Chapitre 6
Le soleil inonde l'appartement lorsque j'ouvre les paupières. J'entends le bruit de la vaisselle et des cris provenir du sol. Un couple se dispute sous le parquet et les tuyaux jouent des tintamarres. J'ai l'impression de ne pas avoir fermé l'œil de la nuit. Pourtant, j'ai dû m'endormir puisque l'horloge – que je n'avais pas vu hier soir et qui est accrochée juste au-dessus du portant à vêtement - indique midi. Je m'extrais comme je peux du paquet de couverture. Alister est recroquevillé sur le côté droit, comme un fœtus. Il roule sur lui-même et s'enroule dans son duvet. Je me redresse et me masse le bas du dos. Je suis tout ankylosé et j'ai mal de partout.
– Crêpes ? demande Quentin en me voyant émerger.
Il est debout devant l'évier, seulement habillé d'un t-shirt et d'un caleçon à l'effigie de l'olympique marseillais. Ce mec est un cliché. Je me frotte les yeux et cherche sa copine du regard. Elle est assise derrière moi, sur le canapé-lit, et lit un gros classeur ouvert devant elle. Mes yeux ne peuvent s'empêcher de fixer son membre manquant. Sa prothèse est posée sur une chaise, juste à côté d'elle. Faisant fi de mon trouble, elle me demande :
– Tu as bien dormi ?
Je tente d'oublier mon mal aise et réfléchis. Dois-je vraiment répondre à cette question ? Mon silence vaut mille mots. Quentin ricane et continue de faire cuire ses crêpes dans la poêle. Celle-ci a déjà dû servir un nombre incalculable de fois, vu son aspect défraichi et la trace de brûlure en son centre. Je me redresse et m'étire. J'ai mal à la tête et le soleil tape trop fort sur le toit. Il fait déjà chaud dans l'appartement. Le couple a ouvert les velux mais l'air ne circule pas. Soudain, les cris venus du sol s'accentuent.
– Comment pouvez-vous vivre avec autant de bruits ?
Je me demande comment j'ai fait pour m'endormir surtout. Aux cris et aux vrombissements des objets se mêle maintenant le bruit des voitures qui passent dans la rue et le passage du métro.
– Question d'habitude, répond Quentin. Sucre ou Nutella ?
– Pas d'huile de palme, s'écrit Alister en émergeant des couvertures.
– T'inquiète, on a aussi du Nocciolata, le rassure Elya en levant ses yeux de son classeur.
Alister me fait un petit signe de la main. Avec ses cheveux roses en pétard, on dirait un personnage de manga. Il me rappelle Naruto, que je lisais lorsque j'étais petit chez mes grands-parents maternels. J'y allais en vacances l'été et c'était les seuls qui me permettaient de lire autre chose que des livres religieux ou sur la mythologie.
– Qu'est-ce que tu lis ? demandé-je à Elya.
– Je révise mes cours pour les partiels.
– Tu étudies quoi ?
– Lettres modernes et classiques. Je suis en troisième année.
– Tu comptes faire quoi après ?
– Un master de littérature comparée.
– Je voulais dire après ? Comme métier ?
– Oh ! Je n'y ai pas vraiment pensé. Peut-être prof, on verra plus tard.
Je manque de m'étrangler. Comment peut-elle dire ça avec autant de flegme ? Comment a-t-elle pu choisir une voie aussi bouchée ? Ses parents ne lui ont pas expliqué que les études devaient conduire à un métier ? Elle n'a pas l'air de se soucier un seul instant de son avenir. Pourtant, tout le monde sait que faire des lettres, c'est comme s'inscrire à Pôle Emploi. Depuis le collège, on nous répète que l'avenir, c'est la finance, le commerce ou l'ingénierie. La culture, la littérature et l'art sont réservés aux loisirs. Mes parents m'ont offert une culture très pointue, mais m'ont toujours répété que ce n'était pas de vrais métiers. Comme mes professeurs.
– Et toi, tu veux faire quoi après la prépa ?
Je suis surpris qu'Elya se rappelle de ce que je lui ai dit hier soir. J'ai pourtant jeté très rapidement le fait que j'étudiais à Henri IV.
– Ingénieur.
– J'ai jamais compris à quoi ils servent, ces gens-là, commente Alister en se levant.
– Ils créent, exploitent et inventent le monde demain.
– J'espère que tu inventeras un meilleur monde que celui-ci alors, ajoute-t-il avec un clin d'œil. J'vais pisser, je reviens !
