Chapitre 2
Je manque de lâcher la rambarde et me rattrape in-extremis. Furieux, j'ouvre les yeux et tourne mon regard vers celui qui a osé m'interrompre, le jour le plus important de ma vie. Je rencontre le sourire d'un garçon aux cheveux roses. Sur le moment, je manque de lâcher mes doigts une seconde fois. Ce dernier, sans doute âgé d'à peine dix-huit ou dix-neuf ans, souffle de la fumée. Sa voix est tintée d'un léger accent anglais. Il tient un joint entre ses doigts et m'observe.
– Je ne t'ai rien demandé, craché-je violemment. Laisse-moi.
Il continue de sourire et souffle une nouvelle fois. C'est comme si mes paroles virulentes ne l'atteignaient pas.
– Impossible, répond-t-il. Je suis trop impliqué maintenant.
– Je te demande pardon ?
– Si je m'en vais, que tu te jettes de ce pont et que je lis dans le journal, demain matin, qu'un mec s'est foutu en l'air en sautant dans la Seine, je m'en voudrai toute ma vie.
– Sauf si le mec en question t'a explicitement demandé de te barrer ! Alors fous le camp !
– Ok. On en est déjà aux insultes alors ?
Il ne lâche pas son sourire, tire une nouvelle taffe et me tend son joint. J'arque les sourcils, sans comprendre.
– T'en veux ?
– T'es vraiment en train de me proposer de fumer ? T'as vu où je suis ?
– Oui, justement. Ça te détendra.
Qui est ce type ? Il est complétement fou. Qui aurait l'idée de proposer à un inconnu au bord du précipice de fumer pour se détendre un peu avant le grand saut ?
– Non merci, réponds-je. Je ne fume pas.
– Dommage pour toi. Tu aurais eu l'impression de voler. Parce que là, tu risques juste de flipper grave et de couler à pic.
– C'est le but, figure-toi ! Et je ne vais pas flipper.
– Si tu le dis.
Il fixe ses yeux clairs, d'une couleur bleu-gris, vers le VIIe arrondissement. J'espère pour lui qu'il ne vient pas de là-bas. Je n'ai pas l'habitude de côtoyer des gens qui viennent de la rive droite. Il reporte son attention sur moi, puis sur le fleuve. Au loin, on distingue les lumières d'une péniche qui viennent de s'allumer.
– Drôle d'endroit pour mourir, commente-t-il.
– Je ne t'ai pas demandé ton avis.
– Ouais, mais quand même... T'aurais pu choisir un autre spot.
C'est vraiment comme ça qu'il compte m'empêcher de sauter ?
– Personnellement, je t'aurais plutôt vu sur le pont de Sully. Face à Notre-Dame. Ou alors sur la Tour Eiffel, même si c'est un peu cliché.
– Tu n'auras qu'à faire ça alors, quand tu voudras te foutre en l'air.
Il éclate de rire. Qu'est-ce que j'ai dit de drôle ? Jusqu'à preuve du contraire, la situation n'a rien de cocasse. Je m'apprête à mourir et l'autre ne trouve rien de mieux à faire que de s'esclaffer comme s'il assistait à un spectacle.
Soudain, l'image de ma grand-mère me revient à l'esprit. Moi aussi, j'ai assisté à son dernier acte, sans réagir. Peut-être que ce garçon ne sait tout simplement pas comment s'y prendre et qu'il cherche à me faire des blagues pour que je change d'avis ?
Il finit par arrêter de rire. Après réflexion, je crois que c'est la fumée qui le met dans cet état. A première vue, il n'a pas l'air normal. Il porte un vieux sweat troué et un jeans qui lui tombe sur les fesses et qui laisse entrevoir son sous-vêtement. Ses cheveux, que je croyais entièrement roses, sont blonds sur la nuque et montrent quelques racines noires. A ses pieds se trouve un sac de randonnée qui semble avoir beaucoup trop vécu pour avoir encore le droit d'être utilisé. Si ça se trouve, c'est un clochard. Bon sang, ce doit être ça, je suis en train de parler à un clodo !
