Chapitre 1

Un vide. Une étendue d'eau sans fin. Calme, sans ondulation. L'horizon, une aube rosée joignant la surface dans une ligne invisible. Le néant, l'état des yeux de cristal qui fixent l'homme agenouillé face à lui. Il supplie pour sa vie. Or à quoi bon, sa vie lui importe peu.

La tête posée contre son poing, Anyu l'observe, le cerveau vidé de tout sens. Un ennui profond lui tire un soupir. Ses longs cheveux argentés glissent doucement le long de son dos et de ses épaules. Le Yūketsu bleu dégradé de blanc s'étale dans un mouvement souple, rappelant les vagues d'un océan calme, effleurant à peine la peau pâle du porteur. Ses motifs évoquent les tourments marins, des vagues se déchaînant en argenté le long du tissu, contrastant magnifiquement avec l'éclat opalin de son torse à moitié dévoilé. Ce vêtement, bien que majestueux, laisse transparaître l'aura indomptable du corps qu'il peine à couvrir. Telle une statue, il reste de marbre, pâle, imposant le respect.

— Oh, mon empereur, je vous en supplie...

Le regard d'Anyu glisse sur son conseiller, Seung-Li, qui se tient au pied des marches du trône, tournant le dos à son maître au lieu de se tenir à ses côtés pour lui murmurer ses conseils. Anyu songe un instant que c'est peut-être mieux ainsi.

Mieux vaut qu'il me tourne le dos. Ça m'évite la nausée de bon matin, pense-t-il avec un dédain à peine dissimulé.

Les supplications du paysan résonnent en écho dans le silence de la salle. Elle est vaste, majestueuse, s'étend sous un plafond élevé orné de motifs complexes. Les murs, couverts de panneaux en bois finement sculptés et de fresques historiques, enveloppent l'espace d'une solennité presque palpable.

Sur une estrade surélevée trône son siège impérial, en bois précieux incrusté de nacre et d'or, dont le dossier arbore fièrement des symboles impériaux. La lumière tamisée des lanternes en soie, suspendues au plafond, baigne la scène d'une lueur douce. Les riches tentures brodées, dans des tons de saphir profond et d'or scintillant, renforcent l'aura de puissance et de divinité qui émane de chaque recoin de la salle.

Des statues de dragons et de poissons-gardiens veillent silencieusement, ajoutant à l'atmosphère une touche de mysticisme et de respect. Le paysan, conscient de l'importance du lieu, se tient humblement, ses prières vibrant encore dans cet écrin de raffinement impérial.

Mais tout cela ne fait qu'accentuer l'ennui d'Anyu. Il se perd dans cette contemplation monotone, ses lèvres se pincent en une ligne fine. Sa main posée sur le trône se lève imperceptiblement, brisant le silence.

— Tu dis que l'on t'a volé la cargaison destinée au censeur...

Sa voix, glaciale et sans émotion, s'élève comme un souffle spectral, faisant trembler chaque partie du corps du paysan. Ce dernier, injustement accusé à la place du voleur qui l'a pillé, ne peut que se crisper de terreur.

Anyu incline lentement la tête, fixant d'un air absent l'homme agenouillé devant lui. Il scrute ses coudes tremblants et ses mains jointes, ses doigts crispés sous la pression insoutenable. L'urine du paysan glisse le long de sa cuisse, propageant une odeur âcre dans la salle du trône.

Seung-Li plisse le nez de dégoût et jette un regard vers l'empereur. Il devient aussi pâle que la neige lorsqu'il remarque la froideur implacable dans le regard de son maître. Lentement, Anyu abaisse les yeux sur le paysan. Sans un mot, sans un geste, un cercle magique se forme sous l'homme terrifié. Des lignes d'un bleu océan se rejoignent au centre du motif.

Le paysan est immédiatement paralysé, incapable de bouger ou de parler, ne pouvant que pleurer de ses yeux écarquillés.

— Que tu sois assez faible pour te faire piller, c'est une chose. Par contre, que tu oses souiller le sol devant ton empereur, cela est impardonnable, gronde Anyu d'une voix blanche.

Seung-Li, hésitant, se tourne vers son empereur. Son courage, bien que précaire, lui est tombé dans les chevilles. Elle fond comme neige au soleil face à la droiture glaciale de son maître. Anyu se lève, droit et imposant. Sa main se pose sur le manche de son sabre, son regard impassible reflète la froideur de sa décision.

