Chapitre 2​

   J'ai gâché l'anniversaire de Julia. C'est avec cette pensée-là que je pénètre dans l'appartement. Je suspends ma veste au porte-manteaux, et me dirige vers la chambre de Julia. Je sais qu'elle est là-bas. Mais une silhouette que je connais bien sort de la cuisine pour me barrer la route.

   — Laisse-moi passer, Isabella, je soupire.

   — Où étais-tu ?

   Je ne lui réponds pas.

   — Où étais-tu, sorcière ?

   Je serre les poings et inspire calmement.

   — Ne m'appelle pas comme ça. J'ai un prénom comme tu en as un, Isabella.

   — Si maman avait vu tes cheveux dès la naissance, je ne suis pas sûre qu'elle t'aurait appelée autrement que démon ou sorcière, rétorque ma sœur avec mépris.

   C'est comme un coup en pleine poitrine, aussi fort que s'il était réel. Je sais qu'elle a raison. Mais je serre les dents, en me concentrant sur ma respiration.

   — Peut-être, mais maman m'a quand même donné un nom, donc je te prierai de m'appeler par celui-ci à l'avenir.

   — Elle n'aimerait pas que je le fasse, et tu le sais.

   Second coup dans ma poitrine.

   — Je sais.

   Ma sœur commence à esquisser un sourire de victoire. Mais je n'ai pas terminé.

   — Mais elle est morte, alors je me fiche bien de son avis !

   Et toc ! Ma sœur ne l'a pas vu venir, celle-là !

   Je l'écarte facilement de mon chemin et me dirige vers la chambre des enfants. En ouvrant, je remarque Julia et Diego sur un lit, la première qui pleure et le second qui la rassure. Ils n'ont pas entendu la porte s'ouvrir.

   — Elle va rentrer, Juju. Elle t'aime trop pour t'abandonner.

   — Mais...j'ai peur, Diego. Je n'ai pas de...papa, et maman s'en fiche qu'Isabella me crie dessus ! Et Bianca...

   Il grimace.

   — Je sais. C'est une peste.

   Je suis bien d'accord. Je me demande toujours comment Diego, qui est si gentil et généreux, peut être le fils d'Isabella et le frère de Bianca. Il doit certainement plus tenir de son père.

   — Moi je voudrais savoir où est mon papa ! se lamente Julia. J'ai peur de demander à maman...

   Mes poings se crispent. Le père de Julia est un sujet tabou. J'en souffre encore tellement...

   Diego serre sa cousine dans ses bras. Je décide de me montrer.

   — Je suis là, Julia.

   Ma fille me jette un regard humide. Diego lui serre la main et saute du lit.

   — Je vais vous laisser.

   — Merci, mon ange.

   Je l'embrasse sur le front et le regarde sortir de la chambre pour fermer la porte derrière lui. Je m'assois alors à côté de ma fille sur son lit et la prends dans mes bras. Je la sens pleurer contre mon épaule.

   — Je t'aime, Julia. Plus que tout au monde.

   — Moi aussi, maman !

   Elle renifle. Un silence s'installe. 

   Je pense que le moment est venu, de lui raconter. Elle a six ans, et voudrais en apprendre sur son père, ce que je trouve normal. Mais je ne veux pas lui raconter la vraie fin, le pourquoi il n'est pas là.

   J'hésite un instant, puis me lance enfin :

   — Je vais te parler un peu de ton père, si tu es d'accord.

   Elle hoche la tête, les yeux brillants de curiosité. J'inspire brièvement et plonge dans mes souvenirs.

   — Je l'ai rencontré quand j'avais dix-neuf ans. J'étais serveuse dans un restaurant, à ce moment-là. Je l'avais percuté, ton papa, quand il entrait. Le contenu des verres que j'avais sur mon plateau s'est renversé sur lui. Il portait un beau costume, donc j'étais encore plus catastrophée. Je pensais qu'il allait me hurler dessus ou réclamer mon renvoi mais il m'avait fait un clin d'œil et demandé s'il ne sentait pas meilleur. J'avais ri, mais mon patron m'avait mise à la porte, car ton père était un client important. Ce soir-là, alors que je sortais du restaurant en larmes, il m'a interpellée sans la rue. Il avait attendu pendant des heures pour me proposer de venir boire un verre avec lui. J'ai d'abord hésité, car jamais je n'avais été boire quelque chose avec un homme. Puis je l'ai suivi, ton papa, parce qu'il m'inspirait confiance. Nous nous sommes tout de suite bien entendu. Les semaines ont passé, et nous sommes tombés amoureux. J'ai vécu chez lui puis il m'a demandée en mariage. J'ai dit que je n'étais pas prête pour me marier tout de suite, alors nous avons été fiancés longtemps. Il a acheté un appartement pour nous. Tout allait bien. Puis il est parti. Et tout s'est écroulé autour de moi.

