Chapitre 8
Alister marche devant moi d'un pas pressé et assuré, comme il en a l'habitude. Au début, je pensais qu'il courait pour me forcer à accélérer, mais j'ai fini à comprendre que c'est son allure normale. Il va toujours vite, comme s'il n'avait le temps de rien ou comme s'il fuyait.
– Tu te rappelles de la gare, hier soir ? demande-t-il en se retournant vers moi.
Je me glisse à ses côtés et hoche la tête.
– Je ne suis pas près de l'oublier. Nous allons dans un autre squat ?
– Non, mieux, dans un endroit qui regorge d'humanité. C'est la dernière étape de ton voyage initiatique.
Nous traversons le parc. Il a l'air de connaitre les lieux par cœur. Avec le jour qui décline, les promeneurs rejoignent leurs véhicules ou les stations de métro et de RER pour rentrer en province ou dans la capitale. Ils laissent leur place aux noctambules. Des jeunes s'agglutinent sur les parterres, sortent des paniers repas et plantent leurs dents dans des sandwichs aux formes variés. Mon camarade ne se dirige vers aucun d'eux et ne leur jette même pas un regard.
Sur le lac qui traverse le parc, les barques sont en train d'être ramenées et rattachées sur les berges. Nous ne nous arrêtons pas pour profiter des installations de détente et d'amusement mises à disposition du public. Alister fonce vers la partie boisée.
Soudain, il quitte la piste principale et se glisse dans les sous-bois, derrière des bosquets. Je lui emboite le pas, intrigué. Il ne nous faut pas plus de quelques secondes pour émerger dans un univers alternatif. On y trouve des tentes et des hommes assis. Je me fige tandis qu'il salue plusieurs hommes d'un mouvement de la tête. Ces derniers sont assis en cercle, ou seuls. Certains dorment à même le sol, enroulés dans des paquets de couverture. D'autres – la plupart – sont devant des bâches de fortune, ouvertes ou fermées. Je pourrais faire semblant de croire qu'il s'agit d'un campement éphémère, mais au vu de l'installation, je n'en suis pas si sûr. Ils n'ont pas l'air de craindre qu'on vienne les déloger. Ils discutent entre eux, comme s'ils se retrouvaient en rentrant du travail, dans leur quartier. J'entends même des éclats de rire.
Alister me fait signe de le rejoindre. Il est posté à côté d'une tente bleu et entame la conversation avec un homme à la barbe grisonnante. J'ai peine à lui donner un âge. Quarante ? Cinquante ans ? Peut-être moins ou plus. Son visage est creusé, sa barbe touffue enrobe la majeure partie de son visage et il est emballé dans un long manteau bleu, un peu comme les uniformes des premiers poilus de la Première Guerre Mondiale. Sa tente est ouverte et laisse voir deux hommes de couleur noire, qui jouent aux cartes. Je m'avance à pas prudent. Sur mon passage, certains tournent la tête. Je remarque qu'il n'y a aucune femme ici. Est-ce qu'elles vivent ailleurs ou est-ce qu'elles sont encore plus isolées et effacées ? Alister n'a presque rien dit, mais il a quand même laissé entendre que c'était risquer de vivre dans la rue. Cela doit l'être encore plus quand on est une femme, à la merci des hommes de nuit qui se transforment en prédateur.
– Sympa ta chemise, ricane un homme aux cheveux bouclés, en train de fumer une cigarette.
– Merci.
Il éclate de rire. J'ai l'impression qu'il se moque de moi. Je rejoins vite Alister, sans pouvoir m'empêcher de jeter un œil de chaque côté du bois réaménagé. Sur certains arbres, des cordes sont tendues pour faire sécher du linge. Je découvre même des meubles, sculptés dans du bois et une quantité d'objets sans doute récupérés ici ou là. Sont-ils partagés ou appropriés ? Connaissent-ils encore seulement le mot propriété ?
Alister est debout devant l'homme barbu. Son visage s'éclaire d'un sourire quand il le pointe du doigt.
– Alceste, Louis. Louis, Alceste.
– Enchanté monsieur.
Je lui tends la main. Il arque un sourcil. Honteusement, je laisse retomber mon bras sur le côté et le balance dans le vide. Je ne sais pas où regarder. Si je plante mon regard sur lui, j'ai l'impression d'être impoli. Si je regarde ailleurs, je le suis aussi.
