Chapitre 7
Il est dix-huit heures lorsque nous quittons le bar. On a passé plus d'une heure à refaire le monde. Alister regorge d'idée pour le faire évoluer et je dois avouer que j'ai pris beaucoup de plaisir à discuter avec lui. J'en suis le premier étonné. Ce garçon me fascine, tout en me déstabilisant. Nos points de vue divergent sur de nombreux sujets. Je n'ai pas apprécié qu'il me jette au milieu d'une manifestation sans me demander mon avis, mais je ne lui en veux pas pour autant. Je n'ai jamais ressenti le besoin de descendre dans la rue pour hurler mon mécontentement ou mon mépris pour la classe politique. En réalité, même si mon devoir morale de citoyen voudrait que je sois plus engagé, je dois bien avouer que la politique ne m'intéresse pas. Peut-être y serais-je plus sensible si, comme lui, j'étais touché par les réformes que les politiciens veulent imposer aux gens du peuple ? Mais, à mon échelle, les décisions n'ont pas beaucoup d'impact sur nous. La seule réforme qui nous importe, c'est celle de l'ISF, que les socialistes imposent aux riches lorsqu'ils sont au pouvoir.
Mon père a toujours adoré la politique. Je crois même qu'il possède sa carte chez les Républicains. Je le soupçonne inconsciemment d'être un nostalgique de la royauté, ce qui n'aurait rien d'étonnant quand on connait ma famille. Les De La Rochefoucauld sont une vieille famille aristocratique dont la première maison remonte au XIe siècle, c'est vous dire. Mon ancêtre, François, le duc De la Rochefoucauld, est resté célèbre pour ses Maximes et a servi auprès des rois Charles VIII et Louis XII. Bien que nous ayons – comme toutes les familles nobles – perdus nos privilèges après la nuit du 4 août 1789, durant la Révolution française, nous continuons à nous croire au sommet de l'humanité en transférant notre nom et nos valeurs familiales à nos enfants. On attend d'ailleurs de moi que je fasse pareil. C'est mon but sur terre : de me reproduire. Les membres de ma famille passent la plupart des repas dominicaux à évoquer avec nostalgie un temps durant lesquels nous étions des êtres privilégiés - comme si ce n'était plus le cas aujourd'hui, sous prétexte qu'on paye des impôts !
Mon père, et mon oncle Jean-Yves - qui a fini par obtenir son siège à la mairie puis par être élu député à l'Assemblée nationale - peuvent passer des heures entières à parler lois et problèmes de société. Très tôt, mon père a voulu m'initier à la politique. Enfant, il m'obligeait à rester des heures dans la même pièce que lui, lors de repas interminables, au lieu d'aller jouer avec les autres enfants. J'ai peut-être appris comment fonctionne la Ve République, mais j'en suis surtout ressorti avec un grand mépris pour ces gens-là. Soyons réalistes quelques secondes : tout le monde sait que les politiciens ne sont pas là pour changer le monde, mais pour gagner en influence et accumuler du pouvoir.
Alors, quand j'entends Alister - et que je vois briller des étoiles dans ses yeux clairs - je ne peux m'empêcher d'avoir pitié de lui. Il croit vraiment que manifester peut faire changer les choses. Il est persuadé que le peuple a un rôle à jouer et qu'il peut faire changer l'Humanité. Il me parle du futur et d'une démocratie plus participative comme si celle-ci pouvait vraiment exister. J'ai l'impression d'être devant un enfant, optimiste et utopiste. Je l'ai laissé me raconter comment devrait être le monde selon lui. J'ai trouvé son explication très belle, mais irréalisable. C'est beau d'être communiste. C'est beau de croire que les hommes peuvent tous être égaux et que nous sommes capables de tolérance, d'amour et de respect les uns envers les autres, mais pour moi, ce n'est rien d'autre qu'une chimère.
Alister dit que je suis défaitiste, négatif et trop résigné. Que j'ai perdu ma faculté de croire. Et que je dois seulement changer mon regard. En réalité, je n'y ai jamais cru.
En l'écoutant, je me suis dit qu'il était dommage qu'on élise toujours au pouvoir ceux qui s'en servent le moins bien. Je suis persuadé que quelqu'un comme lui ferait plus du bien au pays que n'importe qui.