   Je tente de retenir mes larmes, mais elles roulent sur mes joues sans que je puisse les arrêter. Je ferme les yeux. Soudain, je sens la petite main de Julia sur mon visage. Elle efface mes larmes avec délicatesse.

   — Maman...

   J'ouvre les yeux pour la regarder. Je sais déjà quelle question elle va me poser.

   — Tu crois que mon papa reviendra, un jour ?

   Je serre son corps frêle contre le mien.

   — Je ne sais pas, Julia.

   En fait, je sais qu'il ne reviendra jamais. Mais c'est trop dur de le dire à voix haute. J'aimerais qu'il soit là pour voir Julia grandir. Mais c'est impossible, car il est parti. Ce que je n'ai pas dit à Julia, et ce que je compte ne jamais lui dire, c'est que son père est parti lorsque je lui ai annoncé que j'étais enceinte. Une mère comme celle que j'avais eu aurait tenu son enfant pour responsable. Mais moi, je ne suis pas comme ça. Julia n'y peut rien, s'il a décidé de partir. Elle n'a pas décidé d'exister. J'aurais pu avorter, mais je ne l'ai pas fait. Pour moi, Julia est la plus belle chose qui soit arrivée dans ma vie.

   — Je n'aime pas tante Isabella, me dit soudain ma fille. J'aimerais qu'on vive juste toutes les deux.

   — Moi non plus, je n'aime pas vivre avec ta tante, Julia. Mais pour le moment, on n'a pas le choix, d'accord ?

   Elle hoche sagement la tête.

   — Maman, est-ce qu'un jour, j'aurais un nouveau papa ?

   Panique. Panique. Panique.

   — Comment ça ?

   — Ma copine Mélanie, elle vit avec sa maman et quelqu'un d'autre qui est comme son vrai papa alors que ce n'est pas lui. Moi aussi, je pourrai avoir un papa de remplacement ?

   Julia me regarde de ses grands yeux innocents.

   — Je ne sais pas de quoi l'avenir est fait, ma chérie. Si je rencontre quelqu'un d'autre, il faut que je l'aime. Et pour le moment, je ne suis pas encore prête à aimer, car j'aime encore ton vrai papa, tu comprends ?

   Ma Julia acquiesce avec le plus grand des sérieux.

   — Maman...Est-ce que je ressemble un peu à papa ?

   Je l'observe en silence.

   — Tu as ses yeux verts, mais tu as mes cheveux roux. Tu as mon nez, mais tu as sa bouche. Tu as mes petites taches de rousseur sur le nez, et ma façon de sourire. Tu as les même longs doigts que lui, et ses oreilles.

   Les yeux de ma fille brillent.

   — C'est vrai ?

   Je souris.

   — Oui. Tu es un parfait mélange de nous deux, ma chérie.

   Ses yeux sont illuminés de bonheur. Les miens se remplissent de larmes. Je suis si heureuse de la voir souriante...

   Ma fille a hérité de mes cheveux roux, mais jamais je ne la traiterai comme ma mère l'a fait avec moi. Heureusement qu'elle est morte ! Ainsi, elle ne connaîtra jamais Julia et ne pourra jamais lui faire de peine.

   Isabella n'aime pas les cheveux de ma fille, tout comme elle n'a jamais aimé les miens. Mais elle n'a jamais traité ma fille de démon ou de sorcière, parce que Julia n'est pas moi. Elle est jeune, jolie, innocente, lumineuse, et son sourire est contagieux. Et elle n'a aussi rien à voir avec nos histoires de jeunesse.

   Soudain, la voix d'Isabella perce mes pensées :

   — On mange !

   Une fois sur deux, c'est elle qui fait la cuisine. Le reste du temps, c'est moi qui m'en charge.

   — Tu viens ma chérie ?

   Julia acquiesce. J'embrasse son front avec tendresse. Alors que je me relève, elle s'accroche à moi.

   — Dis, maman...

   — Oui, ma puce ?

   — Tu chanteras ce soir ?

