Chapitre 10




Il est une heure du matin lorsque le Panthéon apparait au fond de la rue. Ce magnifique bâtiment, au style néo-classique, qui dessine une perspective sur la rue Soufflot jusqu'au jardin du Luxembourg, est éclairé par les néons des lampadaires. Cela fait cinq ans que je vis juste à côté et sa présence me fait toujours le même effet. Pourtant, comme l'a justement fait remarquer Alister, je ne suis pas patriotique. Mais j'avoue aimer les belles choses, et les belles pierres. Et Paris regorge de merveilles architecturales.

            Amir a garé sa voiture le long du trottoir et attend ses deux amis qui ont voulu m'accompagner. La rue est déserte. Le quartier Latin est rempli de touristes en journée et mais il se vide la nuit. Les restaurants ont fermé il y a quelques minutes. Seuls les bars sont encore éclairés, plus bas, vers le Luxembourg. Ici, c'est plutôt calme. Le silence n'est troublé que par quelques voitures qui osent s'aventurer dans notre rue.

            Juste derrière le Panthéon se trouve le lycée Henri IV. J'ai peine à m'imaginer y retourner lundi matin. Je me demande dans quel état je serai, lorsque Sylla sonnera au bas de mon immeuble pour me dire de me dépêcher, comme il en a l'habitude depuis des années. Est-ce que je lui raconterai ce qui m'est arrivé ? Est-ce que je lui dirai que j'ai voulu en finir et que deux étoiles parisiennes sont venues à mon secours ? Je ne pense pas. C'est mon meilleur ami, mais il ne comprendrait pas. Certaines choses ne s'expliquent pas, elles se vivent.

–  Où est-ce que tu habites ?

–  Juste là.

            Je pointe du doigt l'immeuble haussmannien qui se dresse devant nous, au milieu de la rue. Une porte en bois massif ouvre l'entrée, fermée à clef, et protégée par des codes secrets. Alister siffle d'admiration. On est loin du bois de Vincennes, et loin de l'appartement d'Elya.

–  Quel étage ?

–  Troisième. Mais mon père possède tout l'immeuble.

– Pourquoi ça ne m'étonne pas ?

            Il me fait un clin d'œil. Je ne discerne aucune jalousie dans sa voix. C'est marrant d'ailleurs. Jusqu'à hier, je pensais que « ceux d'en bas », nous enviaient. Mon père m'avait toujours dit que les plus précaires rêvaient d'être à notre place et jalousaient notre vie. Pourtant, Alister comme Elya, n'ont jamais laissé entendre qu'ils aimeraient avoir ma vie. Au contraire même. Ils me regardent toujours avec une lueur amusée au fond des yeux. On dirait que tout ceci n'est qu'un jeu pour eux.

–  Comment je ferai pour te recontacter ? demande Alister.

–  Comment ça ?

–  Tu as dit que si j'avais besoin de toi, je devrais t'appeler. Mais tu ne m'as pas donné ton numéro, et je doute que tu apprécies que je sonne à ta porte.

            Ce n'est pas moi qui n'apprécierais pas, mais mon père. Il le regarderait de haut en lui demandant de retourner dans son ghetto.

–  Ajoute-moi sur Instagram.

–  Attends une minute... Tu es en train de me dire que tu veux bien être mon ami sur les réseaux sociaux ? Je suis encore plus touché.

            Il met sa main sur son cœur et mime des battements. Je soupire et lui donne mon pseudo qu'il s'empresse de taper avant de s'abonner. Elya nous regarde en souriant, un peu en retrait. Ses yeux sont toujours fixés sur la façade de l'immeuble. Mon père l'a acheté lorsque nous vivions encore à St Cloud. A l'époque, c'était pour faire du placement immobilier. Il en possède deux autres à Paris. A force de jouer sur les marchés financiers, il ne sait plus quoi faire de l'argent qu'il gagne à la bourse.

–  Bon et bien, il est temps de se séparer, murmure Alister.

            Je reviens à la réalité et hoche la tête. C'est presque bizarre de se dire au revoir. J'ai l'impression de sortir d'un rêve. Elya pose sa main sur mon épaule et resserre ses doigts. Je me tourne vers elle et la serre contre moi, en la remerciant de s'être déplacée jusqu'ici, en pleine nuit. Elle pose ses doigts délicats sur ma joue, puis sa tête contre mon front.

–  Prends soin de toi.

–  Toi aussi. Et veille sur lui.

            Il ajoute ça pour Alister qui se ronge les ongles derrière elle.

–  Toujours, c'est promis.

            Elle s'écarte et me laisse face au jeune homme. Il baisse la tête et porte ses doigts jusqu'à ses yeux pour essuyer les larmes qui se sont mises à couler. J'attrape ses mains, puis relève son menton avec l'une des miennes. Je m'approche de lui et dépose mes lèvres sur les siennes. Alister ne bouge pas.

