Chapitre 5


            Il est quatre heures et demi du matin lorsqu'Alister pousse la porte de l'appartement d'Elya. Il est niché au cœur du XXe arrondissement, au sixième étage d'un vieil immeuble d'après-guerre, sans ascenseur, et aux peintures délabrées.

Amir et Camille nous quittent en nous déposant au bas de l'immeuble. Sur le moment, je m'apprête à demander au jeune homme s'il peut me reconduire dans le quartier latin, car l'idée de dormir autre part que dans un immeuble haussmannien me déroute. Le regard d'Alister me dissuade. Je sors donc de la voiture et je les suis. Elya pousse la porte d'entrée. Le verrou est si ridicule que le premier voleur venu pourrait s'y glisser. Une fois à l'intérieur, l'espace – je ne peux même pas qualifier ça de hall – nous met d'emblée face à un grand escalier en colimaçon qui s'élève vers le ciel. Elya s'y engouffre la première, en boitillant. Je me demande pourquoi une jeune fille handicapée réside au sixième étage. N'y a-t-il pas des aides de l'État pour les gens comme elle, normalement ? N'aurait-elle pas pu obtenir un appartement aménagé au rez-de-chaussée ?

Je n'ose pas demander et je suis le groupe, juste derrière Quentin, et avant Alister. En grimpant, je me rends compte qu'il n'y a même pas de concierge et qu'on entend des bruits d'eau qui coule. Quentin laisse entendre que les murs sont mal insonorisés. C'est peu dire. J'ai l'impression qu'ils sont transparents.

En arrivant sur le dernier pallier, nous nous serrons pour tenir debout, car le toit mansardé nous empêche d'être droit. Elya pousse la porte d'entrée et lance :

– Voici notre modeste demeure !

Alister se précipite à l'intérieur, comme s'il était chez lui. Pourtant, si j'ai bien compris, l'appartement est loué par les parents d'Elya et de Quentin qui se partagent le loyer depuis trois ans.

– Tu n'es pas parisienne ?

– Aixoise, répond-t-elle. Quentin est marseillais.

Je grimace.

– PSG ? demande-t-il.

J'écarquille les yeux. Je déteste le football. C'est un sport populaire. Ce que j'aime, moi, c'est aller à l'hippodrome ou faire du tennis. Je joue avec Sylla le samedi matin et son père nous conduit au parc de Vincennes le premier dimanche de chaque mois, pour assister aux courses hippiques. Quand je vivais à St Cloud, je faisais aussi de l'équitation. J'adorais ça. Parfois, la vie au grand air me manque.

Alister éclate de rire devant mon air déconfit pendant qu'Elya dépose ses clefs sur le comptoir de la minuscule cuisine.

– Du coup, tu acceptes que je supporte l'OM ? interroge Quentin.

– Tu vois bien qu'il n'est pas intéressé, le rabroue Elya.

– De toute façon, le meilleur sport, c'est le cricket, s'exclame Alister en se jetant sur le canapé lit déplié.

Je profite que l'attention soit concentrée sur lui pour jeter un regard sur l'appartement. Il ne doit pas être plus grand que ma chambre. A vue de nez, je dirais qu'il ne fait pas plus de quinze mètres carrés. Peut-être un peu plus, si on ajoute les mansardes. J'ai toujours été bon en calcul et en géométrie. Mes yeux se perdent sur les poutres et les velux qui s'ouvrent vers le ciel. Le soleil ne devrait plus tarder à se lever. Je sens la fatigue s'abattre et je cligne plusieurs fois des yeux pour rester éveiller.

Elya fait signe à Alister de descendre du lit. Visiblement, ce canapé est le sien, avec Quentin. Ce qui signifie qu'il n'y a pas d'autres pièces dans l'appartement et qu'ils dorment et mangent au même endroit. Je suis à la fois fasciné et horrifié par cette constatation. Je n'ai jamais dormi dans un espace aussi réduit et la seule personne que je connaisse qui réside dans un tel cagibi, c'est notre femme de ménage.

– Il n'y a pas de salle de bain ? demandé-je malgré moi.

– Sur le pallier, m'indique Elya. Avec les WC.

J'ouvre grand les yeux. Alister se relève d'un bond et s'accroupit devant son sac à dos pour en extraire un t-shirt froissé et quelque chose qui ressemble à un duvet. Il retire ses vêtements et ne garde que son caleçon, dans l'indifférence générale. Quentin s'éclipse sur le palier. Elya ouvre le robinet et se sert un verre d'eau. Elle m'en propose un.

Je m'avance pour saisir le verre et manque de m'assommer lorsque ma tête rencontre la poutre juste derrière moi. Qui a eu l'idée de mettre un comptoir juste sous un morceau de bois ? C'est non seulement une faute de goût mais aussi un défaut d'architecture. Je récupère le verre et l'avale d'un trait. Ma gorge est sèche.

