20. L'EXPÉDITION

   Quand Waban toqua à la porte de la roulotte d'Efia, Ophélie se leva de sa chaise comme un ressort dans une boîte de clown. Elle sentit l'excitation l'envahir un peu plus ; une semaine qu'elle trépignait d'impatience. C'était enfin le moment de partir à la rencontre du fameux miroir.

La psyché dont lui avait parlé son partenaire, une porte potentielle vers l'Envers, était devenue une obsession. Si Ophélie avait pu, elle serait partie plus tôt à sa recherche. Mais l'Alchimiste n'avait de cesse de rappeler à son amie téméraire qu'il y avait des risques avec cette expédition à l'Extérieur. Des risques de se faire attraper ici, dans l'Antre, par les gardes de la royauté plomborienne, mais aussi ceux incombant à la nature, encore plus dangereux, si on n'écoutait pas les lois que cette dernière imposait.

Ils avaient décidé de partir durant leur prochain jour chômé. Impossible avant cela. D'abord parce qu'Ophélie ne pouvait pas sortir de son lit, dans le plafond de la roulotte, sans passer par-dessus celui d'Efia. Ensuite parce que même si la nuit ne se couchait pas vraiment à l'Extérieur, elle était beaucoup trop glaciale, et les animaux féroces ne leur laisseraient aucune chance. Enfin, il fallait au moins une journée entière pour un aller-retour à la chapelle du Miroir.

— Où vous partez, comme ça ?

Waban et Ophélie se retournèrent comme un seul homme à la voix d'Efia, tentant de cacher l'imposture qui emplissait leurs yeux. Sa hanche appuyée contre le chambranle de la porte de sa roulotte, la dresseuse de chimères croisa les bras, semblant bien décidée à obtenir une réponse.

— J'emmène la demoiselle explorer Plombor, expliqua Waban.

Ce qui n'était qu'un demi-mensonge. Ophélie avait eu peu d'occasions pour découvrir la cité de Midas. Les deux amis se crispèrent en voyant Efia plisser les yeux et se mordre la lèvre, paraissant hésiter à les accompagner. Mais à leur grand soulagement, elle fit demi-tour et entra dans sa caravane, prétextant une migraine.

Ophélie expira de soulagement. Une semaine qu'ils préparaient leur plan d'évasion, et il restait peu de temps avant leur départ pour le Pôle. Ils ne pouvaient plus reculer leur expédition.

Waban connaissait un chemin par les boyaux de la ville pour se rapprocher au maximum de l'Extérieur, avant de plonger dans le monde glacé du dehors. Lui, était habitué aux conditions extrêmes, mais il savait que ce serait une dure épreuve d'y survivre, pour son amie.

Les petites jambes d'Ophélie tentaient de s'adapter aux grandes foulées de Waban, qui filait dans les ruelles. Le dimanche matin était jour de marché. Les stands s'étalaient dans les rues aux alentours de la Grand Place, occupée par le cirque.

Ophélie chercha à travers ses lunettes une quelconque plaque sur les murs, mais les routes semblaient ne pas porter de nom. Elles n'en avaient pas besoin, tant l'ambiance était particulière à chacune. Les parois de l'une semblaient recouvertes de bronze, quand la suivante paraissait illuminée de milliers de rubis au rouge étincelant, même dans la pénombre des souterrains.

— Viens, on va passer par là. Je sens que tu vas adorer, ajouta son ami avec un sourire en coin, et en lui attrapant la main.

En entrant dans une des artères plus sombres que les autres, des lueurs vertes fluorescentes se mirent à scintiller sur leur passage. Ophélie ajusta ses lunettes et fronça le nez en se rapprochant d'une des lumières émeraude. Des lucioles faisaient office d'éclairage !

Elle poursuivit son avancée au côté de son ami, mais ses yeux ne pouvaient se détourner de ces lumignons naturels. Elle pensa alors que, même si les plomboriens aimaient l'excès, il y avait quelque chose de féerique dans l'univers qu'ils avaient élaboré.

Elle étouffa un éternuement dans son mouchoir, puis resserra les pans de sa pèlerine, que Waban lui avait laissée ; le froid semblait plus rude dans les boyaux de la ville, comme si le vent du dehors arrivait à s'engouffrer jusque dans les profondeurs des montagnes pourtant chauffées.

Ils arrivèrent sur une petite esplanade dont la hauteur de plafond paraissait vertigineuse. Des logis étaient creusés dans ses parois. A la manière des haciendas qu'Ophélie avait pu admirer dans les livres d'images sur Arc-en-Terre, des couloirs et des balcons se dressaient à chaque étage. Les rez-de-chaussées de ces maisons de roche étaient occupés par des magasins, restaurants ou cafés. Les lampions de couleurs, accrochés aux façades, ainsi que la lumière qui se dégageait des fenêtres des habitations éclairaient la place d'une ambiance tamisée, comme une nuit de fête dans les rues d'Anima.

