18. L'AUBERGE

   La bouche grande ouverte, les lunettes coincées entre ses sourcils et ses joues plissés, Ophélie bailla sans retenue, tout en parcourant du regard l'auberge dans laquelle elle s'était laissé embarquer.

Des hommes et des femmes, accoutrés à la mode de Plombor, laissaient s'exprimer sans retenue leur voix grasse et déjà bien alcoolisée. Ophélie ne put s'empêcher de sourire devant le contraste saisissant entre les manières rustres de ces gens, et leurs habits tout de scintillements et de paillettes. Même les verres posés devant eux étaient incrustés de pierres rutilantes. Elle finit par repérer Waban qui jouait des coudes pour arriver jusqu'au comptoir.

Son ami et elle profitaient de leur premier jour de congé, après une éprouvante semaine à la Caravane du Carnaval. Les spectacles animaient nuit et jour le centre de Plombor. Le numéro d'Efia comptant de nombreux admirateurs, Ophélie avait dû mettre les bouchées doubles pour permettre à la dresseuse et ses chimères de faire rêver les habitants de l'arche surnommée la Pointe Nord.

Entre la mise en place du stand, sa patronne qui l'appelait pour un oui ou pour un non, et les bêtes à gérer qui lui avaient valu quelques mèches de cheveux grillées, elle avait eu l'impression de participer à une course de relais complètement farfelue.

Mais elle put se rendre compte que son travail n'était pas vain. Les plomboriens devaient avoir le goût du spectacle, car se déversait sans arrêt une foule curieuse, et les représentations se succédaient sans relâche au fil de la journée. Autant dire qu'Ophélie dormait sans problème sur la toile mouvante du plafond de la roulotte d'Efia.

Assise sur un bout de table, tout contre le mur du fond de l'auberge la Boisson d'Or, elle se cognait à la porte des toilettes ou celle des cuisines à chaque fois que celles-ci s'ouvraient sur un serveur ou un client. Émanaient des effluves d'un côté, se mélangeant aux relents de l'autre. Elle enfouit son nez dans un mouchoir, et pour une fois, ce n'était pas à cause de son rhume.

Quand Waban revint, deux énormes chopes d'or entre les mains, les yeux d'Ophélie s'écarquillèrent. Jamais elle ne se sentirait capable de boire tout cela.

— C'est notre bière locale, expliqua son compagnon. Tu verras, elle a un goût aussi subtil que le nôtre pour les pierres précieuses.

Le rire d'Ophélie se perdit dans le vacarme de l'auberge.

—Pourquoi nous n'avons pas le droit de sortir de l'Antre ? demanda-t-elle sans préambule.

Elle doutait que le froid en fût l'unique raison. Waban jeta un regard inquiet vers leurs voisins, mais visiblement, personne ne s'intéressait à eux. Il faut dire qu'il peinait lui-même à entendre le filet de voix de sa partenaire. Il resserra l'élastique qui retenait ses longs cheveux sombres en demi-queue.

— Toi au moins, tu es directe.

Ophélie haussa les épaules.

— Simple curiosité.

Waban s'approcha et parla aussi bas qu'il le pouvait.

— Il y a des conflits entre les gens de l'Extérieur et ceux d'ici. Ils n'ont pas les mêmes coutumes. En haut, les gens ont préféré, pour la plupart, oublier leur pouvoir d'Alchimiste et se concentrer sur la nature. Ils vivent en communion avec ce que celle-ci leur offre. Ils se nourrissent de ce que leur rapporte la pêche et dorment dans des maisons de bois et de glace. Ils détestent la politique et la mentalité d'ici-bas. On se fait un argent monstrueux avec l'exportation d'or et de pierres précieuses. C'est la course à celui qui transformera le métal le plus pur, et la hiérarchie s'établit par rapport à cela. Tous les Alchimistes un peu différents, comme moi, ont du mal à trouver leur place, ici. On ne représente aucune valeur marchande.

Ainsi, une partie du peuple préférait affronter les conditions extrêmes et les animaux sauvages, plutôt que de se plier aux règles de la bonne société de l'Antre, et devoir oublier la lumière du soleil.

— Tu as l'air de bien les connaître, ceux de là-haut, affirma Ophélie en approchant la chope de bière à sa bouche.

Elle grimaça lorsque le liquide amer corroda ses papilles. Waban baissa les yeux, semblant hésiter à répondre :

— Avant de m'engager dans le cirque, je suis parti là-bas. Au grand dam de mes parents, pouffa-t-il. Je ne supportais plus ce monde de strass. J'avais envie de voir plus loin que ces grottes qu'on avait creusées jusqu'à la moelle, à tel point que parfois elles s'effondrent. Pourquoi refuser autant ce que nous offre la nature, jusqu'à s'emprisonner sous terre ?

Il soupira avant de reprendre :

— Tu sais, il y a des gens formidables, là-haut. Des gens aux pouvoirs bien plus précieux que l'or le plus pur.

Il jeta un regard furtif vers les mains d'Ophélie, posée sur la table de bois.