Mes doigts se resserrent sur la rambarde. Si quelqu'un du lycée me voyait en train de lui parler, il n'oserait plus m'adresser la parole. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi je pense à ça, vu qu'il n'y aura pas d'après.
– C'est fait exprès la chemise ? demande-t-il.
– Comment ça ?
– On dirait que t'es habillé pour un mariage. Tu penses que l'ange de la mort va faire attention à la façon dont t'es fringué ?
Il a vu que je le dévisageais et que j'observais ses vêtements. Du coup, il critique les miens. Classique. C'est sûr qu'on est différent tous les deux. Il est négligé. Je suis bien sapé. Il ne doit pas avoir pris de douche depuis plusieurs jours alors que je me suis lavé les cheveux et savonné au jasmin en rentrant. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je n'avais pas encore prévu de me tuer à ce moment-là. Et pour ce qui est de mes vêtements, c'est ma tenue classique. Je ne m'habille pas n'importe comment. A l'inverse de lui.
– Tu t'es vu, répliqué-je.
Il éclate de rire. Il ne sait donc faire que cela ?
– Moi j'suis à l'aise, contrairement à toi. Tu pourrais au moins ouvrir le bouton de ta chemise.
Instinctivement, mes yeux se portent sur mon torse. Les siens fixent mon vêtement boutonné jusqu'au col. Mes parents m'ont appris à soigner mon apparence. Un homme de mon milieu ne peut pas se permettre de sortir dans la rue, habillé comme ceux des classes populaires. Il faut marquer son rang, sinon, comment les autres sauraient-ils que nous leur sommes supérieurs ? Tout en arrivant à cette conclusion, je me rends compte à quel point mes pensées sont prétentieuses et puériles. Je suis debout sur un pont, prêt à me jeter dans le vide, et je suis habillé comme un pingouin. Je revendique mon indépendance en choisissant ma mort, mais je meurs à l'image de mes parents. Je suis grotesque.
– Je me demande pourquoi un type des beaux quartiers aurait envie de se suicider.
Je tourne un visage furibond dans sa direction. Qu'est-ce qu'il veut dire par là ? Que parce que je porte une chemise De Fursac, je n'ai pas le droit d'être malheureux ? Il pense que l'argent peut acheter le bonheur des gens ? En même temps, quand je l'observe, je me dis que lui ne doit pas rouler sur l'or, ça c'est sûr. Le prix de ma chemise ne doit même pas représenter l'ensemble de ses fringues. J'ai honte de moi maintenant, et je tente de cacher mon trouble en reprenant ma contemplation du fleuve.
– Alors, continue-t-il. C'est quoi ta raison ?
– On n'est pas obligé d'avoir une raison pour sauter dans le vide.
– Un peu quand même. On t'a fait du mal ?
– Pourquoi tu me demandes ça ? réponds-je d'une façon agressive. Je ne peux pas juste en avoir marre de cette vie de merde ? Il faut forcément que j'ai été battu, harcelé ou insulté pour avoir envie de crever ?
J'arrête de parler. Mes mots m'ont épuisé. Je suis las, soudainement. Je me demande si c'est ce qu'ils se diront tous demain, lorsque la police maritime repêchera mon corps dans la Seine. Pourquoi a-t-il fait ça ? Il n'a même pas laissé un message. Même pas une lettre. Rien. J'imagine déjà l'incompréhension de Sylla lorsqu'on lui apprendra que je suis mort. Il ne comprendra pas. Comme Clothilde, Léopoldine, Agathe et les autres. Ils ne comprendront jamais. Eux ne sont pas gênés par leur vie. Eux ne se sentent pas enfermés et étriqués. Eux ne sont pas prisonniers des attentes des autres et de la pression familiale. Ou alors ça ne les gêne pas. Ils ne comprennent pas que cette vie m'épuise et que je suis seulement fatigué de faire semblant pour leur plaire.
