Chapitre 9
Il est presque vingt-deux heures lorsque nous quittons le bois. Je n'ai pas vu le temps passer. Alister non plus. Il avance à côté de moi et me sert de bouclier. Sur le chemin, nous croisons des ombres dans les bosquets. Puis des femmes vêtues seulement de mini-jupes. Il y a même des jeunes garçons qui alpaguent des hommes. Ils mettent leur charme en valeur et font des sourires.
Alister salue quelques-uns d'un signe de tête. J'ai froid dans le dos. Je me rappelle des paroles d'Elya cette nuit et je comprends mieux sa colère, dans la voiture d'Amir. Le regard qu'elle a lancé à Valentin. La soufflante qu'elle a passée à Alister.
– Tu fais ça, toi aussi ?
– Plus maintenant.
Il me regarde à peine et fixe son regard devant lui.
– Tu n'as pas peur ?
– Les premières fois, j'étais terrifié. Ensuite, c'est devenu une habitude.
Ses mains sont rentrées dans son sweat et son sac rebondit sur son dos.
– Tu n'as jamais travaillé ?
– Parce que tu crois que la prostitution n'est pas un travail ?
– Légalement, je veux dire.
– Se prostituer est légale. La France nous autorise même à déclarer nos revenus aux impôts. C'est le racolage qui ne l'est pas.
– Ce qui revient au même, non ?
– Ce qui complique les choses surtout. On ne fait rien de mal pourtant, la loi pourrait nous laisser faire notre travail.
Je remarque l'emploi qu'il fait du « on », mais ne dit rien. Il a dit ne plus faire ça, mais j'ai bien compris qu'il n'avait pas complétement arrêté. Quand je le regarde, j'ai du mal à l'imaginer à la place de ces garçons. L'idée qu'il puisse être livré à la merci d'hommes que je considère comme des prédateurs sexuels me fait peur. Des images me viennent à l'esprit que j'essaye de repousser.
– Ils t'ont déjà fait du mal ?
– C'est arrivé, une ou deux fois. Surtout avec ceux qui ont des délires bizarres. Mais c'est plutôt rare. La plupart sont seulement de bons pères de famille qui viennent se faire sucer parce qu'ils ont trop honte pour avouer qu'ils sont pédés et quitter leur femme.
Je frisonne lorsqu'il utilise des mots crus. Je n'aime pas ça. Chez moi, le sexe est tabou, intime, presque caché. On n'en parle pas. Lui utilise ces mots comme il parlerait de la météo.
– Et tu n'as pas peur d'être... kidnappé ?
Il s'arrête et lève un sourcil, avec un petit sourire en coin.
– T'as trop regardé Taken, avoue ?
– Pas besoin d'être cinéphile pour savoir que des proxénètes existent et exploitent des prostitués.
– C'est vrai, il faut faire attention.
Il dit ça comme si je lui avais conseillé de se méfier des fakes news sur internet.
– Mais pour répondre à ta question, si, j'ai déjà tenté de travailler « légalement ».
Il m'imite et accompagne le mot de ses doigts. Il m'explique qu'il a travaillé quelques mois dans un musée. Il scannait les billets à l'entrée.
– Le problème, c'est que ça ne rapporte pas assez d'argent.
– Tu n'en aurais pas besoin d'autant, si tu fumais moins.
Il me jette un regard noir et je comprends que j'ai touché une corde sensible. Il balaye mes arguments de la main et marche un peu plus vite. J'accélère le pas pour le rattraper. Son corps dessine des ombres dans la nuit. On dirait un feu follet. A la lumière des lampadaires, ses cheveux roses brillent. Il avance comme s'il n'avait jamais rencontré d'obstacles. Comme si sa vie était facile. Comme si rien ne pouvait plus lui arriver qu'il n'ait pas déjà vécu. Quelque part, il a l'air libre. Comme tous ceux avec qui nous avons passé la soirée. Et ce constat me perturbe.
Pourquoi ces hommes, à l'écart du monde, qu'encore hier, je considérais comme des rebus de la société, me semblent soudain si humain ? Pourquoi est-ce dans cet endroit, si sale et si hostile, que je me sens homme pour la première fois ? Jusqu'à présent, les migrants, les Sans Domiciles Fixes, les prostitués ou les toxicomanes, étaient pour moi des marginaux qu'il me fallait à tout prix éviter. Non seulement je ne les comprenais pas, mais ils me dégoutaient. Je leur en voulais presque d'exister et d'afficher leur misère sous nos fenêtres. Quand l'un d'eux croisait mon regard, j'avais presque envie de le faire dégager du pavé.