— Par exemple, des Alchimistes qui ne changent pas de matière en métaux précieux, mais en tissu, en chair et en os. Il y a quelqu'un capable de réparer n'importe quel corps, se mit-il à chuchoter en se penchant vers sa partenaire, au-dessus la table. Il pourrait t'aider, pour tes mains...

Ophélie baissa à son tour les yeux sur ses gants. Sa gourde d'espoirs était déjà pleine à craquer et sur le point de déborder. Ce n'était pas le moment d'en ajouter un à sa longue liste de souhaits irréalisables. Une désillusion de plus ne servirait à rien, se dit-elle.

— Il y a aussi des personnes capables de transformer et créer des matières jamais vues auparavant, poursuivit le plomborien. J'ai entendu parler, par exemple, d'un miroir...

Il esquissa un geste de la main, comme pour toucher une surface invisible.

— Toi qui les passes, tu devrais voir ça...

Ophélie leva aussitôt les yeux vers le circassien.

— Un miroir ?

Il se rapprocha encore davantage, regarda à droite et à gauche pour être certain qu'on ne l'entendait pas, ses deux mains bien à plat sur la table poisseuse. Celle-ci n'avait pas dû être nettoyée depuis longtemps.

— Je t'ai entendue marmonner dans ton sommeil, lorsque je te veillais après ta noyade... Tu parlais de...

Il marqua une pause avant de reprendre.

— Certains disent que ce miroir permettrait d'accéder à un autre monde.

Ophélie sentit son cœur s'emballer. Un autre monde, un monde derrière un miroir...

Cet espoir-là, elle en avait besoin par-dessus tout. C'était peut-être une piste. Elle voulait être certaine de ne pas avoir compris de travers les propos de son ami.

— Tu veux dire, une autre arche ?

Ce miroir était peut-être tout simplement une rose des vents un peu étrange.

— Non, non. Un monde de brume. On dit que du miroir, s'échappe souvent de la vapeur. Personne n'a jamais pu y entrer, évidemment. Mais tout un groupe de gens vénère cet objet, comme si c'était une sorte de... dieu.

À ce mot, Ophélie frissonna. Dieu. Dilleux. Ce n'était pas encore de l'histoire ancienne, apparemment. Elle devait voir ce miroir de ses propres yeux.

— Tu crois... que tu pourrais m'emmener jusqu'à lui ?

Waban l'observa avec une once de méfiance, hésitant un peu trop à son goût.

— Je dois vraiment le voir, insista-t-elle. C'est très important, s'il te plaît.

— Tu sais que tu n'as pas le droit de sortir, refusa son compagnon. Aucun étranger ne le peut. Même pour ceux qui choisissent la vie ici, c'est interdit sans autorisation officielle. Si on te surprend à essayer de partir, tu risques gros. L'expulsion s'ils sont conciliants, la prison s'ils le sont moins.

Ophélie n'en avait cure. Elle supplia des yeux Waban, tandis que son cœur palpitait à toute vitesse. Elle n'avait plus peur du danger. Elle en avait affronté, des gardes, visité, des prisons, bafoué, des règles. Mais ce miroir mettait son sang en ébullition.

— Je dois le voir, Waban. Je dois voir si ce que tu dis est vrai. C'est mon dernier espoir.

Le plomborien pinça les lèvres, sans décrocher ses yeux sombres des lunettes d'Ophélie. Pour avoir côtoyé l'Alchimiste ces dernières semaines, elle savait qu'ils avaient un point commun. Ils n'aimaient pas se plier aux règles ridicules qui ne servaient qu'à brider les esprits. Il allait céder.

— D'accord.

Ophélie expira toute l'appréhension qui s'était accumulée dans sa poitrine, soulagée par l'amitié que lui offrait son ami, motivée par ce nouvel espoir et ce champ d'action en perspective.

— Mais on ne peut pas faire ça n'importe comment. Il faut y réfléchir, il y a des risques.

— Tout ce que tu veux, mais faisons vite. Parce que dans deux semaines, nous partons pour le Pôle, lui rappela Ophélie.

Elle espérait que ce temps imparti serait suffisant pour enfin trouver le chemin vers son mari. Que faisait-il, de son côté ? Est-ce que lui aussi cherchait une route qui le mènerait jusqu'à elle ?


*****

Hello à tou·te·s,

Ça faisait un bail, sorry 😅 Ce n'est vraiment pas une super idée d'écrire deux histoires en même temps quand on a peu de temps 😆 Mais ces derniers jours, j'ai bien bossé sur les chapitres suivants des Oubliés de la Brume ; donc normalement, je reviens avec un p'tit chapitre Thorn la semaine prochaine 😉.

En attendant, que pensez-vous de celui-ci ? Ce que nous apprend Waban promet d'être intéressant pour Ophélie, ma foi 😏

La description du Plombor extérieur vous inspire ? Une petite virée dans le froid plus froid que le froid lui-même, ça vous dit ?

Je vous souhaite un joyeux noël,

A très vite,

xoxo

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