– Il a des manières, commente Louis.
– Il vient des beaux quartiers.
– Ah ! J'me disais bien qu'sa tête me parlait. T'es pas v'nu t'balader avec un gars noir et une p'tite brunette le mois dernier ?
Je cligne des yeux, étonné qu'il se rappelle de moi et qu'il m'ait vu. Était-il caché à ce moment-là ? Cette idée me fait peur. Je me demande si les promeneurs savent qu'ils sont épiés par une quantité d'hommes cachés dans les sous-bois, pendant qu'ils font leur promenade.
– Sylla et Clothilde. Mon meilleur ami et ma petite copine.
– T'as une copine ? s'écrit Alister. Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas m'embrasser !
Louis et lui éclatent de rire. Pas moi. Je me sens toujours très mal à l'aise. J'ai l'impression d'être une bête de foire, exhibé au milieu d'un cirque.
– Vous vivez là à l'année ?
– Ouais, d'puis vingt-cinq ans d'ja. C'est ma maison.
Sa réponse me glace. Vingt-cinq ans ? Ici ? Comment cela est-il possible ? Pourquoi la mairie n'était-elle pas venue les déloger. Ces hommes vivent comme des loups, en toute illégalité. L'idée qu'ils puissent observer des enfants, cachés dans des bosquets, me fait peur. Alister semble lire dans mes pensées et lève les yeux au ciel. Cette façon qu'il a de comprendre mon cheminement de pensée avant même que j'ai ouvert la bouche m'effraie plus que tout le reste.
– Pourquoi la mairie ne fait rien pour vous loger dans de meilleures conditions ?
Louis éclate de rire. D'autres hommes ricanent à côté.
– Qui te dit qu'on a envie de s'en aller ?
– Il doit faire froid l'hiver. Vous seriez mieux dans des appartements chauffés.
– Ouais, c'est vrai qu'il caille en décembre ! lance une voix.
– Mais ici on est libre. Pas de loyer. Pas de factures. C'est ça, la vraie liberté.
J'ai du mal à saisir. Comment peuvent-ils préférer vivre ici qu'entre quatre murs ?
– Ils ne veulent pas partir, m'explique Alister d'un air pédagogue. Toute leur vie est ici : leurs amis comme leurs habitudes.
– Ce n'est pas une vie !
– Mais c'est la leur. Ils ne l'ont peut-être pas choisi, mais ils n'ont qu'elle.
– S'ils acceptaient, on pourrait les réinsérer dans la société. Si la mairie...
– Putain mais il va s'la fermer sa gueule, le bourge ! s'écrit un homme que je peine à distinguer.
– On n'en veut pas d'ta société ! On n'en veut pas d'leurs contraintes et de leurs règles.
– T'es qui d'abord pour nous dire c'qui est l'mieux pour nous ?
– Al, pourquoi tu nous as amené ce gigolo ?
Je ne comprends pas leur attitude. Pourquoi refusent-ils toute aide ? Pourquoi préfèrent-ils vivre ici ? Qui a envie de cette vie-là ?
Je m'apprête à répliquer et reprendre le débat mais Alister me fait les gros yeux. Je cesse de répondre et m'enferme dans le silence, dépité, alors qu'il plonge dans une autre conversation, comme si l'affaire était bouclée. Les deux jeunes dans la tente ont cessé de jouer aux cartes et nous ont rejoint. Je ne sais plus quoi dire. J'ai l'impression que ma seule présence est un affront. Je suis un intrus dans leur milieu, au contraire d'Alister qui se fond dans le décor. Je ne me suis jamais senti aussi mal de toute ma vie. Autour de moi, tout le monde me dévisage. Certains chuchotent, d'autres me jettent des regards mauvais.
Alister se penche à mon oreille.
– Arrête de les observer du haut de tes préjugés. Change ton regard.
– Comment ça ?
Il me fait un grand sourire.
– Tu veux toujours te débarrasser de ton fric ?