Alister ne m'a pas fait changer d'avis sur la politique – ou plutôt sur mon désintérêt pour un système qui ne changera jamais – mais il m'a permis d'avoir une autre vision que la mienne. A l'école, les enseignants ne sont pas censés donner leurs opinions mais quand on a fait toute sa scolarité dans les beaux quartiers, vous vous doutez qu'on ne ressort pas communiste. Il y a bien eu quelques profs utopistes qui ont tenté de nous convaincre et qui défilent avec les drapeaux de la CGT, mais ils sont rares, et gentiment poussés vers la sortie. Et lorsque j'étais dans mon établissement privé catholique, au collège de St Cloud, il n'était pas difficile d'imaginer dans quelle urne nos professeurs plaçaient leur bulletin. Ce sont des nostalgiques de la III République ou des passionnés de la royauté. Ils parlent avec émotion d'une période qu'ils n'ont jamais connu et utilisent un leitmotiv récurrent, à coup de « c'était mieux avant ». Sauf qu'avant, ils n'étaient pas nés et ils se créent ensemble un passé idéalisé. La société va mal, mais il en a toujours été ainsi.
J'ai été bercé dans ce milieu. Je n'ai connu que le luxe, l'argent et les privilèges - n'en déplaise à ceux qui diront qu'ils sont abolis ! Mon père m'a offert d'assister à des discussions menées par des gens de droite. Quant à ceux de gauche qui aimaient venir débattre, ils étaient plus du genre à péter dans la soie qu'à redistribuer leur argent aux pauvres. Mon ami Sylla, qui adore la politique, se moque toujours d'eux en les appelant « Les bobos de la branche caviar ».
Alister ne parle pas politique. Il ne connait même pas le nom d'un seul député, ni d'un seul représentant de parti. Il me parle juste de ses rêves et de ceux avec qui il passe son temps. Je ne suis même pas sûr qu'il ait le droit de voter ici, vu qu'il se targue d'être écossais. Il me parle d'un monde que je ne connais pas et que j'ai du mal à imaginer. Plus je passe de temps avec lui, plus je me rends compte à quel point nous sommes étrangers l'un à l'autre. A quel point nos mondes sont éloignés. Même si je le voulais, je ne pourrais pas renier mes origines ni l'éducation qu'on m'a donnée.
Par contre, je commence à comprendre que je ne suis pas obligé de subir les dogmes de ma famille et de mon père. Je peux rester un De La Rochefoucauld sans être un sous-fifre assujetti aux désirs familiaux. Je ne suis pas obligé d'être un enfoiré. Je peux être un homme bien, si je le veux. Je ne suis pas obligé de regarder les autres avec mépris. Ni de gagner de l'argent pour accumuler des richesses. Je ne vais pas mentir en affirmant que je vais redistribuer toute ma fortune aux pauvres, mais je ne suis pas non plus obligé de me comporter avec supériorité. Je peux trouver un compromis.
Nous nous éloignons du Marais et remontons vers la rue Réaumur-Sébastopol. Alister souhaite me faire vivre une nouvelle expérience avant de me ramener rive gauche, à minuit. Il dit que je ne peux pas retourner dans mon palais sans avoir jamais pris le RER.
– Sois sans crainte, je vais te ménager, on va prendre la ligne A.
– C'est censé me rassurer ?
– Remercie moi, j'aurais pu choisir la C. Et t'emmener à Dourdan La Forêt !
– C'est où ça ?
– Au bout du monde.
Il éclate de rire. Nous nous engouffrons dans la bouche de métro et j'achète un carnet de dix tickets, convaincu qu'il risque de m'en redemander pour le retour. Nous manquons de quelques secondes un train. Le prochain est annoncé dans cinq minutes. Un parisien, essoufflé, couvert de sueur, peste à côté de nous. Il râle parce qu'il doit attendre quelques minutes supplémentaires. Les habitants de Paris ont-ils si peu de temps dans leur vie que perdre cinq minutes se transforme en tragédie ?
Pendant que j'observe l'homme en train de se masser le crâne - comme s'il avait mal à la tête, ce qui peut se comprendre après une journée de travail - je sens Alister se rapprocher de moi. Je me retourne vers lui alors qu'il se crispe. Il me désigne un groupe de trois hommes, appuyés contre le mur. Ils discutent entre eux et pointent mon camarade du doigt, avec des signes de tête appuyés.
– C'est quoi leur problème ?
Alister se rapproche un peu plus. J'ai parlé à voix haute. Assez pour qu'ils m'entendent. Les trois hommes s'arrêtent de ricaner. L'un d'eux pointe un regard féroce dans notre direction.
- C'est vous mon problème, sales pédés, crache-t-il.
Je ne réagis pas, incapable de comprendre pourquoi il m'insulte. Alister se recroqueville. L'un des hommes crache sur le sol pendant que l'autre éclate de rire. Je regarde mon camarade, avec ses cheveux roses, qui se ronge les ongles d'un air mal à l'aise. Je commence à trembler. Je n'ai jamais été insulté. Encore moins par des types qui semblent sortis d'une cité. Je me lève d'un bond au moment où le train entre en gare.
– Viens, on s'en va, décide Alister en me trainant par la manche.
– C'est ça, tarlouzes ! Barrez-vous.
