Chapitre 1: Rencontre avec les Oubliés
Nous oublions constamment toutes sortes de choses. Qu'avez-vous mangé au déjeuner, jeudi dernier? Combien de feuilles possède votre plante verte? Quand avez-vous lu votre premier roman? Vous ne savez probablement pas. Vous avez oublié. Et c'est naturel. Même les gens finissent par être oubliés.
Nous sommes tous ainsi faits. Nos cerveaux ne peuvent garder toutes les informations. Ce ne serait pas utile. Ce qui ne semble pas déterminant pour l'avenir, le cerveau s'en débarasse. Nous jetons ces informations comme un trognon de pomme à la poubelle. Certaines resteront légèrement enfouies et pourront être rappelées au souvenir avec un petit effort. D'autres seront perdues à jamais.
Mais tout le monde n'obéit pas à cette loi.
Louis n'oublie rien. Pas une miette d'information. Il n'a que six ans, mais depuis qu'il en a deux, il n'a pas perdu la moindre miette de souvenir. Si quelque chose est perçu par ses sens, alors il sera enregistré à tout jamais.
Le psychiatre que Louis a vu appelle ça une mémoire eidétique. Sa mère avait eu du mal à retenir ce mot, la première fois. Louis avait dû lui répéter plusieurs fois. Il ne comprend pas très bien ce qu'est l'oubli. Parfois, il s'imagine qu'il ne s'est rien passé avant son premier souvenir. Parce que l'idée qu'il ait pu perdre une information le terrifie sans qu'il sache bien pourquoi.
Louis aime ses souvenirs. Avec eux, il peut revivre des histoires rien qu'en fermant les yeux. Parfois, il reste des heures assis sur le sol de sa chambre, les paupières closes, sans bouger, à revivre des journées heureuses dans les moindres détails.
Louis avait un ami, avant. Cela lui suffit. Il n'a pas besoin de plus. Il revit les jeux qu'ils ont fait ensemble, et en imagine d'autres. Il se moque que les autres enfants le rejettent. Selon sa mère, ils sont jaloux de sa mémoire. Mais Louis n'est pas dupe. Il sait que c'est parce qu'il est trop différent. Mais ça aussi, ça lui est égal.
Tous les soirs, avant de s'endormir, Louis se remémore tous les événements de la journée. Il adore ce moment. Il s'accroche à chacune des émotions qu'il a senties, bonnes comme mauvaises, aux choses qu'il a vues, aux nouvelles expériences qu'il a vécues. Il sait que ces souvenirs seront en sécurité dans son cerveau, et n'en partiront jamais. Toutes ces expériences l'aideront à grandir. Lorsqu'il aura une décision à prendre, il fouillera sa mémoire et pensera aux situations similaires.
Ce soir-là, Louis pensa au merveilleux pique-nique qu'il a eu dans la journée. Il repensa au goût de la salade, du croquant des chips. Il connaît le nombre de rondelles de tomates qu'il y avait dans son sandwich, et le connaîtra toujours.
Il s'endort rapidement après sa séance de mémorisation. Et devient vulnérable.
Louis n'aime pas dormir. Il n'a pas peur du noir, il n'a pas de problèmes à s'endormir et contrairement à beaucoup d'enfants de son âge, ne demande pas d'histoire avant d'aller au lit.
Pourtant, l'idée de dormir lui inspire du dégoût. Il considère le sommeil comme un nombre d'heures phénoménal dont il n'arrive pas à se souvenir. Sa mère lui dit que c'est bien qu'il ne se souvienne pas de ses rêves, ça lui permet de mieux se reposer.
Mais elle ne comprenait pas. Louis se serait souvenu de ses rêves s'il en faisait. Mais pendant la nuit, il ne faisait pas le moindre songe. Sa mémoire utilisait chaque seconde de sommeil à sauvegarder le moindre souvenir. Pas question de rêver.
Mais cette nuit là, les choses ne se passaient pas comme d'habitude. Ce fut le premier d'une longue série d'événement qui changèrent la vie de Louis.
Il se réveilla au coeur de la nuit, le front en sueur, haletant.
"Curieux" pensa-t-il. "Comme si j'avais fait un cauchemar. Mais je n'en fais pas, bien sûr."
Il décida d'aller à la cuisine pour boire un verre d'eau. Mais dès qu'il voulut se lever, un grande faiblesse s'empara de son corps et il retomba sur son matelas. La faiblesse grandit lentement, jusqu'à ce qu'il ne soit plus capable de faire le moindre mouvement. Il tenta de crier, mais le son resta bloqué dans sa gorge.
Impuissant, Louis se contenta de regarder le plafond de sa chambre, une terreur grandissante lui comprimant la poitrine.
C'est alors que le premier spectre apparut. Son apparence était totalement indéfinissable. En fait, il n'était pas vraiment là. Il s'agissait plutôt d'une absence, d'un vide absolu matérialisé. Sa vue inspirait un terrible sentiment de manque insoutenable. Ce vide était insupportable, il fallait le combler, mais Louis ne pouvait esquisser un mouvement. Le spectre se contenta de flotter à un mètre au dessus du lit du petit garçon, et la terreur de celui-ci grandit. Il était pénétré du plus profond de son âme par un sentiment qui mêlait le froid, la peur et le désespoir, comme si tout le mal du monde était entré dans son cerveau et le clouait à son lit.
Mais un autre esprit apparut, aussi soudainement que le premier, et ce sentiment empira encore. Les spectres se mirent à tourner lentement au dessus de Louis, en une danse lugubre et effroyable. Un troisième vint, un quatrième suivit et il en fut bientôt plus qu'on ne pût compter.
Le crâne du petit garçon se mit à le faire atrocement souffrir, comme s'il allait éclater à tout moment. Ce qu'il ressentait était devenu absolument intolérable. Des larmes roulèrent toutes seules de ses yeux. Il aurait voulu les fermer, mais ne pouvait pas détacher ses yeux du terrifiant spectacle, bien qu'il ne put pas vraiment le voir, mais seulement le percevoir. Il avait un besoin viscéral que tout cela cesse, aurait voulu se débattre, appeler ses parents, mais son corps refusait désespérément de lui répondre.
Les spectres, lassés de tournoyer de la sorte, s'engouffrèrent tous à la fois dans l'esprit de Louis. Et c'est alors qu'il comprit leur nature. Il étaient oubliés. Il étaient les Oubliés.
Les esprits de héros aux effort infructueux dont nul ne se rappelait.
Alors, les Oubliés hurlèrent dans un silence douloureux leurs histoires à Louis. Il les entendit toutes à la fois, et son esprit se déchira. Ses pensées appréhendèrent un nombre incalculables de lieux dans l'espace et le temps, de faits, de pensées, de récits, d'émotions. Il vit ce qu'aucun humain ne peut voir. Mais tout ce qu'il voyait se soldait irrémédiablement par la mort et l'oubli, comme une fatalité inexorable qui dévorait tout sur son passage. Submergé par ces visions, Louis était incapable de penser, mais tout ce qu'il éprouvait disparut, pour ne laisser place qu'à un désespoir infini, comme si tout espoir avait définitivement disparu.
Cette visite dura longtemps, mais Louis avait perdu toute notion de durée. Lorsque les Oubliés se sublimèrent enfin dans l'air de la nuit, Louis retomba dans un sommeil profond et sans rêves. Il ne gardait aucun souvenir de ce qu'il s'était passé.
Les Oubliés avaient dérobé un infime fragment de sa mémoire.
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