            Ce n'est pas vraiment un baiser, juste un bisou, comme ceux qu'on fait aux enfants.

–  Arrête, murmure-t-il. Tes parents pourraient te voir.

            A cet instant, je ne pense pas à mes parents. Vu l'heure, ils doivent très certainement dormir, et si ce n'est pas le cas, ils ont autre chose à faire qu'espionner à travers les rideaux. Lors de ses insomnies, mon père s'enferme dans son bureau, fume des cigares et regarde la bourse toute la nuit. Il dépense son argent comme un addict' au Casino.

–  N'oublie pas ta promesse.

            Il se mord les lèvres mais hoche la tête malgré tout.

–  Bonne nuit Alceste.

–  Bonne nuit Alister. Et merci pour tout.

            Je relâche ses mains et m'éloigne. Elya et lui se serrent l'un contre l'autre et m'observent pendant que je traverse la rue. Une fois de l'autre côté, je prends quelques secondes avant de composer le code de mon immeuble. Lorsque le cliccaractéristique se fait entendre, je pousse la lourde porte et entre dans le hall qui s'éclaire. Avant de refermer, je me retourne vers la rue. Ils s'éloignent déjà, comme deux ombres dans la nuit. Comme si je n'avais jamais existé. 

            Je ferme la porte, m'engouffre dans l'ascenseur, grimpe jusqu'au troisième étage puis glisse mes clefs dans la serrure. Quand j'entre dans l'appartement, le silence m'accueille. Je retire mes chaussures, les glisse dans le placard, entre dans la cuisine et me saisit d'un verre pour boire. L'eau fraiche me fait du bien. Il fait chaud ce soir, malgré la climatisation allumée qui souffle de l'air frais.

            Je remarque une feuille, posée sur la table. C'est l'écriture de ma mère, délicate et arrondie. Elle aime soigner sa graphie.

            « Alceste,

            Pense à ne pas faire de bruit lorsque tu rentreras. Ton père a un rendez-vous important et doit se lever tôt demain matin.

            Maman. »

            Je m'en doutais. Mes parents ne se sont pas inquiétés de mon absence. Je me demande combien de jours seraient passés avant qu'ils signalent ma disparition. Combien de temps aurait-il fallu à la police pour m'identifier, une fois mon corps repêché dans la Seine ?

            J'attrape le papier et le chiffonne entre mes doigts avant de le jeter dans la poubelle du tri sélectif. Ça me fait presque rire que ma mère défende autant l'environnement quand je l'entends choisir avec mon père la prochaine destination de nos vacances, à l'autre bout de la planète. Cet été, ce sera Bali. Ils ont déjà réservé les hôtels. Il y a des piscines luxueuses qui ressemblent à des miroirs. Sur les photos, l'eau parait limpide et donne envie de se baigner. Les paysages ressemblent à des cartes postales. J'imagine Alister me faire la morale et ça me fait sourire. Il m'expliquerait sans doute que l'industrie touristique détourne l'eau pour les riches, en assoiffant une partie de la population. On voit le monde autrement, quand on fait preuve d'esprit critique.

            Je quitte la cuisine. Elle s'ouvre sur le salon, séparé seulement par de la ferronnerie. Mes parents ont fait venir une architecte d'intérieur lorsque nous sommes arrivés, pour moderniser l'appartement. Je remarque que tout est propre et que le parquet a été vernis. Je me demande s'ils ont fait ça dans la journée ou dans la semaine, sans que je ne l'aie remarqué. Il y a bien longtemps que je ne fais plus attention au décor qui m'entoure.

            Je m'avance vers l'une des grandes fenêtres et pousse le rideau. Ils sont toujours fermés, mais suffisamment fins pour laisser filtrer la lumière des lampadaires ou celle du jour la journée. On peut voir l'extérieur, mais l'extérieur ne nous voit pas. Elya et Alister ne sont plus là. Ils ont disparu, engloutis par la nuit et la ville de Paris.

            Je traverse le salon pour rejoindre le couloir et atteindre ma chambre. Celle de mes parents est ouverte et ils dorment. Leur sommeil est apaisé et profond. Le fait que la chambre de leur fils soit vide ne semble pas les troubler. Ils pensent sans doute que je suis chez Sylla, ou Clothilde. Et que j'ai oublié de les prévenir.

            Je m'apprête à entrer dans ma chambre quand la porte située à côté de la mienne grince. Je m'arrête net. Ma petite sœur, son doudou contre sa poitrine, sort sa petite tête dans la nuit.

–  Qu'est-ce que tu fais réveillée ? demandé-je d'un air sévère.