Les deux amis n'avaient pas besoin de se cacher pour le moment. Mais plus ils s'enfonçaient vers les périphéries du volcan creusé, plus ils croisaient de gardes qui les regardaient d'un œil suspect.

Jusqu'au moment où Ophélie entra en collision avec le dos de Waban. Il s'était arrêté net, les bottines bien ancrées dans le sol rocheux.

— A partir de maintenant, dit-il les yeux fixés droit devant, il faut se faire discret.

Ophélie remonta ses lunettes bleuie par l'appréhension, en suivant son regard. Une immense grille d'or, semblable à la herse qui les avait accueillis à leur arrivée à Plombor, s'érigeait devant eux. Elle se demanda comment ils allaient bien pouvoir passer.

— C'est un passage de commerçants. Eux seuls ont la clé. Attendons dans ce renfoncement que quelqu'un ouvre la porte.

Ils se collèrent l'un à l'autre dans un creux sombre et dépourvu de lampions, puis attendirent. Le degré d'anxiété d'Ophélie s'élevait proportionnellement au temps qui passait, alors qu'elle avait des difficultés à tenir en place dans leur cachette de fortune.

Après ce qui lui sembla des heures, elle dressa l'oreille quand le roulis de la grille grinça dans un bruit désagréable. Waban retint Ophélie d'une main en voyant un vieil homme sur son cheval trottiner devant eux.

— Maintenant !

Les deux amis se mirent à courir jusqu'à la herse qui était déjà en train de s'abaisser après le passage de l'animal et son maître. Ophélie se faufila à toute vitesse sous la grille, qui se refermait déjà dans un grincement assourdissant. Waban, derrière elle, dut ramper sur le sol rocailleux. Comme les griffes d'un monstre, les pics menaçants accrochèrent sa botte au niveau du talon, qu'il arriva à décoincer de justesse en tortillant son pied.

Clac ! fut le bruit que fit la herse lorsque les pointes tranchantes cognèrent le sol. Ophélie souffla un bon coup en repoussant l'image du pied de Waban, qui aurait pu se retrouver en broche sur une de ces tiges d'or. Elle sentit déjà l'adrénaline lui resserrer la poitrine, et ce n'était que le début de leur aventure.

— Il y en a encore quelques-unes à passer. Et c'était la plus simple. Il y aura des gardes, maintenant.

A croire qu'Ophélie ne pouvait pas vivre autrement qu'en se mettant en danger.

Après une bonne demi-heure de marche à se faufiler dans les boyaux de la cité, Waban l'emmena de nouveau dans une excavation cachée, pour lui réexpliquer la suite du programme.

— On va attendre ici qu'une charrette passe, comme tout à l'heure, murmura-t-il à son oreille en dégageant un souffle chaud. Quand on en verra une comme il nous faut, il faudra être rapide. On va devoir se cacher dans la carriole, et rester là jusqu'à ce qu'on ait passé les quatre prochaines grilles.

Ophélie acquiesça, déglutissant avec peine. La rapidité n'avait jamais été son fort.

Ainsi, ils attendirent ce qui lui sembla une éternité. Elle sentait ses paupières tomber, quand une femme dans son chariot vide avança vers la herse.

Visiblement, les affaires avaient fonctionné pour elle, aujourd'hui. Mais les deux amis en cavale se feraient vite repérer, là-dedans.

Après avoir laissé passer ainsi plusieurs chances, Ophélie commençait à avoir des fourmis dans les pieds. Elle bougea les genoux pour les faire déguerpir, quand son compagnon lui indiqua qu'il était temps d'agir.

Elle tourna ses lunettes vers un chariot recouvert d'une bâche. Waban lui fit signe d'attendre un instant alors qu'il rattrapa la carriole comme le plus digne des espions, et monta sur le marchepied arrière de l'engin. Il souleva la bâche, puis fit signe à Ophélie qu'il était temps de le rejoindre au pas de course.

Il fallait faire vite, la charrette s'éloignait déjà. Lorsqu'Ophélie était tout près de l'arrière du camion et que Waban lui tendit la main, allonger le bras en courant pour la lui attraper ne suffisait pas. Elle perdait espoir en voyant les doigts de son partenaire s'éloigner. L'écharpe s'accrochant de toutes ses forces à l'arrière de la remorque l'obligea à accélérer. Enfin, elle sentit une poigne ferme la tirer, qui lui permit de sauter à son tour sur le marchepied.

— C'est bon, il y a juste un reste de bois et quelques outils à l'intérieur.