L'inconnu me laisse dans mes pensées. Je sens son corps se rapprocher du mien. Mes doigts tremblent. J'ai envie de lâcher prise et de voler. De sentir mon corps aussi léger qu'une plume puis d'heurter violemment l'eau gelé. J'ai envie que tout s'arrête et de ne plus sentir cette douleur, sourde et lourde, au fond de mon estomac. Cette lassitude lorsque je me lève le matin. Cette impression de ne pas être moi.
– Comment tu t'appelles ? demande-t-il doucement.
– Si je te donne mon nom, tu vas encore te moquer.
– Je te jure que non. Promis.
Il a l'air sincère.
– Alceste.
– Comme dans la tragédie grecque ?
– C'est ça. Ma vie est une tragédie. C'était écrit.
Il a donc de la culture. Je suis presque étonné qu'il sache lire, vu son allure.
– Et toi ? demandé-je sans réfléchir.
Je regrette aussitôt. Je n'ai pas vraiment envie de savoir. Connaitre son nom, ou quelques informations sur sa vie, ne m'intéresse pas. Je n'ai pas envie d'avoir de l'empathie pour lui. S'il se confie, ça va nous rapprocher, et je ne veux pas avoir de lien. J'ai toujours été égoïste. Et je n'ai jamais compris pourquoi les gens attachent autant d'importance aux noms et aux prénoms. C'est comme si c'était un reflet de notre identité et qu'en le partageant, on confiait à l'autre qui on est. Sauf que ce serait oublié qu'on ne choisit pas comment on s'appelle. C'est encore quelque chose qui nous échappe et qui est donné par un autre. Notre père. Notre mère. Ou les deux.
– Je m'appelle Alister, répond-t-il au bout de quelques secondes de silence.
Je suis surpris. Nos prénoms sonnent un peu pareil. Alceste. Alister. Al.
– T'es anglais ?
– Ecossais, ne m'insulte pas s'il te plait.
Je souris malgré moi. Alister s'avance encore un peu. Je sens ses doigts se poser délicatement sur mon épaule. Je trésaille. J'ai peur tout à coup. Peur de me retourner et de retourner sur le pont. Peur de basculer en avant et de tomber dans le vide. J'ai envie de rester où je suis, sur cette rambarde, dans cet entre-deux. Au moins ici, je ne suis pas forcé de faire un choix. Je ne suis ni mort, ni tout à fait vivant. Si je fais demi-tour, je devrai affronter tous les autres. Si je saute, ce sera fini. Alors je reste.
– Moi aussi, j'ai pensé à le faire, murmure-t-il.
Ma main tremble encore. Je n'ai pas envie d'entendre son histoire. Pourquoi faut-il toujours que les gens se croient obligés de livrer une partie de leur vie ? Ma présence sur ce pont n'est pas un appel aux confidences.
– Pourquoi ? demandé-je malgré moi.
– Parce qu'on ne m'aimait pas et que la vie avait tendance à s'acharner sur moi.
– Et maintenant ? Tu vas me dire que la vie est géniale et que tu t'es rendu compte que les gens t'aimaient finalement ? C'est ça ?
– Absolument pas. La vie n'a pas changé. C'est seulement mon regard sur elle qui a évolué.
Là, je ne comprends pas où il veut en venir. J'aimerais juste qu'il arrête de parler parce que chacune de ses paroles me heurtent et me perturbent. S'il continue, je vais changer d'avis et devoir retourner à ma vie. Devoir retourner dans l'appartement de mes parents, passer la porte, me glisser dans mes draps, croiser ma mère au petit déjeuner, mon père dans les couloirs, la femme de service dans le salon puis devoir faire mon sac de cours et rejoindre Sylla en bas de l'immeuble pour retourner en cours. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Je ne veux plus. J'ai assez joué ce rôle-là.
– Mes parents m'ont tout donné. Je suis un putain de privilégié. Alors ton misérabilisme à la noix, tu peux te le garder.
Je regrette mes paroles à l'instant où je les prononce. Elles étaient destinées à le blesser, volontairement. Je m'attends à ce qu'il soit heurté et qu'il s'en aille. Il ne bouge pas et ne retire pas sa main de mon épaule.
