36. LE COURAGE
VICTOIRE
Quand Victoire revint dans le salon, sa petite main était toujours agrippée à celle de sa marraine. Elle sentit une nouvelle fois que des ondes bien trop négatives émanaient de tous les corps présents dans la pièce ; ceux-ci ressemblaient à des cocottes minutes sifflant leur pression sur le feu et prêtes à exploser à tout instant.
Victoire reconnaissait à peine sa maman, tant sa mine renfrognée et empreinte de doutes lui ressemblait peu. Tante Roseline s'agitait dans tous les sens, tout autant que les objets qui entraient dans son périmètre. Une tasse sautillait pour ne pas être attrapée par sa poigne rigide, pendant que des feuilles voltigeaient sur la table sans accepter d'être ramassées en paquet. Même le sourire d'Archibald semblait presque dissimulé. Quant à la paume de sa marraine, que la fillette tenait dans la sienne, elle palpitait aussi vite que son petit cœur.
Aussitôt dans le salon, Berenilde et Ophélie se jetèrent un regard aussi lugubre qu'un ciel d'orage. Et la foudre finit par tomber.
— Que fait-on maintenant ? Racontez-moi ! ordonna la maîtresse des lieux à sa nièce par alliance.
— Je ne sais pas... souffla cette dernière. Mais au moins, nous avons la certitude que Victoire dit vrai. C'est bien Thorn qui l'a sortie de l'Envers.
Berenilde expira l'air qu'elle avait du mal à faire passer dans sa trachée depuis le début de l'expérience avec sa fille. Elle ne s'était jamais sentie aussi perdue quant aux décisions qu'elle devait prendre. Savoir que son neveu avait sauvé Victoire lui fit l'effet d'une bombe explosant son cœur de Dragon. Il avait sauvé sa fille, et elle, était prête à l'abandonner. Elle passa ses mains sur son visage pour tenter, en vain, d'effacer les traces de contrariété qui l'animaient.
— Alors il est bien vivant, murmura-t-elle pour elle-même.
— Vous en doutiez.
Oui, elle en doutait. Elle n'avait jamais mis les pieds dans cet endroit étrange qu'ils appelaient l'Envers. Et elle l'imaginait comme un monde de l'au-delà. Maintenant qu'elle avait la certitude que son neveu était en vie, mais prisonnier, que devait-elle faire ? Elle ne mettrait pas en danger sa fille. Il devait y avoir une autre solution.
— S'il y est entré, il doit pouvoir en sortir, affirma-t-elle.
— Je vous rappelle que le monde a été recollé, expliqua une Ophélie agacée, et que cela a modifié bien des choses. La porte qu'a empruntée Thorn n'existe plus.
Devait-elle ajouter que son écho, son Autre à elle, l'avait avalée, cette porte ? Et sûrement relâchée dans les conduits des latrines il y a déjà un bon moment ?
— Je ne mettrais pas la vie de Victoire en danger avant d'être certaine qu'il n'y a pas d'autres solutions, soutint Berenilde en redressant les épaules.
Victoire sentit le ton monter entre les deux femmes ; Archibald et Roseline s'éloignaient d'un pas à chaque phrase venimeuse débitée par l'une des adversaires.
— Vous vous contrefichez de lui ! cracha Ophélie d'une voix aussi frêle qu'acerbe.
— Je reste juste persuadée qu'il y a d'autres solutions !
— Cela fait des mois, que je cherche des solutions ! Mais vous, avez vous seulement levé le petit doigt pour l'aider ?
Victoire avait mal à la tête. Elle décida de se boucher les oreilles, car les mots qu'elle entendait ne lui plaisait pas du tout. Sa maman lui disait toujours qu'il fallait parler gentiment, et ne pas dire de grossièretés. Pourtant, elle devait être très en colère aujourd'hui, car elle ne respectait pas du tout ses propres règles.
En appuyant sur ses targus pour mettre ses tympans au repos, Victoire fut alors soulagée, tout à coup enveloppée dans une bulle de calme. Mais elle entendait tout de même encore un peu les voix vociférer des mots interdits.
Alors elle décida de reculer, elle aussi, comme parrain. Elle se sentit partir un peu en arrière. Elle fut étonnée de s'apercevoir que son corps, lui, était resté sur le fauteuil, attendant sagement que la dispute se termine. Comme la violence de cette scène l'éprouva encore, elle recula d'un pas de plus. Puis d'un pas de plus. Elle avait presque oublié cette sensation de légèreté qu'elle ressentait quand elle voyageait ainsi. Bizarrement, elle n'avait pas peur. Elle sentait qu'elle maîtrisait mieux sa faculté à voyager ; elle avait un peu grandi. Elle poursuivit son chemin, jusqu'à se retrouver à l'étage, dans sa chambre, où son poids se réduisait à celui d'une plume d'oisillon.