J'ai honte de moi à présent. Avec Alister, j'ai l'impression d'avoir manqué une partie de ma vie et qu'on ne m'a montré qu'un ersatz du monde. Au collège et au lycée, on nous parlait de la pauvreté, sans nous la faire toucher du doigt. Pourquoi ne pas nous avoir encouragé à descendre dans la rue, pour parler avec ceux qui y vivent, plutôt que de nous projeter au tableau des photographies des bidonvilles de Sao Paulo ou de Mumbai qui s'alignent à côté des gated communities et des tours de verre des milliardaires ?
Pas besoin d'aller à l'autre bout du monde. On trouve aussi des SDF rue Soufflot qui nous regardent passer en tendant leurs mains, dans l'espoir qu'on y dépose une pièce minuscule. Je ne me souviens pas leur avoir jamais donné d'argent avant ce soir. Je me défendais en arguant qu'ils allaient tout dépenser dans l'alcool, au lieu de se réinsérer dans la société. D'ailleurs, que veut dire le mot « réinsérer » ? Est-on seulement obligé de vivre dans la société ? Pourquoi sommes-nous mis à l'écart, dès lors qu'on sort de la norme sociétale ? Avant, je pensais que tout le monde voulait faire partie du système. Maintenant, je sais qu'il existe certaines personnes qui le refusent volontairement.
Alister sautille devant moi. Il écarte les bras et regarde le ciel en tourbillonnant comme un enfant. On dirait un papillon qui veut s'envoler. Ma sœur fait ça aussi, mais elle n'a que sept ans. Lui est un adulte, dans le corps d'un petit garçon. J'ai du mal à croire qu'il soit plus âgé que moi. Il arrête de tourner et se laisse tomber sur un banc. Il dit qu'il a la tête qui tourne à force de s'agiter. Je le rejoins et fixe le ciel. Il est constellé de centaines de milliers d'étoiles. Je ne peux pas m'empêcher de me dire que si Alister ne m'avait pas adressé la parole hier soir, je ne serais pas là pour le voir.
J'attrape sa main, posée à côté de la mienne, et la pointe vers le ciel.
– Regarde, là c'est Cassiopée.
Il me laisse faire, alors que je lui enseigne à décrypter les lignes tracées par les étoiles et que je les nomme une à une. J'ai toujours aimé l'astronomie. Avec Sylla, il nous est même arrivé de nous aventurer jusqu'au palais de la découverte une ou deux fois.
– Où est-ce que tu crois qu'on va, quand on meurt ? demande-t-il.
Je suis surpris de sa question. C'est la même que celle que je me pose à cet instant.
– Nulle part. Je pense qu'on disparait. Et toi ?
– Je crois qu'on devient une étoile.
L'image de ma grand-mère Amelberge me vient à l'esprit. J'essaye de l'imaginer sous la forme d'une petite sphère scintillante, mais j'ai du mal à l'imaginer souriante.
– Ce serait triste qu'il n'y ait rien après la mort, murmure-t-il.
– Je trouve ça chouette au contraire. C'est juste la fin, comme après un roman.
– Je ne peux pas croire que notre âme disparaisse. Peut-être qu'on se réincarne ?
– Dans ce cas, j'aimerais être un poisson.
– Quel drôle d'idée !
– Tu serais quoi toi ?
– Un papillon. Au moins je pourrais voler.
Ça ne m'étonne pas. Je sens sa main bouger et me rend compte qu'il n'a pas lâché mes doigts. Il pose sa tête contre mon épaule et continue de fixer le ciel.
– Tu as toujours envie de mourir ?
Non. Oui. Je cherche à analyser le trouble de mon esprit. Je ne pense plus avoir envie de mettre fin à ma vie. Je ne suis plus sûr d'en avoir besoin. J'ai compris qu'il y avait d'autres choix possibles.
– Je ne crois pas.
– Tant mieux. J'ai réussi ma mission alors ? Je t'ai sauvé.
Il hoche la tête d'un air satisfaisait et joue avec mes doigts. Sa main est gelée dans la mienne. Ses phalanges sont fines et osseuses. Je les frictionne alors qu'il se met à trembler et se redresse pour saisir son sac. J'interromps son geste.
– A ton tour de me faire une promesse.
– Oh là, ça devient sérieux, tu me fais peur quand tu dis ça.
– La drogue...
Il m'interrompt presque immédiatement en posant un doigt sur mes lèvres et il secoue la tête de gauche à droite. Je me saisis de ses poignets.
– Pas de leçon de moral, s'il te plait, implore-t-il.
– Elle va te détruire.