            Elle se fige et fixe ses yeux sur moi, puis sur la porte derrière. Peut-être voulait-elle seulement aller aux toilettes ? Je me mords les lèvres et me fustige de tous les noms pour avoir réagi sur ce ton. Elle se recroqueville et commence à faire demi-tour. Je m'agenouille devant elle.

– Pardon Iseult, je ne voulais pas te faire peur.

            Elle suce son pouce avec ses doigts. C'est une vieille manie. Mon père déteste quand elle fait ça. Il dit qu'à sept ans, on ne doit plus se comporter comme un bébé et qu'elle doit apprendre à grandir. Ses yeux suivent les miens et elle retire son pouce de sa bouche. Mon cœur se serre. C'est moi qui suis chargé de le lui interdire. Je me vois à travers son regard et sa peur me fait du mal.

–  Je vais te faire une promesse.

            C'est la semaine des bonnes résolutions. A partir d'aujourd'hui, je suis un nouvel homme. Je refuse d'être le même que mon père, ou que les autres hommes de ma famille. Je ne veux pas être à leur image.

–  Je ne te crierai plus jamais dessus. Je ne me fâcherai plus contre toi. Je serai le plus gentil des grands-frères et tu pourras toujours compter sur moi.

            Elle cligne des yeux, puis remet son pouce dans sa bouche, en serrant toujours son lapin contre elle. J'ignore si elle a compris ce que je lui ai dit. Je finis par me relever. Alors que je m'apprête à entrer dans ma chambre, je sens une petite main se poser sur ma cuisse et me retourne. Elle est à côté de moi. Je redescends à sa hauteur et la laisse venir. Elle se serre et je lui caresse les cheveux en la berçant. J'ai l'impression d'être avec Alister.

–  Tu ne vas plus partir ?

–  Comment ça ?

–  J'ai cru que tu reviendrais pas. T'étais pas là hier.

            Je sens les larmes piquer mes yeux. Iseult est la seule à avoir remarquer que je n'étais pas rentrée. Je suis touché qu'un membre de ma famille – celui que j'ai le plus tourmenté – s'intéresse vraiment à moi. Je la serre encore plus fort puis l'embrasse sur le front.

–  Je ne partirai plus, promis.

–  Je te crois.

–  Va au lit maintenant, il est tard.

            Elle hoche la tête et retourne dans sa chambre. Je rentre dans la mienne, un sourire accroché sur les lèvres. Avant de dormir, je passe par la salle de bain attenante et retire mes vêtements qui tombent en loque sur le parquet. Je les dépose dans le panier à linge sale, que notre femme de ménage viendra vider demain matin et me glisse sous la douche. L'eau chaude me fait du bien et je ferme les yeux pour savourer ce plaisir. Je pense à l'appartement d'Elya et à sa douche minuscule. Je pense à Louis, Pierre, Armand, Jephté, Bilal et les autres, qui n'ont pas le luxe de pouvoir se laver autre part qu'avec des bassines d'eau froide ou dans des douches publiques.

            Je ressors de l'eau et me sèche vite, avant de me glisser dans mon pyjama, puis dans mes draps. Ils sentent le propre. Ils viennent d'être changés. Je m'enfonce dans le matelas et profite du bien-être qu'il me procure. C'est autre chose que de dormir sur un sol dur. Je tourne et me retourne pendant plusieurs minutes, incapable de trouver le sommeil. Il me manque une présence, prêt de moi. J'aimerais que Clothilde soit là. Je ne peux pas dire que je l'aime énormément, mais sa présence féminine me fait du bien.

            Je comprends mieux pourquoi Alister ne supporte pas de rester seul. Pourquoi il préfère dormir chez Elya, ou au bois de Vincennes, plutôt que dans sa chambre universitaire. C'est terrible, un lit vide.

            De ma main, je cherche mon portable. Il n'a presque plus de batterie. Quelques messages s'affichent. Ma mère me demande à quelle heure je pense rentrer. Mon père ne m'a pas écrit. Clothilde veut savoir pourquoi je ne suis pas venue en cours aujourd'hui. Sylla me propose un tennis samedi matin. Je réponds négligemment à chacun. J'indique à ma mère que je suis dans mon lit, je mens à Clothilde en prétendant être malade et j'accepte la proposition de mon meilleur ami, en décalant le rendez-vous à l'après-midi. Ensuite, j'active Instagram et cherche la notification qui m'indique que j'ai un nouvel abonné. Je la trouve vite.

            @AlisterForester a commencé à vous suivre. Contacter.

            J'accepte. Puis je m'abonne à mon tour.

            Je ferme les yeux. Le sommeil commence à me gagner. Je m'apprête à sombrer dans les bras de Morphée lorsque mon portable vibre. Je tends ma main vers lui.

            [Alceste_DelaRoche] AlisterForester

            T'en as mis du temps !

            Je souris.

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