– Mais t'ont-ils suffisamment aimé ? chuchote-t-il dans mon oreille. T'ont-ils laissé être toi-même ou ont-ils voulu te façonner à leur image ?
Je trésaille. Sens mes certitudes vaciller. Ce garçon m'a percé à jour. Littéralement. Qui est-il ? Comment a-t-il fait pour comprendre avec autant d'exactitude ce que je ressentais ?
– Il faut que tu fasses un choix, ajoute-t-il en reculant. Vivre ou mourir. C'est aussi simple que cela. Mais je préférerai que tu vives.
– Pourquoi ? Tu ne me connais pas ?
– Parce que tu ne peux pas choisir de mourir à cause des autres. C'est ta vie. Tu n'en as qu'une. Et en mourant, tu la leur cèdes.
Peut-être a-t-il raison. Peut-être pas. Je ne suis plus aussi sûr de moi que je l'étais à cause de ses paroles. Ça m'ennuie. Je suis en colère, parce que je ne sais plus quoi faire.
– Si je choisis de vivre, je leur cède ma vie aussi, murmuré-je.
– Tu n'es pas obligé.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu ne connais pas mes parents et tu ne connais pas mon milieu. Comme tous les prolétaires, tu penses qu'on a une belle vie parce qu'on a du fric et de jolis vêtements.
– Absolument pas, ricane-t-il. Je n'ai jamais voulu de votre vie. Je préfère la mienne car je suis libre, alors que vous jouez.
– C'est bien ce que je te dis. Ce rôle ne s'arrête jamais. Et si je ne saute pas, je devrais être celui qu'on attend de moi.
– Tu n'es pas obligé.
J'ai envie de me retourner pour lui balancer mon poing dans la figure. Il ne comprend décidément rien à rien. C'est un langage de sourd. Il croit que c'est facile.
– Tu ne sais pas ce que c'est que de subir la pression familiale.
– C'est sûr, ricane-t-il. Ma mère est morte et mon père est à la rue.
Je me fige. J'étais sûr qu'il avait une histoire tragique. Plus dramatique que la mienne en tout cas. Et que lorsqu'il m'en parlerait, je me sentirais minable. Ça ne loupe pas. J'ai encore moins de raison de me plaindre maintenant et de vouloir sauter. Lui a toutes les raisons de le faire. Et pourtant, il est debout derrière moi, il me parle et continue de sourire. C'est la seule personne qui s'est arrêtée pour me parler ce soir. Pourtant, d'autres m'ont croisé. D'autres personnes m'ont vu escalader la rambarde. Personne ne m'a demandé ce que je faisais ou n'a tenté de m'en empêcher. A part ce garçon bizarre. Ce garçon qui devrait être à ma place à cause de ses fringues miteuses et de sa triste vie. Mais c'est moi qui suis ici.
– Donne-moi vingt-quatre heures.
– Je te demande pardon ?
– Vingt-quatre heures pour te prouver que la vie vaut la peine d'être vécue. Et si jeudi prochain, à la même heure, je n'ai pas réussi, je te laisserai sauter.
Il est sérieux ? Je ne sais pas quoi répondre. Mes bras commencent à fatiguer et j'ai des courbatures à force de serrer mes doigts. Alister a toujours sa main sur mon épaule. J'observe le fleuve, noir d'encre.
Vingt-quatre heures de sursis. Vingt-quatre heures à être un autre. Vingt-quatre à m'échapper et ne plus rien contrôler. A remettre ma vie entre les mains d'un inconnu.
Qu'est-ce que j'ai à perdre après tout, si je meurs à la fin.
Ce qu'il me propose, c'est un entre-deux. Une non-vie. Une non-mort. Un espace dans lequel je pourrais expérimenter d'être autre chose que le rôle qu'on me force à jouer depuis ma naissance.
– Ok, déclaré-je.
– Ok ?
– Une journée. Pas une minute de plus.
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