Jacob Hobbs ressemblait tellement à Hannibal Lecter. Et que si les circonstances avaient été légèrement modifiées, c'est sur Hannibal qu'il aurait tiré une dizaine de balles. Will détestait Hannibal Lecter, il détestait Jack Darnell. Mais il ne pouvait pas vivre sans. Parce qu'il était sa bouée de sauvetage, le seul qui le regardait et n'avait pas besoin de lui parler pour lui dire qu'il comprenait.



Et parce qu'il avait adoré ça. Il avait adoré tuer Garret Jacob Hobbs. Et qu'il savait que s'il tuait Hannibal, il pouvait parfaitement adorer ça. Les sensations seraient inéluctablement similaires. Et cela ravirait Hannibal de savoir que Will aimait le tuer. Parce qu'ils se ressembleraient un peu plus. Parce qu'ils seraient encore plus liés qu'ils ne l'étaient déjà.



Will ne voulait pas tuer Hannibal. Durant toutes ses vies, il s'était posé la question plusieurs fois. Aurait-il dû le faire, au moins une fois, pour protéger de futures victimes? Mais il ne pouvait jamais se résoudre à le faire. Parce qu'il n'y avait qu'eux deux. Et que s'il perdait Hannibal, il perdait sa seule chance de stabiliser son esprit déjà confus par tout le reste. Traverser les époques n'était pas aussi reluisant que ce que l'on pourrait penser parce qu'on finit toujours irrémédiablement par se rendre compte que l'on est seuls.



Il ne savait pas si la présence d'Abigail était une bonne ou une mauvaise chose. Il avait commencé à la prendre sous son aile par pure culpabilité. Il ne s'était pas réveillé un matin avec des instincts paternels. Lorsqu'il la regardait, la seule chose qu'il voyait était le corps de son père sur le sol, lui disant de regarder. Tout ce à quoi il pouvait penser était l'écoulement du sang sur ses mains, incapable de l'arrêter et des mains fortes, s'appuyant sur les siennes pour stabiliser. Que ce soit le stabiliser lui ou la blessure de la jeune fille, Will ne le savait pas.



Il ne voulait pas qu'elle soit plus impliquée que ce qu'elle était. Son père était un meurtrier et Will savait ce que cela faisait d'être associé à un meurtrier sans le savoir. Jack défendait mordicus l'idée qu'elle ait pu aider son père et bien qu'il ne veuille pas le croire, une partie de lui savait que c'était la vérité. Parce qu'il connaissait Hannibal et qu'il était capable de reconnaître quelqu'un qui avait déjà tué s'il le fréquentait suffisamment longtemps.



Et ce que toutes ces nuits sur un canapé inconfortable d'hôpital lui avait appris, c'était qu'Abigail cachait assurément quelque chose. Mais la survie n'était pas quelque chose que l'on expliquait avec plaisir. Will comprenait qu'Abigail ne dise rien. Mais il l'aimait. Il voulait prendre soin d'elle. Encore fallait-il qu'elle l'accepte. Mais elle se réchauffait peu à peu à eux. A Hannibal principalement. Et cette connaissance apporta un froid soudain en lui.



Will savait qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond chez lui. En dehors de sa mémoire bien entendu. Et il savait qu'Hannibal était impliqué. Parce qu'il l'était toujours. Et parce que Jack avait jugé bon qu'il fasse une thérapie avec lui. Will voulait rire de l'incongruité de la situation. Will était au courant de tout, il savait depuis le début que Hannibal Lecter était l'imitateur, qu'il était l'éventreur de Chesapeake. Parce qu'il pouvait le ressentir. Parce que ce n'était pas la première fois qu'il y était confronté.