– Je sais la contrôler.
– Personne ne contrôle une addiction. Vois où elle t'a mené. Tu fais ce que tu veux de ta vie Alister et je n'ai pas à la juger, mais je ne veux pas que tu meures d'une overdose.
– Ah bon ? Et pourquoi ?
– Parce que si je lis dans le journal, un matin, qu'un mec aux cheveux roses a été retrouvé mort dans le bois de Vincennes, une seringue dans le bras, je m'en voudrais toute ma vie de ne pas l'avoir aidé à arrêter.
Il me jette un coup d'œil, étonné que je reprenne ses propres mots pour le mettre face à ses contradictions.
– C'est n'est que de l'herbe, pas de l'héroïne.
– Et hier soir ?
– C'était pour m'amuser.
– La tentation de passer à plus fort n'est jamais loin tu sais.
Il détourne la tête. Je ramène son attention en le forçant à me regarder.
– J'en ai besoin, murmure-t-il.
Je sens ses mains se mettre à trembler et ses yeux s'embuer.
– Promets-moi au moins de diminuer.
Il hoche la tête, peu convaincu. Je continue.
– Et si tu as besoin d'argent, même pour ça, je veux que tu m'appelles. Et si tu as besoin d'aide, pour ça ou autre chose, je veux que tu me téléphones aussi.
– Je croyais que tu ne voulais pas être mon ami.
Les larmes commencent à rouler sur ses joues. Je les essuie du bout des doigts.
– J'ai peut-être changé d'avis.
Il me fixe d'un air surpris, ouvre la bouche pour parler, puis la referme aussitôt. Un sourire éclaire son visage et dessine des fossettes sur ses joues.
– Et maintenant, tu veux bien m'embrasser ?
Décidément, il n'en manque jamais une. A la place, je le serre contre moi. Son corps se tend puis se détend et il se laisse aller contre mon corps. Je frotte son dos pour le réchauffer.
– On doit vraiment retourner à Paris ? demande-t-il après quelques minutes.
– Oui. Je dois rentrer.
Je ne peux pas rester ici. Je dois retourner dans mon monde, mais je sais que je peux lui faire une place désormais. Nous ne sommes pas obligés de tracer une frontière. Nous pouvons cohabiter et nous apporter les uns aux autres. Ce n'est pas en excluant une partie de l'humanité qu'on peut progresser. C'est l'intégration et l'inclusion qui permettent de créer une chaine de solidarité et de fraternité. Elle est peut-être là, mon âme républicaine.
Il s'écarte et nous nous levons du banc pour reprendre la route vers le RER. Nous atteignons vite la lisière du parc et nous engouffrons dans la bouche de métro.
Le trajet jusqu'à Paris me semble plus rapide qu'à l'aller. Le temps file à toute vitesse. J'ai l'impression que cette journée est passée comme dans un rêve et qu'il est déjà l'heure pour Cendrillon de rejoindre son carrosse avant qu'il ne se transforme en citrouille. Nous descendons à la gare d'Auber et Alister me fait prendre la ligne 8 pour rejoindre les Invalides. Les sous-sols de Paris ne me font même plus peur. Je suis étonné qu'en moins de vingt-quatre heures, j'ai presque réussi à m'y habituer. Je ne peux pas dire que cela deviendra mon moyen de déplacement préféré, mais je dois reconnaitre qu'il a ses avantages. On se fond dans la masse et on avance vite. Alister passe d'un couloir à un autre, comme s'il était le maitre des lieux et sa cartographie souterraine me fascine.
Il est vingt-trois heures quinze lorsque nous émergeons dans la nuit parisienne. Je suis presque surpris d'être déjà là. J'ai l'impression de nous revoir, hier soir, lui accouder contre la rambarde, et moi de l'autre côté. Il me demande ce que ça me fait d'être revenu sur la « bonne » rive. Celle que je n'avais presque jamais quitté, avant de le rencontrer. Je me rends compte de tout le chemin parcouru. A ses côtés, j'ai enfin découvert la ville de Paris dans laquelle je vis depuis cinq ans.
Comme un automate, j'avance vers le pont Alexandre III. Il me suit sans dire un mot. Nos pas nous guident dans le silence. De l'autre côté, l'obélisque de Louxor, au centre de la place de la Concorde, nous fixe. Mes mains se posent sur la rambarde. Les siennes suivent. Je fixe mes yeux sur l'eau noir du fleuve, qui s'écoule plusieurs mètres en dessous. Le bruit des voitures nous parvient. Des touristes et des parisiens traversent le pont en discutant. Des inconnus dans la nuit. En ville, on ne prend jamais le temps de discuter. On vit ensemble, mais on vit seul. On ne se parle pas. Alister, lui, m'a parlé.