Il quitte la pièce pour se rendre dans la salle de bain. Elya lève les yeux au ciel pendant que Quentin nous invite à le rejoindre autour du comptoir. Il pointe du doigt un tabouret dans un coin. Je m'assois dessus, Elya sur le second, Quentin reste debout. On se retrouve chacun avec une crêpe dans des assiettes dépareillées. On est loin de la porcelaine du dimanche, qu'on sort dans les repas de famille des De La Rochefoucauld.
J'attrape le pot de Nutella. Elya prend la confiture. Alister revient quelques secondes plus tard et se saisit d'un pot de pâte à tartiner marquée « sans huile de palme ».
– Tu sais que tu contribues indirectement à la destruction de l'Amazonie en mangeant ça, me dit-il en pointant ma crêpe et le pot du doigt.
– Laisse le tranquille, le réprimande Elya.
– Peut-être que tu pourrais inventer un remède contre les imbéciles ? Ou bien une machine capable d'absorber la pollution atmosphérique et de faire baisser la température de la planète ? Ou encore une banque qui répartisse équitablement les richesses ?
– Alister !
– Quoi, je propose c'est tout !
– Mes parents n'accepteront pas que je travaille dans l'environnement, réponds-je. Ça ne paye pas assez.
Alister lève les yeux au ciel et croque dans sa crêpe. Du chocolat se perd au coin de ses lèvres et il l'essuie d'un mouvement du poignet avant de se lécher les doigts.
– Quand les capitalistes, comme toi, auront détruit la Terre, votre argent ne vous servira plus à rien. Certaines choses ne s'achètent pas, figure-toi.
– Tu n'es pas obligé de faire ce que veulent tes parents, continue Elya, avec une voix plus douce et moins sermonneuse que son ami.
Quentin ne dit rien, il se contente d'écouter comme si la conversation l'intéressait à moitié. Elya m'explique qu'il suit une licence d'Histoire et qu'il espère ensuite faire un master en Sciences Politiques.
– Qu'ai-je fait au monde pour me retrouver entouré d'un futur ingénieur et d'un politicien ? s'écrit Alister. Elya, sauvons-nous !
– Laisse-leur une chance, s'il te plait. Ils peuvent nous surprendre.
Je sens comme un message déguisé dans sa phrase. Je continue de manger tout en méditant intérieurement.
– Et toi, qu'est-ce que tu fais ? Interrogé-je Alister.
– De la sociologie.
Quentin pouffe dans sa barbe de trois jours et lève les yeux au ciel.
– Tu parles, tu ne vas jamais en cours.
– C'est parce que je préfère étudier le terrain.
– C'est pour faire quoi après ?
– Après après... Tu n'as que ce mot à la bouche ? Et maintenant, ça ne compte pas ? A force de vivre dans le futur, tu sais que tu risques d'oublier de vivre dans le présent ?
Je reste interdit. Il n'a pas tout à fait tort. Mais le futur, « c'est demain », me dit toujours mon père. On construit l'avenir. Celui dans lequel les riches resteront riches et où les pauvres, exploités, resteront des sous-fifres au service de la société.
– De toute façon je vais arrêter, continue Alister. Les études, c'est pas pour moi.
– Tu n'as pas vraiment essayé, souligne Elya. Tu pourrais tenter d'autres disciplines pour trouver celle t'intéresse. Les arts plastiques par exemple ?
Alister hausse les épaules, l'air peu intéressé. J'hésite à expliquer à Elya que faire des arts plastiques, de la sociologie ou de la littérature, cela revient au même. Les intellectuels n'ont jamais changé le monde avec leurs idées. Ils parlent, écrivent, commentent, s'insurgent, dessinent, mais ils ne sont jamais écoutés. Certains noms restent peut-être dans l'Histoire, mais au fond, l'Histoire se répète. Les mots n'ont jamais fait avancer le monde. Ce sont les actes, conduits par des ingénieurs, des hommes politiques ou des chefs militaires, qui l'ont façonné.
Alister termine une deuxième crêpe et s'essuie les mains sur son jeans troué. J'ai soudain envie de l'emmener dans une boutique pour lui refaire sa garde-robe. Je pourrais faire pareil pour Elya et Quentin, afin de les remercier. Mais je sens que ça ne se ferait pas et qu'ils refuseraient. Mon argent sent mauvais. Il éloigne les uns des autres. Je sens que leur donner de l'argent serait mal placé et reviendrait presque à les acheter. Notre relation est basée sur autre chose. Quelque chose que mes amis et ma famille ne pourraient pas comprendre.