« Qu'est-ce que tu m'as fait cette fois ? »


« Cette fois ? Je crains de ne pas savoir de quoi tu parles. »


« Je deviens fou, Hannibal. Je sens que je perds le contrôle. Sur moi-même et tout ce qui m'entoure. Et je sais que tu es relié à ça. »


« Tu m'offusques, tu le sais Will ? Je n'ai toujours voulu que ton bien. »


« Tu veux mon bien mais si au milieu de l'histoire tu pouvais t'amuser avec moi, tu ne dirais pas non. »


« Peux-tu me reprocher d'aimer tes réactions et tout ce que tu es ? Tu es le seul qui n'a jamais réussi à me satisfaire. »


« Et pourtant, si tu pouvais me manger, tu sauterais sur le première occasion venue. »


« Évidemment. William, nous pouvons recommencer. A chaque fois. Si je peux te dévorer une fois, je sais parfaitement que je peux attendre la prochaine pour t'avoir une nouvelle fois à mes côtés, sans forcément te manger d'ailleurs. »


« On sait parfaitement tous les deux que si tu me cuisines une fois, tu ne seras jamais capable de t'arrêter. Et nos prochaines vies ne seront qu'un jeu du chat et de la souris où la seule chose que tu veux de moi, c'est ma chair à consumer. »


« Mais ne sommes-nous pas déjà dans un jeu du chat et de la souris ? Tu essayes de me mettre derrière les barreaux après tout. »


« Tu es un tueur, un meurtrier, un cannibale et tous les synonymes pompeux auxquels tu peux penser. Tu es dangereux et le monde se porterait bien mieux si étais en prison ou dans un asile. »


« Tu es aussi dangereux que moi, Will. »


« Je te demande pardon ? »



Hannibal se leva de sa précédente place d'où il n'avait pas bougé de toute la conversation, son fauteuil de psychiatre en cuir qui coûtait bien plus que le salaire annuel de Will. Durant tout l'échange, Will avait arpenté la salle de consultation, les mains tantôt dans les poches, tantôt triturant nerveusement ses cheveux bouclés. A la dernière remarque d'Hannibal, il se figea devant le bureau tout aussi luxueux que le reste du mobilier de la pièce.



En se levant, Hannibal passa ses mains sur le tissu du costume, assouplissant les plis. Du point de vue de Will, il avait l'air de se ficher de la conversation mais il savait au fond de lui-même que c'était faux. Parce qu'il était la seule chose qui piquerait toujours la curiosité et l'attention du Dr. Lecter, anciennement Dr. Darnell. Ses pas ressemblaient à ceux d'un félin traquant sa proie. Confiant, attentif, ne détournant jamais le regard de son objectif. Will était une proie. Il le savait. Il n'avait jamais été rien de plus. De ses quatre vies, Will n'avait jamais réussi à être chose qu'une proie. Mais il semblait que Hannibal ne pensait pas la même chose.



Hannibal était maintenant en face de lui. Le piégeant contre le bureau, le forçant à attraper le bois pour se stabiliser, creusant sa paume avec le bord. Will essayait vainement de se reculer mais il n'avait aucune échappatoire. En face de lui, rapprochant son visage plus que de raison, était un tueur en série, cannibale de surcroît qui l'adorait et l'érigeait en muse dès qu'il le pouvait. Et ce cannibale, qui avait arrêté de parler, ne pouvant s'empêcher de fixer les lèvres de Will, avait lui aussi tout un tas de pensées au fin fond de son esprit.



« On connaît la vérité tous les deux, William. »



Son premier nom, susurré de cette manière par une voix qui remontait en lui des vieux désirs qu'il n'avait jamais pu éteindre, comme les braises d'un feu destinées à se rallumer inévitablement. Ce nom dont il se souvenait encore être prononcé pour la toute première fois, dans l'air humide d'un automne anglais, remuait en lui des instincts qu'il essayait pourtant de faire taire. Des instincts indubitablement remontés à la surface par cette même voix ensorceleuse.