– J'ai un matelas gonflable, me dit-elle. Alister va le gonfler.

– Pourquoi moi ? demande le concerné. Je peux très bien dormir par terre.

– Parce que c'est toi qui as ramené Alceste avec nous.

Je me sens de trop, tout à coup. J'ai l'impression d'être un petit garçon ramassé sur la route. Je ne réponds rien et entend Alister maugréer. A quatre pattes, il tend sa main vers le clic-clac et récupère une boite de laquelle il extrait un gros morceau de caoutchouc gris. J'ai des sueurs froides à l'idée de dormir dessus. Je me retourne vers Elya.

– Je crois qu'il a raison, par terre, ce sera très bien.

– Tu es sûre ? Ce n'est pas très confortable et tu risques d'entendre les voisins demain matin.

– Tu veux dire tout à l'heure ? réplique Alister en rejetant le matelas d'un air soulagé.

– Je vais te prêter un t-shirt pour dormir, ajoute Elya sans tenir compte de sa remarque. Quentin doit avoir des vêtements propres quelque part.

Pourquoi se sent elle obligée de préciser que les vêtements doivent être lavés ? Se pourrait-il que l'appartement regorge de vêtements sales ? Je sens la sueur couler dans mon dos. Mon cerveau manque d'air. Mes mains se mettent à trembler. Et soudain, je pleure, sans aucune raison. Elya s'arrête nette, alors qu'elle s'apprêtait à récupérer des vêtements sur un portant. Alister se lève et vient vers moi. Doucement, il pose une main dans mon dos et me frictionne.

Je me sens ridicule. Honteux. Je ne devrais pas réagir ainsi. Ce n'est pas de leur faute s'ils vivent ici. Mais c'est de la mienne, si je réagis comme ça. Je me sens étouffer et très mal à l'idée de dormir dans un endroit si petit, si sale et si encombré. Je me sens honteux à l'idée de réagir ainsi alors qu'ils m'offrent un toit pour dormir. Elya a raison, je les juge alors qu'ils sont là. Ces inconnus sont les seuls à s'occuper de moi cette nuit, alors que je vais mal. J'aurais pu appeler Sylla, que je connais depuis le collège. J'aurais pu écrire à Clothilde, car elle est tout de même censée être ma copine. J'aurais pu appeler mes amis pour leur dire de venir me chercher à la Station ou de m'héberger. Pourtant, je ne peux même pas songer à leur téléphoner. Ils ne comprendraient pas.

Ils ne peuvent pas comprendre.

– Eh, t'inquiète. Si tu ne veux pas de t-shirt, tu peux dormir tout nu tu sais.

J'éclate de rire. Alister affiche un grand sourire, suivi d'un clin d'œil. D'où sort ce garçon complétement étrange ? Au milieu de mes larmes et de mes yeux embués, j'ai presque du mal à le distinguer. Je ne vois que des couleurs, un mélange de rose et de dorée. Je ris encore plus fort, alors que mon corps est secoué de gros sanglots.

– Câlin collectif, hurle Alister alors que Quentin entre dans l'appartement.

Ce dernier ne bouge pas. Visiblement, il tolère la présence d'Alister, mais ne semble pas cautionner tous ses comportements. Le jeune homme passe ses bras autour de moi et pose sa tête sur mon épaule. Elya fait pareil et nous nous retrouvons les uns sur les autres, comme un sushi géant. L'incongruité de la situation me fait encore plus rire. Jamais Sylla et Clothilde n'auraient adopté cette attitude avec moi. Chez nous, on ne se touche pas. Ou alors seulement dans l'intimité. Cette proximité m'apporte une chaleur insoupçonnée. J'ai l'impression qu'ils me réchauffent de leur corps. Qu'ils m'apportent quelque chose que je n'ai jamais eu. Un amour physique, une présence, au lieu d'une distance et d'une affection froide.

Je finis par esquisser un mouvement et ils me lâchent. Elya passe ses doigts sur mes joues pour effacer les traces de larmes. Alister se penche vers le lavabo, l'ouvre et me resserre un verre d'eau. J'ai l'impression d'avoir deux parents qui s'occupent de moi. Je les laisse faire. Je suis dans un cocon protecteur.

– Ça va mieux ? demande Elya.

Je secoue la tête, un peu penaud. La jeune fille baille à s'en décrocher la mâchoire et Quentin lui désigne le lit. Elle part se changer dans la salle d'eau attenante et je décide de m'allonger à même le sol, dans mes vêtements, aux côtés d'Alister. Quentin se glisse sous les draps au moment où Elya revient, vêtue d'un pyjama.