   Mon cœur se serre. Lorsque Julia est née, j'avais peur. Je ne savais pas de quelle façon m'occuper d'elle et elle pleurait si régulièrement que j'avais fini par penser que j'étais une mauvaise mère. Mais n'ayant pas eu une figure maternelle pendant mon enfance, je pouvais difficilement comprendre comment faire. Donc, pour me rassurer et rassurer Julia, je lui avais chanté une des rares chansons que je connaissais en entier.

   Le premier mot de ma fille a été maman, et le deuxième a été chanson. Son père chantait et jouait du piano donc le deuxième mot de Julia me l'avait naturellement rappelé... Je n'avais pas pu m'empêcher de fondre en larmes. Même son père était présent, dans les détails les plus infimes.

   — Si tu veux, oui. Je chanterai.

   — Merci.

   Julia était une enfant très sérieuse pour son âge. Elle n'avait pas tout fait comme les autres enfants. Peu de "langage de bébé", pas de quatre-pattes... Un peu comme si elle avait compris mon angoisse d'être maman et qu'elle m'avait dit : "Regarde, tu n'as pas à t'occuper de moi, je suis déjà grande". Mais ça m'inquiétait. La maîtresse elle-même était soucieuse. Elle disait que Julia ne jouait pas avec les autres enfants, mais qu'elle ne restait pas dans son coin pour autant. Dès qu'un enfant se faisait mal, Julia lui tenait la main ou lui disait un mot gentil pour le réconforter. Comme si elle était beaucoup plus âgée qu'eux ! Bref, tout cela m'inquiétait.

   — Maman !

   Julia me tire par la main.

   — Tante Isabella est en train de s'énerver !

   Je tends l'oreille. Effectivement, Isabella nous crie que si nous ne venons pas nous assoir immédiatement, ce sera tant pis pour nous !

   Nous sortons de la chambre des enfants, main dans la main. J'aide Julia à s'installer sur une chaise, puis je fais de même. Isabella est en train de servir Bianca, qui attaque aussitôt son repas. Soudain, elle pousse un gémissement plaintif :

   — C'est chaud ! Aaahh !

   Elle part aussitôt en courant dans la cuisine, Isabella sur les talons.

   — J'espère qu'elle a bien brûlé sa langue de vipère, murmure Diego.

   — Diego !

   Il baisse les yeux, faussement désolé.

   — Désolé, tantine.

   Mais j'adresse un petit sourire complice aux enfants et me penche vers eux.

   — J'espère aussi.

   Leurs sourires s'élargissent. Puis je fais mine de replonger le nez dans mon assiette.

   — Mangez, sinon ça va être tout froid.

   Le deux ne se font pas prier. Lorsqu'Isabella et Bianca reviennent à table, elles ouvrent de grands yeux en voyant que nous avons déjà terminé.

   — Ophélia, tu..., commence mon adorable sœur.

   — Oui ? questionné-je, le ton innocent.

   — Vous n'avez pas attendu ?

   Je contemple nos assiettes vides.

   — Il semblerait.

   Isabella devient toute rouge.

   — Comment as-tu pu ?

   — Quoi ? je réplique, l'air toujours aussi innocente. Les enfants avaient faim...

   — C'est vrai, renchérissent-ils aussitôt, tout en acquiesçant vigoureusement.

   Isabella nous lance à tous les trois un regard noir.

   — Vous comptez nous attendre pour le dessert, au moins ?

   Je fais mine de réfléchir, même si je connais déjà la réponse que je vais lui donner.

   — Non.

   Elle ouvre de grands yeux.

   — Comment ça ?

   — Ce soir, j'ai très faim. Et comme je peux manger, je ne vais certainement pas m'en priver. Ce serait dommage, non ?

   Je souris faussement. A l'intérieur, je bous de rage. Une colère accumulée depuis toutes ces années.

   Nous nous toisons en silence, ma sœur et moi, les yeux remplis de haine.

   — Nous allons discuter, lâche sèchement Isabella.

   Puis elle se tourne, mine de rien, vers Bianca. Je jette ma serviette sur la table et me lève brusquement. Tous sursautent. Diego et Julia me regardent avec de grands yeux.

   — Parfait ! je m'écrie. Je t'attendrai dans le salon !

   Et, sans plus attendre, je me dirige vers la cuisine d'un pas vif, avant qu'elle puisse répliquer.

   Isabella aime décider pour les autres avoir le dernier mot. Cette fois, c'est moi qui l'ai eu : ça ne va pas lui plaire...

   Et cette idée me réjouit.

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