8. L'ITINÉRAIRE
Après avoir terminé les derniers rangements dans la cabine d'Efia, glissé les malles sous le lit, calé les plus petites boîtes dans les tiroirs suspendus, les deux colocataires de fortune se laissèrent enfin tomber sur leur lit respectif.
— Pourquoi t'es-tu décidée à nous rejoindre, finalement ? s'étonna Efia.
Ophélie évita le regard envoûtant de la dresseuse qui était en train de déboutonner sa tunique bleu nuit. Qu'est-ce qu'elle pouvait vraiment répondre à cela ? Qu'elle était ici pour lui permettre de voyager d'arche en arche, afin de trouver une nouvelle porte vers l'Envers et rejoindre son mari ? Impossible.
— J'ai toujours adoré votre cirque, bredouilla-t-elle simplement.
Un rire rauque sortit de la gorge de la circassienne.
— Arrête tes balivernes. Ton entretien d'embauche est terminé. Pas besoin de tourner autour du pot. Tu es motivée par d'autres raisons. Lesquelles ?
Ophélie ne savait pas ce qu'elle pouvait dire et ne pas dire. A quel point pouvait-elle se confier auprès de cette étrangère ? Renard avait eu l'air de lui faire confiance, il y a des années. Mais finalement, il ne la connaissait pas vraiment. Et même si à l'époque elle se fiait beaucoup à l'instinct de son ami disparu, elle préférait rester sur ses gardes.
— Disons que j'ai aussi une... quête personnelle, marmonna-t-elle en baissant les yeux vers ses sandales.
Intriguée, la belle Totémiste planta un coude sur ses cuisses croisées et déposa son menton dans une main pour scruter sa stagiaire avec une attention décuplée.
— Et... Tu recherches quoi exactement ?
Après un instant qui parut interminable à Ophélie, alors qu'Efia la détaillait de ses prunelles dorés, celle-ci ajouta :
— A mieux te connaître toi-même peut-être ?
A ces mots, un frisson parcourut la colonne vertébrale d'Ophélie, tel un serpent venimeux trouvant le chemin jusqu'à sa moelle épinière. A l'Observatoire et la Bonne Famille, on lui avait sorti le même genre de discours. Sans lui laisser le temps de répondre, Efia lui pressa le genou d'une main rassurante. Elle n'avait qu'à tendre le bras pour cela, la chambre ayant des dimensions digne d'une maison miniaturisée par un Colosse de Titan.
— Tu es au bon endroit pour ça en tout cas.
Surprise à la fois par ce geste amical et ces paroles réconfortantes, Ophélie cligna plusieurs fois des yeux, puis remonta ses lunettes sur son nez, avant de reprendre contenance.
— Quel sont nos prochains arrêts ?
Elle se rappelait parfaitement de ce qui était écrit sur le prospectus, mais elle voulait avoir confirmation de sa nouvelle patronne.
— Notre prochain arrêt est l'arche de Plombor. Puis le Pôle. Ce n'est pas un itinéraire très logique. Mais le temps joue en notre défaveur. Plus tard il fera trop froid pour y aller. Quant à Cyclope et au Désert, nous n'irons pas sur ces arches. Les conflits y sont trop importants.
Ophélie releva le nez vers la grande et belle femme aux yeux mordorés, parsemés de paillettes aussi scintillantes que les étoiles qui commençaient à apparaître à travers le hublot. Des yeux qui remplissaient d'une bouffée d'espoir ceux d'Ophélie.
— Ce n'est donc pas le cas au Pôle ? Pas de conflit ?
— Non, étrangement le Pôle reste une des arches les plus calmes, d'après les rumeurs. Les habitants de l'ancien monde qui sont venus dans le coin, enfin... Ceux qui survivent et qui ne se font pas dévorer par les bêtes sauvages, ils n'ont pas été regardés comme des pestiférés. Il y a déjà tellement de déchus là-bas. Alors j'imagine qu'un peu plus ou un peu moins ne change pas grand chose, conclut la dresseuse en haussant les épaules. Et puis ils ne peuvent pas avoir accès à la Citacielle. Donc les nobles ne se sentent pas menacés, je suppose.
Devant le regard étonné, presque perplexe qu'elle pût entrevoir sous les lunettes de sa nouvelle recrue, elle ajouta :
— Eh oui mademoiselle, les choses changent. Le Pôle est une contrée de paix. Pour l'instant en tout cas. Il n'y a qu'à la Citacielle que rien n'a vraiment changé d'après ce qu'on raconte.
Ces paroles auraient dû rassurer Ophélie. Mais elle ne connaissait que trop bien les règles de la Citacielle : entre complots, alliances par intérêt, manigances et assassinats, le cadre n'était pas vraiment inoffensif. Elle eut une pensée pour Roseline qui avait décidé de repartir là-bas, Berenilde et sa fille, Archibald et son chat.
Une cloche sonna au loin. Efia et Ophélie rejoignirent la salle à manger. Une sorte de buffet y était dressé, où tout le monde se servait à la bonne franquette.
La grande salle rectangulaire était déjà remplie de monde. Ophélie prit le temps d'observer toute cette troupe. Elle était habituée à la différence. Chaque arche avait donné naissance à des gens tellement spéciaux. Des miracles, aurait pensé Eulalie Dilleux. Mais là, dans cette pièce, semblait se trouver les plus belles spécificités. De leurs styles vestimentaires à leur façon de se mouvoir, en passant par leurs visages et leurs corpulences, chacun se faisait remarquer à sa manière. Elle avait déjà constaté cela les fois où elle avait assisté aux spectacles du cirque, et c'était en partie ce qui lui plaisait tant, d'ailleurs.
Lorsqu'elle se décida enfin à tenter de jouer des coudes pour se faire une petite place autour de la grande tablée de victuailles, entre une femme à la peau presque bleue coiffée d'un turban jaune, et un vieillard aux épaules aussi larges que le sourire qu'il portait sur son visage griffé d'un entrelacs de rides, tout se déroula très vite. Le souffle coupé, Ophélie lâcha son assiette pleine de tarte qui s'écrasa au sol avec fracas, tandis qu'elle semblait paralysée devant ce dont elle était témoin : au milieu de la pièce, un homme venait de s'enfoncer un poignard dans le ventre.
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