– Tu devrais envoyer un message à Elya.
Il me regarde d'un air surpris.
– Il faut qu'elle vienne ici.
– Il est tard. Elle doit dormir.
– Appelle là quand même. S'il te plait ?
Il opine et sort son téléphone. J'attends qu'il place l'appareil contre son oreille en continuant de fixer les péniches éclairées. Il s'éloigne de quelques pas au moment où elle lui répond. Je n'entends pas ses mots et l'appel dure seulement quelques secondes. Il raccroche et se rapproche de moi.
– Elle arrive.
– Combien de temps est-ce qu'il nous reste avant minuit ?
– Une petite demi-heure. Elle sera là d'ici vingt minutes.
– Tant mieux. J'ai envie qu'elle soit là.
– J'espère que tu n'as pas pour projet de sauter devant elle ?
Il me regarde avec malice. Je lui propose d'aller prendre un verre en attendant et nous rejoignons un café. Des fêtards sont assis en terrasse et rient à gorge déployé. C'est une autre ambiance que le bois de Vincennes. Ça parait festif, mais c'est surfait. Il manque quelque chose. On dirait que les gens se forcent à sociabiliser et s'amuser.
On s'assoit. Un garçon s'approche de nous, avec son tablier noir. Je commande un verre de champagne.
– Dans une flûte, s'il vous plait, ajouté-je.
Alister éclate de rire.
– Euh... Une limonade.
Le garçon s'apprête à s'éloigner quand il lui agrippe son tablier.
– Dans une flûte, s'il vous plait, ajoute-t-il.
J'éclate de rire à mon tour et nous partons dans un grand fou rire. Le serveur ne semble pas comprendre et s'éloigne en maugréant. De toute façon, les garçons de café ne sont jamais contents. Il y a quelques années, j'avais lu un article qui expliquait que la ville de Paris avait été obligé de leur payer une formation pour leur apprendre à sourire, car ils faisaient fuir les touristes par leur mauvaise humeur.
– Tu l'as fait exprès, avoue ?
– Tout à fait, très cher.
Je voulais jouer sur le cliché qu'il m'avait reproché d'incarner toute la journée. Si nous étions en plein jour, je proposerai même de pousser le concept plus loin. Je suis persuadé qu'un costume lui irait bien et je donnerais tout pour voir les yeux de mon père si je lui présentais ce garçon atypique, avec ses cheveux couleur chamallow, dans un Ralph Lauren. Je suis persuadé qu'il ne verrait même pas que j'ai retiré quatre milles euros de son compte en banque.
Le serveur revient avec ma coupe de champagne et son verre de limonade, dans deux flûtes en verre. Derrière, les jeunes continuent de rire et de discuter fort. Je reconnais l'un d'eux. Nous étions ensemble au lycée. Il ne semble pas me voir. Je ne suis pas avec Sylla, ni avec Clothilde. Il n'y a donc aucune chance qu'il me reconnaisse. Je ne suis même pas dans mon arrondissement. On est peut-être rive gauche, mais tout un monde sépare le VIIe du quartier latin.
– A quoi trinquons-nous cette fois-ci ?
– A la fin de cette journée hors du commun.
Nos verres s'entrechoquent dans un cling et je trempe mes lèvres dans le champagne en même temps qu'Alister avale sa limonade. Le contraste m'amuse. J'aime vraiment cet alcool pétillant, symbole de luxe et de fête. Surtout lorsque le verre me coûte une vingtaine d'euros que je prélève sur le compte de la famille.
– On échange ?
Je lui tends mon verre avec le sourire.
– Ca a quand même un meilleur goût que le champomy.
J'éclate de rire. Un jour, si nous sommes toujours en contact, je l'emmènerai visiter le domaine viticole de ma cousine. Elle est un peu à part de la famille. Mes parents la considèrent comme une originale parce qu'elle a épousé un jeune premier qui a ouvert une start-up de jeux vidéo avant de se reconvertir dans le vin. Je ne l'ai jamais rencontré, mais je suis certain qu'il gagne à être connu.
– Voilà Elya.
Une voiture vient de se garer devant le bar. Je pensais que la jeune femme arriverait par le métro et je suis surpris de la voir s'extraire de la voiture d'Amir. Elle a dû lui demander de la conduire jusqu'ici pour éviter de faire le trajet. Je remarque tout de suite les cernes sous ses yeux. Je m'étais rendu compte qu'elle était fatiguée cet après-midi, mais pas à ce point-là. Il faut dire qu'entre hier soir et cette nuit, nous avons très peu dormi.