Là encore, de très loin, elle pouvait légèrement discerner les voix des deux femmes, s'époumonant autant l'une que l'autre. Elle se demanda alors si elle était encore un peu présente dans son corps qui était resté sur le canapé du salon, où si les voix, elles aussi, avaient la capacité de traverser les murs.
Elle repensa alors à tout ce qui s'était passé aujourd'hui, à ces souvenirs qu'elle venait de revivre et partager avec sa marraine. Ces souvenirs qui la hantaient depuis qu'elle les avait vécus. Oui, elle avait envie de revoir son cousin. Elle aussi voulait l'aider, comme il l'avait aidée. Et si sa marraine pensait qu'elle en était capable, alors elle se devait d'essayer.
Aussi, se sentit-elle partir un peu plus loin. Pas en distance, non. Plutôt comme si elle quittait à nouveau son enveloppe corporelle. Elle rit en pensant à ses poupées russes posées sur l'étagère de sa chambre. Elle avait toujours rêvé d'être un peu comme elles. Et finalement, c'était le cas. Une âme, dans un esprit, dans un corps. Elle n'eut pas le temps de penser bien longtemps à ses jouets, qu'elle se sentit partir au-delà des murs, au-delà du manoir, au-delà du Pôle.
Envahie de brume, à l'intérieur comme à l'extérieur, Victoire ne se rappelle pas bien ce qu'elle fait là. Ah oui, son cousin. Elle est là pour son cousin. Elle essaie de se focaliser sur cette idée, de ne pas la laisser s'échapper comme toutes les autres. Elle est là pour son cousin.
Mais la brume l'enveloppe, et comme avant, elle a l'impression de se retrouver partir à travers le trou de la baignoire, sans pouvoir maîtriser cette sensation d'oubli. Son cousin, c'est la seule chose dont elle doit se souvenir ; sa boussole.
Elle finit par se retrouver, non pas dans un puits, mais devant une porte. Une porte solide, immense, épaisse, sombre. Elle se met sur la pointe des pieds pour attraper la poignée et l'abaisser, mais sa main moite glisse et le pommeau lui échappe. Elle doit effectuer plusieurs tentatives avant d'enfin sentir qu'elle tient bon. Elle baisse la poignée jusqu'à son maximum, puis pousse de toutes ses forces sur le bois. Mais elle comprend alors que c'est fermée à clé.
Il n'y a pas de mur autour de la porte, mais une force l'empêche de passer par le côté. La seule issue possible se trouve devant : cette porte fermée à clé. Elle sent une angoisse se loger au fond de sa gorge, et grossir, grossir, au fur et à mesure qu'elle se sent se recroqueviller contre le battant. Elle attrape ses genoux, et se fait la plus petite possible, là, tout contre le bois.
Du temps passe, mais elle ne saurait dire si cela est long, court, ou inexistant. Elle pourrait se fier à cette boule d'anxiété qui s'amplifie au fur et à mesure que le temps passe. Elle prie pour se réveiller dans son lit, au côté de sa maman qui la veillera, comme toujours.
Mais elle s'accroche encore à cette idée qu'elle n'a pas le droit de lâcher, comme une liane au-dessus d'une rivière infestée de piranhas.
Tout à coup, l'ombre d'un serpent contourne la porte, et se rapproche d'elle. Puis une deuxième ombre, de l'autre côté, en fait autant. Ces deux bras extensibles, aussi sombres qu'un cauchemar, s'étirent et cherchent à tâtons, aveugles, sur le chambranle de la porte.
Victoire est terrifiée. Elle tente de se tapir encore un peu plus au sol, et prie pour pouvoir passer par la fine fente de lumière qu'elle peut apercevoir sous la porte.
Les doigts longs la frôlent, et s'immobilisent. La peur lui déchiquette les tripes à ce contact. Elle sent surtout qu'elle ne se trompe pas. Cette ombre lui veut du mal.
Alors que les doigts sont prêts à l'accrocher comme des serres de sorcières, le mouvement de la brume s'amplifie, comme un vent porteur de bonnes nouvelles. Les doigts s'éloignent, comme piqués par quelque chose derrière la porte.
Elle se sent tomber à la renverse, son dos ne cognant pourtant pas contre le bois, ni contre le sol de brume. Ses yeux s'accrochent au brouillard qui enveloppe le ciel entier au-dessus d'elle. Puis un visage familier. Celui qu'elle était venue chercher.
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Hello,
Super désolée pour l'irrégularité dans les publications, les loulous, c'est une période de rush total ! J'espère trouver le temps de réécrire à la mi-juillet...
Biz à tou·te·s
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