C'est la première fois que je dors sur le sol. Mes yeux fixent le ciel, lorsque la lumière s'éteint et que la pièce se retrouve plongée dans le noir. Alister est à côté de moi, recroquevillé sur lui-même. Je le vois bouger et se retourner, pendant qu'il cherche le sommeil. Je reste sur le dos, allongé sur le tapis. Elya nous a donné des plaids pour nous couvrir, mais je n'ai pas froid. Je sens la fatigue m'écraser, mais je n'ai pas sommeil. Au bout d'une demi-heure à attendre que Morphée m'emporte, je me retourne sur le côté droit et tombe nez à nez avec Alister. Il me fixe de ses grands yeux clairs qui luisent dans la nuit.

– Tu ne dors pas ? chuchote-t-il.

Je secoue la tête.

– Moi non plus, me révèle-t-il. J'ai du mal à dormir la nuit. C'est ce qui arrive quand on a vécu dans la rue.

Ce qu'il me dit ne me surprend qu'à moitié, mais je ne peux m'empêcher d'être bouche bée. Je ne sais pas quoi lui répondre. Sa vie me semble tellement compliquée que j'ai du mal à comprendre comment il peut encore sourire.

– Dis, je peux dormir contre toi ?

– Je ne suis pas gay.

– Tant mieux, je n'attendais rien de sexuel.

Il me fait un petit sourire. Je ne sais pas pourquoi j'ai répondu ça.

– Tu es gay ? finis-je par demander.

Il m'a semblé que c'était ce que les autres sous entendaient tout à l'heure, quand il est sorti des toilettes, avec le garçon au crâne à moitié rasé. Dans la voiture, Elya lui a fait tout un sermon, puis elle a froncé les sourcils méchamment. Alister était tout penaud et n'arrêtait pas de s'excuser, tout en cherchant mille façons de se justifier.

– Non, réponds-t-il finalement. J'aime les filles et les garçons.

– Tu es bi alors ?

– Ta vision du monde est trop binaire. Je ne vois pas l'intérêt de porter une étiquette.

– C'est-à-dire ?

– J'aime les gens, pas les sexes.

– Ah !

J'ai dû mal à comprendre le concept. Peut-être qu'il a raison et que mon esprit est trop étriqué pour que je puisse pénétrer les méandres du sien ?

– Et toi, tu n'aimes que les filles ?

– Oui. Enfin, pas toutes les filles.

– Moi j'aime toutes les filles.

– Tu n'as pas de préférence ?

– Non.

Je médite un instant ses paroles avant de continuer.

– Tu es quand même étrange.

Il rit dans le silence de la nuit.

– J'aime à croire que c'est ce que les gens aiment chez moi. Mon accent anglais et mon côté queer.

– Tu n'as jamais peur ?

– De quoi ?

– Tu te comportes comme si tu n'avais pas conscience du danger.

– C'est quoi que tu appelles « danger » ? Dormir sous un pont ? Prendre de la MDMA ? Me prostituer ?

Je ne sais pas quoi répondre. Il fait exprès de dire ça, pour me déstabiliser. Il pointe du doigt tout ce que je ne suis pas. Tout ce que je ne regarde pas. Tous ce que les gens comme moi ne veulent pas voir depuis leurs fenêtres. Ce que j'appelle danger est son lot quotidien.

– Tu sais, quand on a tout expérimenté, on finit par se rendre compte que le vrai danger, c'est de ne pas vivre.

Il s'interrompt quelques secondes, comme s'il réfléchissait, puis il ajoute :

– Le pire qui puisse m'arriver, c'est de mourir.

Est-ce vraiment le pire ? Des fois, j'ai l'impression que la mort est plus simple que la vie. Le fin mot de tout.

– Je te prie de m'excuser pour tout à l'heure. J'aurais dû te donner de l'argent.

– Pour quoi ?

– La drogue.

Ça n'aurait rien changé, réplique-t-il. Tu aurais payé ce tour-là, et j'aurais recommencé la fois d'après.

– Tu n'es pas obligé. Tu peux aussi arrêter.

– C'est ma béquille. Elle m'aide à m'extraire de ma vie de merde. Tu n'as pas de béquille toi ?

Je réfléchis. Qu'est-ce qui me permet de m'échapper de mon quotidien ? Ce ne sont certainement pas mes études, que j'effectue comme un automate, parce qu'elles manquent de sens. Ce ne sont pas mes parents, ni les voyages, ni les réceptions familiales à Neuilly ou Chantilly. Ce ne sont pas mes amis, trop parfaits, ni ma petite amie, trop bien pour moi - mais pas assez pour mes parents, faute de particule à son nom de famille !

Je tends ma main vers lui. Alister dépose la sienne dans ma paume, puis tourne mon poignet. Des striures se dessinent sur la surface. Elles sont blanches sous la lumière de la lune et du soleil qui commence doucement à percer.

