La chambre

-Voilà. Ma chambre, m'informe Lucien en poussant la porte.

Rêve s'y engouffre de suite, saute sur un lit défait et se roule en boule, déjà à sa place dans cet environnement.

Sa chambre est le contraire même de ce à quoi je m'attendais. Elle n'est que désordre, des objets, des feuilles et des vêtements sont éparpillés dans chaque coin de la pièce.

Les couettes du lit forment un monstre bleuté roulé en boule, son bureau est remplis de feuilles pleines d'écritures allant jusqu'au pied de ce bureau. Les  feuilles sont partout, allant sur le sol, le lit, une commode, entre deux coussins de son canapé... Mais ça n'est pas la chose qui me surprends le plus. C'est l'étagère au dessus du bureau. 

Il y a un nombre incroyable de carnets bruns. Ils se succèdent tous à la suite comme de bons petits clones des uns des autres. Mes doigts brûlent de les effleurer, de comprendre ce que Lucien ne dit pas.

J'entre dans cette chambre, regardant tout autour de moi l'apocalypse des lieux. Ses pensées sont comme sa chambre. Désordre. 

-Désolé pour le bazar...

Lucien commence déjà à récupérer des tas par terre et à les ranger. Un sourire vient se glisser sur mes lèvres. Le capharnaüm des lieux est loin de me déranger, il me rassure, rend la pièce plus vivante, plus habité. L'odeur de Lucien est plus présente ici que nulle part ailleurs, c'est un concentré de savon et de citron. Je n'arrive pas à savoir si cette senteur est bien ou non.

-Ça va, la mienne est en ce moment aussi dérangée que la tienne.

Il arrête tout d'un coup son remu ménage et me fixe.

-Ta... Chambre est un désordre ?

Il paraît profondément surpris. J'affirme de la tête, et pour aucune raison apparente, nous éclatons tout deux de rire, comme deux enfants innocents à l'avenir prometteur.

-C'est le seul endroit où je suis moi, m'explique-t-il. Et en moi, c'est la tempête qui gronde.

Il hoche la tête et s'assoit sur le lit, près de Rêve qui ronfle profondément.

-Moi aussi.

Mes yeux s'égarent partout dans la pièce. Je voudrais tout voir, tout comprendre. Soudain, mon regard se bloque sur un objet posé sur sa commende qui ne m'avait pas interpelée jusqu'ici. Cet objet semble ne plus être à sa place dans cette chambre, il est plus sombre et aussi plus clair, il ne porte pas un gramme de poussière sur lui mais semble aussi vieux que le monde.

Je m'approche. J'entends Lucien dans mon dos se tortiller.

Je prends un des pions noirs dans ma main. Il a un corps plutôt rectangulaire et une tête ronde fissuré en son centre en profondeur. Il est petit et pèse dans ma main le poids d'une plume, sa texture est douce et froide comme le marbre.

Mon regard se repose sur la tablette noire et blanche, elle est fissurée au centre comme le choc violent d'un poing contre l'échiquier, mais les couleurs restent fidèles à leur case et le noir ne vient en aucun cas baver sur le blanc, comme si les opposés étaient bloqués par un mur invisible.

Mes doigts se posent instinctivement sur la brisure qui forme comme un cratère au centre des deux couleurs adversaires. 

-C'est un fou.

Je me tourne vers Lucien qui s'approche de moi, le regard peiné. 

-Quoi ? Qui ? je demande, ne comprenant pas grand chose à ses mots.

-La pièce que tu as dans tes mains.  Ça s'appelle un fou.

J'observe plus attentivement la pièce noire dans mes mains.

-Oh. Je n'y connais pas grand chose aux échecs, je n'ai jamais joué.

Je repose le fou à sa place et je tourne vers Lucien dont le regard est lourd et rongé par une tristesse apparente.

-Je ne joue plus... marmonne-t-il.

-Pourquoi ?

Ses yeux verts se posent sur le jeu d'échec, puis sur moi. Il cligne plusieurs fois rapidement des yeux avant de commencer :

-J'allais à un tournois d'échec quand on a eu l'accident.

-Ça n'est pas de ta faute.

Je ne sais pas pourquoi je dis ces mots, peut-être qu'au fond je sens qu'il s'en veut, autant que je m'en veux moi même de l'état de mon père.

Je suis hanté par un vivant et lui par une morte...

Lucien secoue la tête et s'assoit à même la moquette grise de sa chambre. Je me penche vers lui et répète mes mots. Lucien soupire.

-Ce qui est arrivé... Etait horrible, mais en aucun cas de ta faute. 

Il me regarde alors, les yeux voilés de souvenirs. 

-Parfois... Tout le temps, j'aimerai qu'elle soit là, mais elle ne revient jamais.

-Je sais, c'est la même chose pour moi, je chuchote.

Il se prend alors la tête entre les mains et secoue la tête, comme pour se débarrasser de toutes ses pensées sombres qui s'emparent petit à petit de sa raison et le dévore de l'intérieur.

Une idée me vient alors. 

J'attrape le jeu d'échec de la commode et la pose sur la moquette, en face de Lucien qui relève la tête vers moi.

-Je... Ne peux pas, Saturne.

-Bien sûr que si, je tranche. Apprends moi à jouer.

Il avale avec difficulté sa salive et se redresse légèrement. Ses yeux ne quittent pas les miens. Je peux percevoir la peur transpercer son âme et se répandre autour de nous, dans sa chambre et au delà.

Il nage dans sa propre peur et tente de rester à la surface, mais ce qu'il ne sait pas, c'est que les démons savent nager.

Son corps tressaute, mais il résiste et garde la tête hors de l 'eau, à la limite de la panique. Il inspire un long moment avant d'expirer et de lâcher :

-Tu es les blancs. Les blancs commencent toujours à jouer...

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