Malgré cela, elle s'avance vers nous en claudiquant, un sourire aux lèvres.
– Je peux me joindre à vous ?
– Volontiers, s'écrit Alister. Champagne ?
Il lui tend mon verre. Amir hausse les sourcils et me jette un coup d'œil auquel je réponds par un petit sourire en coin. Derrière, j'entends quelques chuchotements. Je ne me retourne pas. Elya et Amir s'assoient avec nous et se mettent à discuter en attendant que le serveur vienne prendre leur commande.
Je suis content de les retrouver. Je ne sais pas comment l'expliquer, mais j'ai l'impression d'être avec des amis. Un instant, je pense à appeler Clothilde et Sylla, pour qu'ils se joignent à nous. Puis je me souviens que je n'ai pas mon téléphone portable. Et surtout, qu'ils ne comprendraient pas ce que je fais avec ces gens-là. Peut-être Sylla plus que Clothilde, parce qu'il a toujours été ouvert d'esprit, et très respectueux. Mais il attendrait que nous soyons partis pour me demander ce qu'il m'a pris de les inviter à prendre un verre.
Le serveur arrive. Repart. Il revient ensuite avec les nouvelles commandes et je lui tends ma carte bancaire. Je n'ai plus de liquide, j'ai tout laissé à Louis tout à l'heure. Ça m'est égal. Ça me fait même plaisir. Je repense à notre conversation de cet après-midi dans le Marais. Lorsqu'Alister m'a demandé d'inventer un monde meilleur et de ne pas faire comme tous les nouveaux ingénieurs qui veulent s'enrichir en se faisant embaucher par Total ou Exxon Mobil.
Je me fais la promesse de ne jamais de travailler pour des entreprises qui exploitent les travailleurs. Je ferai en sorte de postuler chez celles qui respectent certaines valeurs. Ou alors, je deviendrais mon propre patron et je monterai mon entreprise. Ou je rejoindrai un groupe de jeunes ingénieurs, décidés à changer le monde.
De nouvelles technopoles fleurissent chaque jour dans le pays. Les métropoles rivalisent entre elles pour nous attirer. Il y a quelque temps, Sylla et moi nous étions rendus à un salon sur les nouvelles technologies et avions eu l'occasion d'échanger avec un groupe de cinq garçons de vingt-cinq ans. Ils ont créé une application pour lutter contre le gaspillage alimentaire.
Je me dis que je pourrais être l'un d'eux, ou faire comme eux. Je pourrais quitter Paris et éviter de pourrir dans les bureaux de la Défense. Je pourrais partir m'installer à Sophia-Antipolis, à côté de Nice, au bord de la mer. Avec un ordinateur, l'argent de mon père et quelques idées révolutionnaires, je répondrai au rêve d'Alister. Je deviendrais acteur de ma vie, au lieu de la subir. Je me délaisserai des codes et des règles dans lesquels je suis enfermé depuis que je suis petit. J'ai vu que certaines jeunes entrepreneures se passaient même de chemises pour venir travailler et qu'il y a parfois des baby-foot et des jeux d'arcades pour se détendre dans les opens space. Il parait même que certaines entreprises ont des jacuzzis. Alister a raison, quitte à avoir de l'argent, autant m'en servir pour faire le bien.
Passer la journée avec lui m'a donné envie de faire quelque chose. De changer le regard que la société porte sur les SDF, les prostitués ou les toxico'. De trouver une façon de leur apporter de quoi vivre, pour les aider à survivre, dans ce monde qui existe, qu'on le veuille ou non.
– Tu as aimé ta journée ?
Amir attend ma réponse en aspirant son cocktail avec une paille.
– Étonnement, oui.
– Étonnement ?
– Je ne pensais pas l'aimer autant.
Alister et Elya me sourient d'un air attendrissant. J'ai l'impression d'être un petit garçon qui vient de réussir un examen et qui montre son contrôle à ses parents. La jeune femme tend sa main vers moi et la dépose sur ma paume ouverte sur la table. Alister joint la sienne à la nôtre. Je leur dis merci du regard, conscient que rien ne pourra jamais suffisamment les remercier.
Derrière nous, on entend sonner minuit. Vingt-quatre heures sont passées. J'aimerais dire quelques mots supplémentaires, mais il n'y a rien à ajouter. Ce que nous avons vécu va au-delà des mots. C'est inqualifiable. Mais ça restera gravé à jamais dans mon esprit et dans mon cœur, tout au long de ma vie.
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