Je vois rouge. Je serre le poing, prêt à le coller dans la tête de ce connard. Alister me tire vers lui pour qu'on s'éloigne. Les trois autres ricanent. Je n'ai pas envie de partir. J'ai envie de les cogner. De faire justice moi-même et de leur apprendre à ravaler leurs préjugés et leur homophobie.
Alister insiste et continue de me tirer en arrière. Je le suis malgré moi. Le groupe reste où il est. Je ne sais pas si je suis rassuré qu'ils ne nous suivent pas ou encore plus en colère. Je ne comprends pas pourquoi nous fuyons au lieu de nous expliquer.
A peine sommes-nous entrés que les portes se referment. Sans un mot ni un regard, Alister se réfugie contre l'une des barres en fer et fixe le toit du métro qui s'ébranle. Je regarde le quai s'éloigner alors que les hommes me font des gestes obscènes. Je n'ai pas de mal à imaginer les mots qui les accompagnent. Bouleversé et en furie, je me tourne vers mon camarade.
– Pourquoi tu as fui ?
Il secoue la tête d'un air résigné. Son absence de réaction me rend encore plus furibond.
– Parce que ça ne sert à rien de se battre.
– N'est-ce pas toi qui disais qu'il fallait défendre ses droits, tout à l'heure ?
– C'est différent, et tu le sais. Nous n'avions aucune chance face à eux.
– Parce que tu penses en avoir contre l'État ?
– Ne mélange pas tout. Si je t'avais laissé les affronter, nous aurions fini à l'hôpital. Ou mort.
– Ils ne méritent pas de s'en sortir. On les a laissé gagner en s'enfuyant.
– Parfois, la sagesse, c'est savoir se retirer au bon moment.
Je ne sais pas pourquoi, mais ses grands principes commencent à m'irriter. J'ai envie de lui expliquer que la philosophie ne le sauvera pas. Pour calmer mes tremblements, je tape brutalement du poing sur la vitre du train. Plusieurs personnes me jettent des regards mi intrigués, mi courroucés. Ça ne me calme pas et j'ai mal au poignet.
– Évite de faire ça, me réprimande Alister. Sinon on est bon pour se prendre une amende de la RATP.
– Je n'en ai rien à battre. Je payerai.
Son teint devient livide. J'ignorais qu'il pouvait être encore plus blanc qu'il ne l'est déjà. Je le vois froncer les sourcils et j'ai l'impression d'avoir mon propre miroir en face de moi, lorsque je fais la même mimique. Il ouvre la bouche pour répondre puis la referme. Il ferme ensuite les yeux et soupire. Puis il dit :
– Tout le monde n'a pas les moyens de payer.
– Qu'est-ce que tu veux dire ?
– Que si je me fais tabasser au point de finir dans un fauteuil roulant, je n'aurais pas le luxe d'avoir des infirmières à domicile. Tout le monde ne vit pas comme dans Intouchable. Alors tu m'excuseras si je préfère fuir le danger que de l'affronter.
Je crois que je ne l'avais pas encore vu aussi énervé. Il s'arrête de parler au moment où la rame du métro s'arrête à Chatelet. Sans un mot, il passe à côté de moi et je le suis. J'avais entendu dire que la ville de Paris était un vrai gruyère, mais celui qui a conçu cette station a dû ajouter des trous à son fromage. Je suis obligé de courir pour suivre le rythme d'Alister qui ne m'attend pas. Il ne prend même pas la peine de vérifier les plans du métro et jette à peine un regard sur les panneaux. Il avance comme s'il connaissait ce labyrinthe par cœur.
Finalement, nous débouchons sur un nouveau quai. Le panneau d'affichage est plus grand que tous ceux que j'ai vu jusqu'à présent. Je n'ose pas demander où nous allons. Lorsque le RER entre en gare, je monte à sa suite en tentant de me frayer un passage au milieu de tous les gens qui s'agglutinent à l'intérieur. J'ai peine à comprendre pourquoi personne n'a encore été contaminé par des bactéries accrochées partout sur les sièges et les barres des trains. Ces endroits sont des nids à microbe, mais personne n'a l'air de s'en soucier. Depuis ce matin, je ne me suis lavé les mains qu'une seule fois. Je songe avec envie à la douche que je prendrais lorsque je rentrerai chez moi et qui sonnera comme une désinfection générale.
Les portes se referment. Alister s'assoit sur un siège vide, libéré par deux passagers. Je le rejoins. Il croise les jambes et me tourne le dos. Je n'arrive pas à savoir si je m'en veux de mes mots. Lui m'en veut, c'est certain. Son attitude boudeuse a tout d'une déclaration de guerre.
– Où va-t-on ? demandé-je pour renouer le dialogue.
Il ne dit rien et fixe l'extérieur. Le RER s'arrête plusieurs fois avant que j'entende de nouveau le son de sa voix.