– Qu'est-ce que tu veux faire cet après-midi ?
Alister me regarde de ses grands yeux bleu-gris. J'ai envie de lui répondre que, là, tout de suite, j'aimerais bien me doucher. Ensuite, je n'en ai aucune idée. C'est lui qui mène la barque depuis le début. L'idée de rentrer chez moi me fait peur. Je m'imagine marcher dans le quartier Latin, passer devant la Sorbonne, traverser le parc du Luxembourg et me retrouver dans la rue Soufflot, face au Panthéon, où se trouve notre appartement. Puis affronter mes parents, qui se sont peut-être demandés où j'avais passé la nuit ? Puis retrouver leur froideur et leurs règles.
Même si l'appartement d'Elya est rikiki, même si ces gens sont des inconnus, même si je suis loin de tout ce que j'ai toujours connu jusqu'ici, je me sens bien avec eux, et je n'ai aucune envie de les quitter maintenant. Je veux rester dans cette parenthèse.
– On a qu'à aller faire un tour à Belleville, propose Alister. Je pourrais faire des photos.
– Rue Oberkampf ? demande Elya.
– Et ensuite on descend vers République, ajoute-t-il. J'ai repéré une manif' qui part à quinze heures.
Je les écoute sans rien dire. Quentin ne parle pas non plus. Lui rétorque qu'il va rester dans l'appartement, pour réviser. Ses derniers partiels ont lieu la semaine prochaine. Elya quitte la table et part dans la salle de bain. J'attends qu'elle ait fini de se préparer pour occuper la salle d'eau. Elle se compose d'une minuscule cabine, à côté de laquelle trône un WC collé à un vieux lavabo. Le siphon fuit et de l'eau goutte sur le sol. Je rentre comme je peux dans la cabine et me savonne aussi vite que possible. Les murs sont plein de moisissures et je sens un courant d'air. Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? Pire, comment un propriétaire peut-il louer un tel taudis sans engager des travaux ? On voit bien que l'ensemble de l'appartement n'est qu'un cache misère.
Quand je retourne dans l'appartement, Elya et Alister sont prêts à partir. Elle a enfilé un pantalon en toile qui cache sa prothèse et s'appuie sur sa béquille. Alister porte son sac à dos sur une épaule et son vieux sweat. Je me demande pourquoi il ne laisse pas ses affaires ici, vu qu'il semble avoir l'habitude de dormir là. Quentin nous fait signe et je le remercie pour son hospitalité. Un sourire ironique s'inscrit sur ses lèvres.
Alister passe son bras sous celui d'Elya et l'aide à descendre l'escalier. Je ferme la marche. Nous prenons notre temps pour éviter de tomber, les uns à la suite des autres, comme des dominos. Elya fait aussi vite qu'elle le peut, sans se plaindre des nombreuses marches qui l'handicapent surement plus que sa jambe.
– Pourquoi vous ne louez pas un appartement en rez-de-chaussée ? demandé-je alors que nous atteignons le troisième étage, sans pouvoir m'en empêcher.
Elya me lance un sourire triste et Alister lève les yeux au ciel.
– T'as une idée de la difficulté qui existe pour trouver un appart' à Paris ? Si t'es pas en CDI, avec un salaire de trois mille balles par mois, quatre garants et si t'es pas blanc, tu peux dire adieu à ton rêve de logement. Donc avec ça, t'as pas en plus intérêt à être exigent.
– J'imagine qu'il existe des aides non ? Des allocations pour le handicap ou ...
– La réalité, c'est un logement pour dix dossiers, explique Elya plus doucement. Et les boursiers passent les premiers.
On finit par atteindre le rez-de-chaussée. Je médite ses paroles pendant qu'Alister pousse la porte. Le soleil nous inonde. En jetant un regard sur la rue, je me rends compte que nous nous trouvons juste à côté du cimetière du Père Lachaise. Je connais ce cimetière, car ma famille possède un caveau funéraire. Grand-Mère Amelberge, celle qui est morte asphyxiée à cause des cacahuètes, est enterrée ici. Nous ne venons presque jamais lui rendre visite. Les seules fois où nous nous rassemblons là, c'est lors des enterrements.