Il me tend la main. Je sens le poids de mon portefeuille au fond de ma poche arrière. Une partie de moi à peur d'être détroussée. L'autre cherche à s'excuser d'exister et voudrait tout donner. Je me demande si serait vraiment la solution ? J'ai peur que ce soit mal interprété. Je ne voudrais pas qu'ils pensent que je veux les acheter. Alister continue de me fixer, la main ouverte devant lui, comme une offrande. Je me saisis de l'étui en cuir, offert par mon père lors de mon dernier anniversaire. J'entends ricaner dans mon dos. Suivis de quelques sifflements. Louis ne s'intéresse pas à moi et regarde mon camarade qui ouvre le portefeuille. Il sort les billets et se met à compter.
– Qui se balade avec autant d'argent sur lui ?
Je ne réponds pas. Il récupère tout. Il doit y avoir au moins deux cent euros. Et il les tend à Louis.
– Achète de quoi faire un festin.
Le sans-abris – quoi que le mot soit mal approprié puisqu'il vit ici - jette un coup d'œil à deux hommes, dans la tente d'à côté. Ils hochent la tête et se lèvent d'un même mouvement pour récupérer les billets. J'ai peur qu'ils fuient avec l'argent, mais je ne dis rien. Alister leur fait visiblement confiance. Louis aussi. Et puis, j'ai accepté de me laisser faire. D'autant que cet argent n'est pas à moi, il est à mon père. Il ne me manquera pas. Ni à lui.
– Alceste François Auguste De La Rochefoucauld, récite Alister d'un ton pompeux.
Je remarque qu'il a récupéré ma carte d'identité. Un petit sourire moqueur s'affiche sur ses lèvres.
– Ça en jette, franchement.
Louis se lève et fait une révérence. Je me sens plus bas que terre. D'autres l'imitent. Je sens monter la colère mais je la contiens.
Puis je récupère ma carte d'identité et jette un regard noir à Alister. Il me rend mon portefeuille et s'assoit, sans un regard. Je reste debout. Il se remet à parler avec les deux jeunes de couleurs, sortis de la tente. Je me sens comme un étranger et j'hésite à m'en aller. Je n'ai pas ma place ici. Ma présence est un affront à leur communauté. J'ai l'impression d'être un cheval, caché dans la ville de Troie. Un spartiate venu décimer toute une ville.
– Assieds-toi, lance Alister en tapotant le sol à côté de lui.
– Monsieur a-t-il besoin d'un siège ? demande Louis d'un air qu'il veut distinguer.
Les autres rigolent autour de lui. Je serre les dents et secoue la tête pour refuser. Je m'assois à côté d'Alister, sur le sol de terre. D'ici, le campement me parait immense. Des dizaines de tentes s'entassent autour de moi.
– Voici Jephté et Bilal. Ils viennent ... D'où venez-vous déjà ?
– Du Mali, répond le premier.
– De Syrie, répond le second avec un accent très prononcé.
Des migrants ? L'image des flux de réfugiés me vient à l'esprit. Depuis quelques années, on entend de plus en plus parler de ceux qui se pressent sur l'île de Lampedusa, entre la Sicile et la Libye, pour fuir l'Afrique, la famine et la guerre. A cela s'ajoute le flot de réfugiés qui arrive chaque jour de Syrie. Ils viennent chercher refuge en Europe et arrivent par l'Est. Je crois même que la Hongrie dresse des murs anti-migrants pour protéger ses frontières, un peu comme Donald Trump cherche à le faire avec le Mexique.
Mon père et mes oncles parlent souvent des migrants lors des débats du dimanche. Certains sont pour la fermeture des frontières, d'autres pour la mise en place de politique de quotas. Mon père dit qu'on n'a pas la place pour tous les accueillir et que parmi les « vrais » réfugiés – ceux qui fuient la guerre – se cachent des usurpateurs dont il est impossible de vérifier l'identité. Mon oncle Pierre-Yves pense qu'ils sont opportunistes et qu'ils profitent de la générosité des pays d'Europe. Qu'ils volent le travail des français. Qu'ils sont des poids lourds pour la société. Que certains sont des terroristes qui transportent des bombes. Et qu'il ne faut pas les laisser entrer dans notre pays. C'est digne des pires théories du complot. Leur rejet sont nourris par leurs préjugés.