Le circassien poussa sur les cuisses d'Ophélie sans ménagement pour qu'elle entre dans la remorque en se faufilant sous le tissu épais de la bâche. Elle ne s'en offusqua pas ; sans son aide, sa petite taille et ses mains abîmées ne lui auraient pas permis de réussir à grimper là-dedans. Elle espéra ne pas avoir fait trop de bruit, même si le crissement des roues de bois sur le sol rocailleux et le claquement des sabots des chevaux à l'avant étouffaient les leurs.

A son tour, Waban s'introduisit par l'entrebâillement de la bâche et ils se cachèrent sous le bois.

Plusieurs fois, la charrette s'arrêta, Ophélie se recroquevillant au son des voix qui leur parvenaient. Plusieurs fois, on souleva la bâche, faisant passer un faisceau de lumière aveuglante ; puis le tissu reprenait sa position lâche et les voix s'éloignaient. Coincée entre une bêche et une énorme hache, recouverte de petit bois et de poussière, Ophélie se concentrait sur les moindres bruits, les moindres mouvements du véhicule, prête à prendre la fuite, s'il le fallait.

Lorsque ce fut le moment, Waban lui tapota le bras, et ils sortirent de la charrette comme ils étaient entrés, entendant derrière eux une énième herse se refermer.

— C'était la dernière.

Il attrapa alors le moignon ganté d'Ophélie et l'emporta à toute allure dans les artères de l'Antre. Ils traversèrent des rues aux parois bleu apatite, orange d'opale, ou violet des améthystes, jusqu'à arriver dans une grotte noire, qui paraissait abandonnée de tous. Ce devait être un chantier, car il y avait aussi des outils et des barrières qui trainaient au sol.

— Maintenant, il va falloir grimper ça, expliqua Waban, les yeux rivés vers le haut.

Ophélie suivit son regard, et ses épaules s'affaissèrent jusqu'au sol d'ébène en observant le tas de roches élevé jusqu'au plafond de l'impasse. Tout en haut, on apercevait un puits de lumière. Elle fronça les sourcils et sentit le désespoir s'engouffrer sous sa capeline. Cela lui paraissait impossible, sans ses mains.

— Ne t'inquiète pas, je vais t'aider, l'encouragea le plomborien. Passe devant.

Ophélie hésita quelques secondes, avant de se résigner. Elle n'avait, de toute façon, pas le choix si elle voulait arriver jusqu'au miroir enchanté. Elle prit alors son courage à deux mains, sans doigts, et s'avança vers le tas de roches.

Ses bottines butaient sur chaque pierre qu'elles rencontraient, ses moignons et l'écharpe s'accrochaient comme ils le pouvaient aux prises les plus accessibles. Plusieurs fois, son pied dérapa, et elle dégringola de quelques mètres, sa robe s'arrachant sur une pointe tranchante au passage. Waban l'attrapait de justesse et la tirait de toutes ses forces pour qu'elle reprenne son chemin.

Ils eurent de la chance que personne ne passe à ce moment-là. Waban avait expliqué que c'était un endroit oublié.

Au plus ils montaient, au plus Ophélie sentait le froid s'infiltrer sous ses couches de vêtements. Elle fut prise d'espoir autant que d'inquiétude quand Waban s'engouffra dans l'ouverture, englouti par la lumière, tout en haut du tas de roche.

Une pierre se décrocha et entraîna avec elle ses comparses. Et un pied. Une poigne ferme agrippa aussitôt le bras d'Ophélie, qui sentit le sol se dérober sous ses pieds dans une avalanche. Éraflant au passage son ventre, Waban la tira jusqu'à l'entrée du tunnel.

Ophélie reprit son souffle et inspecta sa pèlerine, abîmée par sa dernière péripétie.

— Il faut avancer, ordonna Waban en l'incitant à passer devant.

Ophélie n'était pas rassurée. Elle se rendit compte que la galerie souterraine semblait aussi basse de plafond que les places de Plombor étaient hautes. Il fallait rester à quatre pattes. Tout au bout, la lumière s'infiltrait, tout autant que la vague de froid qui lui glaçait les os. Elle eut presque envie de rebrousser chemin, tant cela lui était douloureux. Elle jeta un œil derrière elle, entendant Waban souffler et avancer à son tour à quatre pattes dans le souterrain.

— On est presque dehors, maintenant.

Hésitante, elle essaya de penser à la chaleur étouffante de Babel pour oublier ce froid perçant qui, en quelques secondes à peine, lui donnait l'impression de la givrer sur place. Et ils n'étaient pas encore dehors...


*****

Hey,

Une très belle année à vous tous !!!

Je crois que c'est une des premières fois que j'écris une scène d'action, et je dois dire que ce n'est pas simple ! J'espère que ça le fait, en tout cas... N'hésitez pas à me donner vos retours, c'est ce qui permet de progresser 😊

Merci encore de continuer à lire cette histoire, malgré les publications irrégulières, et aussi pour vos votes, commentaires et votre soutien. Ca fait super plaisir ^^

A bientôt pour la suite,

xoxo

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