Elya se dirige vers la bouche de métro, suivi par Alister. Je les suis en serrant les dents. L'expérience d'hier soir m'a convaincu que ce moyen de transport n'était pas mon préféré. La jeune femme sort sa carte Navigo tandis que son acolyte attend que je prenne deux tickets. Je lui en donne un et nous passons les barrières automatiques, jusqu'à nous retrouver sur le quai. Le métro est indiqué dans trois minutes. Elya s'assoit sur un banc en plastique pendant que je fixe mon regard de l'autre côté du quai. Alister reste à côté de moi. Ses yeux fixés sur les rails.
– C'est ici.
– De quoi parles-tu ?
– C'est ici que j'ai voulu sauter.
Je cligne plusieurs fois des yeux. Puis je tourne ma tête vers Elya. Elle aussi fixe les rails avec intensité. Elle croise le regard d'Alister. Il lui envoie un baiser qu'elle fait semblant d'attraper. J'admire leur complicité. Leur amitié. Je la trouve pure. Sincère. Mystérieuse aussi. Je n'ai jamais vu deux êtres comme eux. Ils sont lumineux. Pourtant, je suis sûr que la plupart des gens passent à côté sans les voir. Je mesure soudain la chance que j'ai. Si Alister ne m'avait pas adressé la parole hier soir, je serais certainement mort à l'heure qu'il est. Et j'aurais manqué cette jolie rencontre.
Je me demande si mes parents se sont inquiétés de trouver mon lit vide ce matin. Je n'ai aucun moyen de vérifier car je n'ai pas pris mon téléphone. J'aime cette déconnexion numérique. Je n'aime pas particulièrement les réseaux sociaux, mais je suis comme tous les jeunes de ma génération, incapable de vivre sans. Je poste quelques photos sur Instagram, balance des tweets sur Twitter et repartage des publications sur Facebook.
– Je retire ce que j'ai dit, murmure Alister. C'était un beau spot pour mourir.
Nos yeux se croisent. Il me sourit. A ce moment-là, le métro entre en gare et s'arrête dans un crissement de frein. Elya nous rejoint et nous montons tous les trois dans la rame qui repart presque aussitôt. Le silence s'installe. Alister est assis face à Elya, contre la fenêtre. Moi, je suis un peu en retrait. Je trouve toujours que l'endroit manque cruellement d'hygiène, mais je suis plus à l'aise qu'hier soir. J'ai l'impression de découvrir un monde, sous Paris. La ville me semble beaucoup plus vaste que l'étroitesse dans laquelle j'ai grandi. C'est un véritable gruyère, percé par un réseau souterrain.
Trois stations plus tard, nous descendons à Belleville et remontons vers la lumière. Je suis soulagé de sortir, même si je me garde de le montrer. La gare de métro nous oblige à grimper pour rejoindre le parc. Nous nous déplaçons lentement, au rythme d'Elya. C'est étrange de marcher sans aller vite, moi qui suis habitué à me déplacer à toute allure, comme tous les parisiens. Je me rends compte que je ne prends jamais mon temps pour rien. Ma vie passe à toute vitesse et je ne contemple jamais le monde qui m'entoure.
Une fois dans le parc, nous longeons la promenade pour descendre en direction d'Oberkampf. Alister semble savoir où il va et nous le suivons sans réfléchir. Il a passé un bras sous celui d'Elya et il chantonne en regardant le ciel. A un moment, la jeune fille s'arrête et attend que je me porte à leur hauteur.
– Mets-toi de l'autre côté, m'indique-t-elle.
Je me plis à ses ordres et me place à gauche de son ami. Il me tend son bras. Nous l'encadrons tous les deux. Je ne peux m'empêcher de me dire que nous formons un trio étrange. Sur le papier, nous n'avons rien en commun. Nous ne sommes pas issus des mêmes milieux socio-économiques, nous n'avons pas reçu la même éducation familiale, nous n'avons pas le même passé, ni le même avenir, et pourtant, nos chemins se sont croisés. Et quelque part, il y a dans cette incongruité quelque chose de complémentaire.
Je ne sais pas si cette histoire peut durer. Je ne sais pas si je peux parler d'amitié. Eux sont amis, c'est certain. Mais moi, qui suis-je pour eux ? Si ce n'est un inconnu ramassé sur un pont en pleine nuit.
Après vingt minutes de marche, Alister se fige au milieu d'une place. Je lève la tête et mes yeux rencontrent une fresque, décorée de mille et une couleurs. Il y a deux visages, l'un rouge, l'autre jaune, de chaque côté d'un mur. Au centre, deux corps, peints avec les mêmes couleurs, complétement nus, dans une posture qui peut à la fois évoquer une position sexuelle ou la mort. J'hésite sur laquelle choisir. Les yeux des portraits me font peur, comme leurs bouches. Ils sont vides, blancs et vitreux. Quant aux lèvres, elles sont cerclées de bleu et de petites dents pointues, un peu comme celles des requins, et elles brillent.