– Au bois de Vincennes.
Comme j'imagine que nous n'allons pas assister à une course hippique ni déambuler dans le parc, je demande pourquoi. Il ne répond pas et me laisse avec ma question en suspens. Le train démarre. Certains passagers nous fixent du regard. J'ai envie de leur dire de regarder ailleurs. Je ne suis pas une bête de foire. Au moins, dans les taxis, les chauffeurs ont la décence de ne pas nous fixer et de regarder la route.
– Tu comptes t'excuser ? m'interroge-t-il quelques minutes plus tard.
– D'avoir voulu prendre ta défense ?
– De ne pas avoir respecté mon choix. Et d'avoir agi comme un gosse de riche prétentieux.
– Je me suis fait insulter au cas où tu ne l'aurais pas remarqué.
– Ce n'est pas toi qu'ils visaient. C'est moi.
– En même temps, tu cherches un peu, avec tes cheveux roses.
Il sursaute brutalement.
– Je te demande pardon ?
Je me recroqueville sur mon siège. Ses yeux me foudroient. Ils sont plein de haine. J'ai dépassé les limites. Je n'aurais jamais dû dire ça et je m'en rends compte au moment où les mots franchissement mes lèvres. Mais c'est déjà trop tard. C'est comme de dire à une femme qui porte une mini-jupe qu'elle a cherché à se faire violer. La honte me saisit.
– Je te prie de me pardonner.
– Tu peux éviter de prendre un air pompeux pour t'excuser ?
– Pardon.
– Mais encore ?
– Excuse-moi de m'être comporté comme un con.
– C'est mieux.
Il sourit enfin. Je soupire presque de soulagement. Étonnement, je me rends compte que son attitude a un impact sur moi, et sur mon humeur. Et que son avis compte. Je n'aime pas l'idée qu'il m'en veuille. Je ne le connais pas depuis vingt-quatre heures, mais il a déjà changé ma vie, et je ne voudrais pas que nous terminions cette journée en étant fâchés.
– Je déteste les gens comme eux, murmure-t-il.
Une larme roule sur sa joue. Je me sens encore plus nul. Il a raison. Je n'aurais jamais dû réagir ainsi. Dans mon milieu, les différents se règlent à coup de gros chèques et de procès. Pour lui, c'est la loi du plus fort qui règne et le plus faible n'a pas d'autre choix que de s'enfuir s'il veut survivre, ou de s'écraser.
– Quand on a vécu dans la rue, on apprend à ne pas répondre, et à s'échapper plutôt que d'affronter ce qu'on ne peut pas combattre.
C'est vrai qu'avec son corps frêle qui laisse voir ses os saillants, il n'arriverait pas à grand-chose s'il devait se défendre physiquement.
– Si tu avais grandi dans ma famille, on t'aurait inscrit à l'escrime, fluet comme tu es.
Un autre sourire éclaire son visage. Il lève les yeux au plafond alors que le soleil éclaire le wagon quand le RER sort de terre.
– Tu te moques de moi ?
– Pas du tout, un noble se doit de savoir manier une épée.
– Mais à quoi ça peut bien vous servir ?
– A part frimer ? A rien du tout.
Il éclate de rire. Je préfère quand il est comme ça.
– Je ne comprends pas pourquoi les gens ont tant de mal à accepter la différence.
– Parce qu'on ne leur apprend pas à vivre avec. Comme moi, tu vois.
– C'est dommage. On a tout à y gagner.
Il s'arrête quelques secondes, puis reprend.
– J'aimerais bien que tu sauves le monde de sa bêtise.
– Je doute qu'un ingénieur soit capable de faire ça. Je risque de fabriquer ou réparer des machines, pas des êtres humains. Certains vivent avec un mal incurable.
– Ça c'est vrai. Leurs préjugés leur ont ôté toute faculté réflexive.
Il rit encore. Je me demande comment il peut s'amuser d'un sujet pareil. Peut-être que le rire est sa seule arme pour survivre dans son monde.
Les gens descendent au fur et à mesure des arrêts du train. Il est dix-neuf heures lorsque nous arrivons enfin. Le jour commence à décliner. J'ai un peu froid à cause du vent qui s'est levé. Le bois de Vincennes est l'un des plus grands espaces verts de la capitale et il surplombe la Seine et la Marne. J'y suis déjà venu avec Clothilde. Elle nous avait accompagné, Sylla et moi, voir une course l'année dernière. Elle voulait à tout prix découvrir les édifices pittoresques qui s'alignent sur le chemin des promenades. On y trouve ci et là des petits ponts, des cascades artificiels et des kiosques à l'apparence rétrograde.
Mais je sens que nous ne sommes pas là pour une promenade de santé.
ISF (Impôt de Solidarité sur la Fortune)
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