Jephté explique que ses parents ont tout donné pour qu'ils puissent rejoindre la Libye, prendre un bateau pour l'Italie, et tenter sa chance en Angleterre. Apparemment, il a de la famille là-bas. Son père voulait qu'il ait une meilleure vie. Il me raconte qu'il est parti avec sa sœur, il y a deux ans de cela. Ils étaient tous les deux mineurs. Elle est morte durant la traversée alors qu'ils étaient des centaines sur un bateau pneumatique minuscule. Il avait seize ans lorsque les gardes côtes les ont repêchés dans leur embarcation de fortune. Ensuite, après avoir vécu plusieurs mois en Italie, dans un camp, le temps d'obtenir une carte de séjour, il est parti pour Calais et a tenté à deux reprises de passer au Royaume-Uni. On l'a reconduit en France à chaque fois. La dernière fois, on l'a mis dans un train pour Paris. Il est ici depuis quelques semaines et comme il vient d'avoir dix-huit ans, ils n'ont pas de place pour lui dans les centres d'hébergement. Louis a proposé de le loger dans sa tente, en attendant qu'il puisse repartir. Il ne compte pas abandonner et sait qu'il tentera de nouveau de traverser la Manche. Sa famille l'attend de l'autre côté de la mer.
Je ne peux m'empêcher d'être bouleversé par son histoire, et par la générosité de Louis qui partage son espace avec deux inconnus, alors qu'il n'a déjà presque rien pour lui.
Bilal ne dit pas grand-chose. Je ne sais pas s'il est avare de parole, où s'il a seulement du mal à s'exprimer. Alister échange quelques mots avec lui, dans un arabe approximatif. Je suis étonné de l'entendre parler dans une langue étrangère et il me faut quelques secondes pour me souvenir qu'il n'est pas français, lui aussi.
– Bilal a dix-sept ans, m'explique-t-il. Il espère obtenir le statut de réfugié politique. Ses parents sont morts en Syrie, à cause de Daesh.
Cette plongée dans la réalité me fait mal. Jusqu'à présent, je voyais la guerre et la pauvreté comme des problèmes qui m'étaient étrangers, et qu'on trouvait seulement dans les livres d'Histoire et de Géographie. Des problématiques avec lesquels les professeurs nous rabâchaient les oreilles et que nous couchions dans nos dissertations, à l'aide d'exemples, de chiffres et de graphiques commentés, mais sans rien de concret.
Mais maintenant que j'observe Bilal et Jephté, je me rends compte qu'ils sont plus que des chiffres qui défilent sur BFM Télé. Ce ne sont ni des barbares, ni des voleurs. Ce sont seulement des hommes désespérés, projetés dans un autre pays, qui tentent de survivre. Ils ont tout perdu. Leur famille, leurs amis, leur maison, leur vie. Ils n'ont plus qu'eux-mêmes et tous ces inconnus rencontrés sur leur chemin qui ont bien voulu leur tendre la main. Des hommes qui n'ont rien, mais qui donnent tout.
Je sens des larmes monter et je baisse les yeux pour ne pas les laisser me submerger. Je ne veux pas qu'on me voit pleurer. Je me trouve déjà suffisamment pathétique. J'ai l'impression de n'avoir rien vécu. Et surtout, je me demande comment j'ose encore me plaindre après ça. Hier soir, j'étais accroché au-dessus d'un pont, près à me jeter dans le vide, sous prétexte que je me trouvais enfermé par mes privilèges et mon éducation. Eux n'ont rien de toute cela. Ils ont mille fois plus de raison de se plaindre que moi.
– Ça aide à relativiser, n'est-ce pas ?
Alister dépose sa main sur ma cuisse et serre ses doigts. Mes yeux rencontrent les siens. Il voit mes larmes briller et il hoche la tête, sans rien ajouter.
– Elle n'est pas plus belle vue d'ici ?
– Quoi donc ?
– L'humanité.
Il a raison. Ici, c'est la tour de Babel. Toutes les origines sont réunies. On trouve un panel de nationalités rassemblées au même endroit. Des gens tous différents, mais qui vivent les uns avec les autres. Ils n'ont pas eu le choix. Ils se sont regroupés par solidarité, pour s'entraider. Ils se sont choisis et ont recréé une famille. Je suis profondément touché par cela et je comprends mieux pourquoi Alister tenait à m'emmener ici. Pourquoi il voulait à tout prix que je découvre cet endroit et que je vois tous ces gens. Parce qu'ils sont plus vivants que toutes les personnes que jerencontrerai dans ma vie.
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