L'eau et la nuit

-La nuit tombe, on devrait rentrer maintenant. chuchote Lucien timidement.

Il a raison, le ciel s'obscurcit de plus en plus jusqu'à ne devenir plus qu'un noir d'encre profond qui semble tacher tout notre monde. Les étoiles n'existent pas ce soir, elles sont cachées derrière des nuages d'une nuit plus lourde encore. Des gouttes de pluie commencent à tomber, d'abords doucement puis de plus en plus rapidement. Mais je ne veux pas rentrer. Pas tout de suite. Je refuse de briser l'instant que m'apporte le présent, que m'apporte ce parc.

Alors je quitte l'arbre et marche dans le parc au hasard, guidée par un destin qui m'est pour l'instant inconnu. Lucien me suit et le jeune chat reste près de l'arbre, à l'abri de la pluie et du mauvais temps froid et humide.

-Tu vas te faire gronder par ton père ! s'exclame-t-il.

Je peux sentir une certaine panique dans sa voix et nous savons tout les deux que mon père fera pire que simplement me gronder. C'est cela qui terrifie Lucien, il a peur que je me fasse battre par sa faute. Sa timidité lui a apporter une limite, une sorte de barrage contre la méchanceté. La personne qui se tient face à moi serrait bien incapable de toute violence.

-Même si je rentre tout de suite, les retrouvailles avec mon père ne seront pas bonne, alors fait en sorte que cet instant vaut la peine de rentrer tard. je réplique en marchant plus vite.

Bien sûr que j'aurais dû rentrer dès ma sortie des cours pour éviter toute réprimande... Et encore. Mais comment ne pas remercier la personne qui m'a sauvé d'une honte certaine par deux fois ? La première en me sortant des griffes de trois imbéciles animés par la souffrance d'autrui et la seconde fois en réparant mes cheveux divisés par ces bourreaux sans cœur. 

Sans que je comprenne ce qu'il se passe, Lucien m'attrape par la manche de mon manteau et me tire en arrière. Dans son mouvement, je faillis tomber, mais sa main me retint dans ma chute vers le sol. Je comprends pour la première fois l'éclat que j'avais vu au fond de ses yeux et je comprends aussi pourquoi ils me sont familiers. Je porte le même éclat, celui d'une tristesse profonde qui marque l'âme et le cœur jusqu'au delà de l'imaginable. C'est une marque qui déforme l'âme et rend le cœur plus fragile. 

Je le laisse alors me guider dans le parc. Nous marchons lentement dans la nuit, nos pieds couinent à l'unisson sur le chemin trempé. L'eau ne dérange aucun de nous, nous sommes tous deux aussi trempé l'un que l'autre jusqu'à l'os mais la pluie ne dérange pas. Mes vêtements me collent à la peau et sont froids mais c'est agréable de pouvoir sentir les éléments de la vie continuer d'exister. La pluie tombe de plus en plus rapidement. Les gouttes forment des cratères par terre et chantent à tu tête de plus en plus fort, elles sont de plus en plus nombreuses.

Elles glissent sur ma chair avec agilité et un savoir faire exemplaire qui me fait frissonner. Ces gouttelettes coulent également sur les lunettes noires de Lucien.

Nous nous arrêtons prêt d'un lac. Les gouttes qui entrent en contact avec ce lac disparaissent en formant de jolies cercles de toutes tailles à la surface de l'eau, se troublant au passage de ce liquide tombé du ciel, comme une magie naturelle des nuages.

Mon regard s'illumine, ce lac est magnifique plongé comme cela dans une obscurité oppressante qui semble tout dévorer sur son passage.

Lucien enlève ses chaussures et chaussettes et met les pieds dans l'eau avec rapidité. Ses gestes sont toujours d'une précision exacte, comme calculés à l'avance, c'est étrange... Je me demande à quelle vitesse son cerveau est capable de réfléchir pour être aussi apte à prévoir l'action qu'il s'apprête à faire.  

Lucien me regarde, m'invitant du regard à faire la même chose que lui. Ses pieds barbotent dans l'eau qui doit être un peu froide, mais quelle importance ? Ressentir des choses veut bien dire vivre, alors à quoi bon vivre si on ne fait jamais rien ?

Mais une autre pensée me vient soudain, qui n'est pas le fait de mettre seulement mes petits pieds dans l'eau froide de la nuit.

J'enlève  d'abords mon manteau rubis, puis mes ballerines. A cet instant, je vois Lucien, prit de nouveau de panique qui balbutie des suites de mots sans sens, cherchant des mots que son cerveau a du mal à sortir. Ses gestes sont d'une si grande précision que c'en est déroutant, pourtant, ses mots sont des suites incompréhensibles qui semblent se bousculer dans sa tête comme un poisson hors de l'eau.

Il demande, les yeux écarquillés, l'esprit embrouillé de phrases.

-Mais... Qu'est ce que tu fais ?!

-Je vais dans l'eau, ça se voit non ?

-Mais... mais... mais...

J'enlève par la suite mon haut et mon pantalon, sans attendre qu'il finisse une quelconque phrase. Mon corps se retrouve alors protégé seulement par une nuit pluvieuse et en sous-vêtements, débardeur encore plus noirs que la nuit. 

Le regard de Lucien reste braqué sur mes bras meurtris, une des chose qu'il ne peut accepter et qui pourtant, fait partie de moi.

-Alors tu viens ? Je commence a avoir un peu froid moi...

Il soupire, secoue la tête et retire ses pieds de l'eau en un bruit mat et réconfortant qui me donne envie de sauter la tête la première dans le lac. Je suis certaine que s'il ne faisait pas si noir, je pourrais le voir rouge comme une tomate.

A la place, il enlève méthodiquement chaque vêtement avec une lenteur que je ne lui connaissais pas et qui me rappelle son problème. Phobie sociale, timidité aiguë et bien entendu, pudique. Je le force peux être à combattre de redoutables monstres, dont la forme même me reste inimaginable. Pendant un instant, je m'apprête à lui dire d'arrêter, qu'il n'est pas obligé de me suivre dans ma folie du vivant, mais il a déjà fini de se déshabiller. Lucien se retrouve donc sans pantalon et torse nu.

Mes yeux restent un instant braqué sur son ventre que je peux très bien voir dans la nuit tant sa peau est pâle.

La nuit totale accentue sa maigreur et sa pâleur. Il met les mains autour de son torse pour tenter de cacher un peu sa nudité qui le gêne. Je lui souris doucement, pour le rassurer et m'approche de lui. Quand il me voit tout près de lui, il recule et j'en profite pour le pousser à l'eau et ainsi, faire disparaître la gêne qu'il a pour son propre corps. Pendant une fraction de seconde, avant que son corps ne touche l'eau du lac, je vis dans ses yeux de l'amusement. Un amusement qui prit le dessus sur cet éclat de tristesse profonde qui semblait si infranchissable, pendant un instant, cet éclair disparu totalement. 

J'éclate de rire et saute à mon tour dans l'eau glaciale qui se referme sur moi comme une lame bien aiguisée, elle m'en coupe le souffle et la circulation de mon sang.

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