– La drogue, la douleur, c'est un peu pareil finalement, murmure-t-il. C'est juste pour s'extraire de la réalité.

Je hoche la tête. Je comprends un peu mieux ce qu'il veut dire.

– Comment tu comptais t'y prendre ? continué-je.

– C'est-à-dire ?

– Quand on était sur le pont tout à l'heure, tu as dit que toi aussi, tu avais voulu mourir. Tu comptais faire comment pour te tuer ?

– Je voulais me jeter sous une rame de métro.

– Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?

– Elya m'a dit qu'un corps déchiqueté n'était pas beau à voir.

Je lève mes yeux vers le canapé-lit, juste au-dessus de nos têtes. Elya et Quentin dorment. On entend le souffle léger de la jeune femme, associé aux bruits des appareils électro-ménagers et de la tuyauterie mal isolée.

– Tu la connais depuis quand ?

– Depuis ce jour-là. Elle était assise sur un banc et lisait un livre. J'allais sauter quand elle m'a dit ça.

– Et ça t'a dissuadé ?

– Ça m'a fait rire. Cette fille, c'était comme un signe envoyé par le ciel.

– Et tu arrives encore à prendre le métro malgré ça ?

– Ouais, c'est mon côté morbide. A chaque fois que je rentre dedans, c'est comme un gros fuck donné à la mort.

Je resserre mes doigts autour des siens. J'ai du mal à le saisir, mais le contact de sa peau sur la mienne m'aide à me sentir mieux.

– Tu crois qu'on peut s'en sortir ?

– Toi plus que moi, ricane-t-il.

– L'argent ne fait pas toujours le bonheur, tu sais.

– Ce qui fait le bonheur, c'est la façon dont tu choisis de vivre. Comment faites-vous pour vous lever tous les matins en sachant que d'autres meurent de faim et de froid ? Et pourquoi utilisez-vous votre argent pour répondre à vos plaisirs égoïstes au lieu de sauver le monde ?

– On n'y pense pas.

On ne les voit pas. On fait semblant que les autres n'existent pas. On se replie sur nous-même.

En l'écoutant, je me rends compte que je ne veux pas être comme ces gens qu'il décrit. Je veux sauver le monde, moi aussi.

– Alors, je peux dormir contre toi ?

J'avais presque oublié sa demande de tout à l'heure. Je hoche la tête. Il se rapproche et dépose la sienne contre mon épaule. Mes bras entourent son corps maigrelet. Alister est un géant squelettique. Un petit pantin désarticulé. Sa respiration s'apaise et je le sens s'endormir pendant que mes doigts caressent son dos. J'ai l'impression de tenir un enfant. C'est presque la relation que j'aurais aimé avoir avec ma petite sœur, si mon père nous avait permis d'être autre chose que des inconnus l'un pour l'autre. Alister n'a pas peur de moi, au contraire d'Iseult qui me fuit. Parce que je suis froid, distant et méchant. Parce que mon père m'envoie dans sa chambre pour la punir. Parce qu'il me demande de tenir le rôle qu'il ne veut pas prendre. Parce qu'il me teste et m'éduque en m'expliquant comment je devrais me comporter, plus tard, avec mes enfants.

Quand Iseult fait une bêtise, il m'envoie la disputer. Quand elle ne range pas sa chambre, j'écrase ses poupées puis je lui hurle dessus pour l'obliger à le faire. Technique d'éducation infaillible. Elle m'obéît, mais elle ne comprend pas. Elle me craint. Ensuite, ma mère rentre pour la consoler et je reste sur le pas de la porte pour faire l'inspecteur des travaux finis.

J'aimerais ne plus être ce grand-frère là. J'aimerais être celui auprès de qui elle se confie et vers lequel elle vient trouver du réconfort. Je ne sais pas quel âge a Alister, mais j'ai l'impression de tenir un adolescent de quatorze ans contre moi et de me sentir responsable de lui. Pourtant, c'est lui qui s'est approprié ce rôle sur le pont, il y a six heures de cela.

Qui sommes-nous l'un pour l'autre ? Qu'est-ce que je fais ici ? Pourquoi tout ceci est-il en train de se produire ? Je me demande quel message la nuit cherche à m'apporter. Je me demande quelle conclusion je devrais en tirer ? Qui serai-je, demain soir, lorsque nous retournerons sur le pont Alexandre III ? Suis-je encore sûr de vouloir en finir ? Est-ce qu'il n'y a pas d'autres solutions pour vivre ma vie et être libre que de mourir ?

Mon regard sur le monde est en train d'évoluer. Grâce à lui. Grâce à Elya. Grâce à ce que j'ai vécu cette nuit. Ces six dernières heures m'ont semblé plus réelles que mes dix-huit années de vie. 

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