« Je me rappelle de nos premières enquêtes, côte à côte, tu oubliais toujours ton manteau et tu frissonnais dans le froid. La météo était toujours catastrophique, rien de plus que l'Angleterre ne peut apporter au monde. Je me rappelle de tout, William, et je sais que toi aussi. Parce que nous sommes comme ça. Nous sommes obligés de nous souvenir. Ton regard. Parmi toutes les choses du monde que je garde précieusement dans mon palais du souvenir, ton regard est ce que je place sur un piédestal. Tu les regardes, ces prostituées et tu te mets à la place du tueur. Et avec ce regard, tu imagines que c'est toi et seulement toi qui les as tué. William, tu as vu. Tu as vu les victimes, tu as vu les tueurs. Et ce n'est jamais à la place des victimes que tu es. Tu es curieux. Tout comme je le suis toujours. Tu viens de découvrir pour la première avec Garret Jacob Hobbs la sensation de tuer. Je sais que ça t'a plu. Tu as été obligé de m'en parler. Et maintenant j'en suis plus sûr que jamais. Nous sommes pareils. Tu n'as jamais voulu sombrer parce que tu penses encore à tort que le meurtre nous déshumanise. Mais c'est l'inverse. Je suis plus humain que n'importe qui et tu le sais aussi bien que moi. Parce que nous sommes similaires. Et maintenant, tu vas continuer de penser à tuer, à comment tu ferais pour dépecer cette demoiselle qui fait du stop. Tu ne perds pas le contrôle, Will, tu te rapproches de moi. Et il n'y a rien de plus fabuleux au monde. »



Tout au long de son discours, Hannibal s'était progressivement rapproché. Encore plus qu'il n'était possible de le faire. Sa main droite s'entaillait sur le bord du bureau, à côté de celle de Will mais la gauche s'était posée sur la taille de Will qu'il avait caressé lentement au début pour s'enrouler petit à petit sur toute sa taille, le bloquant irrémédiablement. Leurs visages n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Le souffle de Hannibal chatouillait la coquille de l'oreille de Will, faiblissant les genoux du profileur.



Il perdait pied. Il se sentait perdre pied petit à petit. C'était l'effet qu'il avait toujours eu sur lui. Et cette fois-ci ne dérogeait pas à la règle. Will essaya de se rattraper à l'épaule d'Hannibal, froissant le tissu dans sa poigne. Mais à ses oreilles et son esprit fatigué par le manque de sommeil et les cauchemars et hallucinations en tout genre, la voix de Hannibal n'était rien de plus qu'une grâce salvatrice.








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Que puis-je dire ? J'ai été happée par une hyperfixation sur Hannibal après l'avoir fini.


Au début, je ne savais pas du tout la longueur que ça allait faire, j'ai juste commencé à écrire. Puis je me suis rendue compte que pour intégrer tout ce que je voulais, un seul chapitre était impossible, ce serait beaucoup, beaucoup trop long. Ce sera donc découpé en trois, un chapitre par saison. Et si vous pensez que ce chap est long, vous avez pas vu le troisième.


Je suis honnêtement un peu mitigée sur ce three-shot. D'un côté je l'aime bien, j'aime bien l'ambiance qu'il dégage avec cette espèce de co-dépendance involontaire. Mais de l'autre, mon perfectionnisme revient pour me dire que c'est pas assez bien, que je suis pas allée assez loin dans les émotions des personnes, que c'est trop nul bref.

Vous me direz vous ce que vous en pensez du coup.


A noter aussi que vous remarquerez que beaucoup d'éléments canons ont été rushés comme c'est pas permis de l'être parce que je voulais me concentrer sur les ressentis. Donc j'ai pas détaillé les évènements. Et si je l'avais fait, autant vous dire que ça aurait pris plus de trois chapitres et en plus ça m'aurait fait carrément chier parce que j'aurais eu l'impression de pas m'en sortir.


(J'ai classé l'histoire en mature à cause des meurtres, des mentions de cannibalisme et de tout le sang présent tout le long et puis Hannibal seul devrait suffire je pense.)


Playlist écriture : - "King" Florence and the Machine

- "Which Witch" Florence and the Machine


Sinon, comme d'habitude, en espérant que vous avez aimé ^^


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