– On va boire un café ? propose Elya.
Nous nous asseyons en terrasse. Le ciel est d'un bleu magnifique. L'endroit est calme et ensoleillé. Des couples, des gens seuls et des groupes d'amis, sont assis aux terrasses. Le serveur nous demande ce que nous souhaitons. Elya choisit un jus d'ananas, je prends un café et Alister réclame un chocolat chaud, avec du lait de soja.
– Pourquoi faudrait-il attendre l'hiver pour boire du chocolat ? lance-t-il.
Le serveur repart avec nos commandes. Je reprends ma contemplation de la fresque. Elya suit mon regard.
– Elle change régulièrement, m'explique-t-elle. Le mur appartient à une assos' qui invite un nouvel artiste tous les quinze jours.
– Ce sont des tags ?
– Ah non, c'est du street art.
Autrement dit, c'est de l'art de rue. Mon père déteste cela. Il dit que c'est l'art des pauvres. La plupart du temps, ces œuvres sont illégales et éphémères. A la maison, on préfère l'art contemporain, accroché partout sur les murs. Sinon, on se rend dans les expositions organisées par les galeristes particuliers ou au Centre Pompidou, dans les soirées privées.
Alister sort son portable. La vitre est fêlée au milieu, mais il n'a pas l'air de s'en soucier. Si une telle chose m'arrivait, je n'aurais qu'à claquer des doigts pour en avoir un nouveau. Lui n'a pas ce luxe. Il prend plusieurs clichés puis se tourne vers moi.
– On prend une photo tous les trois ?
Je n'ai pas le temps de réagir. Il nous force à nous rapprocher et colle sa tête contre la jeune femme. Il appuie plusieurs fois sur le bouton pour prendre son selfie, puis vérifie ses photographies. Satisfait, il nous les montre rapidement et commence à rédiger un post' pour son compte Instagram.
– C'est quoi ton compte ? Que je t'identifie.
Je me fige. Alister ne s'en rend pas compte et continue de déblatérer. Elya s'aperçoit de mon trouble au moment où le serveur dépose notre commande. Instinctivement, je sors mon portefeuille et tend un billet. La jeune fille ne dit rien mais me lance un regard sévère. Je m'excuse puis jette un œil vers Alister.
– Il ne veut pas être identifié, lui-t-elle.
Il s'arrête, ne dit rien. Son sourire disparait de son visage, puis il hausse les épaules et dépose son portable sur la table. A la place, il le remplace par une pochette en tissu qu'il extrait de son sac à dos et dans lequel se trouvent de l'herbe et des feuilles qu'il étale.
– J'imagine que tu aurais trop honte si un ami à toi s'apercevait que tu traines avec des gens comme nous.
Il a raison. Je ne peux pas me permettre d'apparaitre avec n'importe qui. Je dois soigner mon image. Pourtant, je ne peux pas m'empêcher de m'en vouloir devant sa mine déconfite. Il semblait si heureux l'instant d'avant. Ça me fait de la peine.
– Tu crois qu'on restera ami ? demande-t-il en terminant de rouler son joint.
Il porte sa tasse jusqu'à ses lèvres et aspire son chocolat. Des traces de lait s'étalent sous son nez. Il tend ensuite sa main vers Elya qui lui donne un briquet.
– Je ne pense pas.
Je ne sais pas quoi lui répondre d'autres. Elya se met à boire. Alister crache un filet de fumée. Le silence s'éternise. Au bout de quelques minutes à fixer le ciel, la rue, la place et les autres groupes en terrasse, je reprends la parole.
– Mais je ne vous oublierai pas. Jamais.
– Tu dis ça maintenant, mais une fois que tu seras retourné dans ton monde, tu n'auras plus une seule pensée pour nous. Et si tu nous croises dans la rue, tu ne nous verras même pas.
– Je te promets que non.
J'ai envie d'y croire. J'ai envie de croire que cette nuit et cette journée m'ont changé. Que je ne suis plus celui que j'étais à minuit. Leur rencontre, à tous les deux, m'a offert une nouvelle vision de la vie. Heure après heure, je suis un autre à leur contact. Nos chemins se sépareront sans doute ce soir, mais ça ne veut pas pour autant dire qu'ils n'existeront plus pour moi.
– Vous resterez mes deux étoiles parisiennes, chuchoté-je.
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