— Ta famille te regrettera, eunuque que tu deviendras. Tu serviras le chef des armées jusqu'à ce qu'il se lasse de toi.

Par tous les dieux, pense Seung-Li en écartant ses yeux d'effroi sur le pauvre paysan.

Le conseiller retient un frisson, détournant les yeux du pauvre paysan. La magie proliférant sous l'homme se défait en plusieurs lignes glacées, remontant le long de ses jambes, alors que son cœur bat la chamade, paniqué. Il préférerait mourir plutôt que de servir de jouet au frère de l'empereur, Yunlong, dont la cruauté est légendaire, comparée à celle des démons eux-mêmes.

Les lignes magiques s'enroulent autour de son membre. Son hurlement déchirant résonne dans la salle, glissant jusqu'à l'extérieur, faisant s'envoler les oiseaux et glaçant le sang des soldats à proximité.

Anyu observe le paysan s'effondrer, baignant dans son sang et son urine. Le dégoût ne l'atteint pas. Seung-Li aboie des ordres aux serviteurs pour qu'ils ramassent l'homme et nettoient la scène, son calepin tremblant contre son torse.

Les dames de cour s'affairent en silence, s'inclinant à chaque entrée dans la salle. La peur de manquer de respect à leur empereur, sous peine d'être reléguées à un autre poste, les rend efficaces et discrètes, évitant de commenter l'horreur de la scène.

Anyu descend les marches de son trône avec légèreté, se dirigeant vers la sortie de la salle. Son tempérament glacial fait frissonner plus d'un, mais les dames de cour ne peuvent s'empêcher d'admirer sa beauté macabre. Elles lèvent imperceptiblement les yeux sur lui lorsqu'il passe, avant qu'il ne disparaisse dans le couloir, ses cheveux flottant derrière lui.

Tel un serpent, Seung-Li siffle des avertissements aux dames de cour avant de se précipiter à la suite de l'empereur. Anyu glisse son bras dans la manche de son Yūketsu, se déplaçant d'un pas assuré vers les jardins extérieurs. Les pas précipités de son conseiller le font grimacer. Il lève les yeux au ciel, puis soupire d'ennui. Seung-Li rattrape l'empereur, s'incline et bafouille en consultant son calepin.

— Votre grandeur, vous avez un entretien avec le censeur Han-Long et ensuite...

— Laisse-moi, je le verrais plus tard, tranche froidement Anyu.

— Oui votre grandeur.

Seung-Li s'incline à nouveau, tandis qu'Anyu lui tourne le dos et embrasse le froid mordant de l'extérieur. Nevaling est un royaume à part, perdu dans les neiges de la nuit. On ne peut le trouver que si l'on y est capturé. S'en échapper est une tâche ardue, mais pour aller où ? Cet univers n'existe pas sur Terre, se détachant telle une lune parmi les astres.

Les pieds nus de l'empereur foulent la neige perpétuelle. Les traces laissées par sa grandeur seront effacées à la tombée des flocons. Un paysage d'une beauté blanche où la magie s'écoule des ruisseaux traversant les jardins et longeant les forêts. Anyu se laisse guider par la brise, le menant vers l'arbre aux fruits azur. La saison du Gwigseul est sur le point de commencer. Il aperçoit les premiers bourgeons sur les branches glacées.

Son regard se perd sur cet arbre majestueux, penché au-dessus d'une source s'écoulant dans un chant de sérénité. Il lève délicatement la main, voulant frôler la pointe d'une stalactite, lorsqu'une sensation chaude couvre soudain sa paume. Anyu reste figé dans son geste, penche la tête et observe le rouge s'écouler du creux de sa main. Le bruit sourd d'un corps tombant à ses pieds ne le perturbe aucunement dans sa contemplation.

— Mon frère, ne t'ai-je pas dit de chasser ailleurs que près des jardins ?

Une ombre se détache de la forêt. Ses bottes craquent sur la neige cotonneuse, son souffle erratique d'une chasse particulièrement intense s'échappe de ses lèvres en même temps que la buée rencontre le froid. Yunlong apparaît, traînant son sabre taché derrière lui et tenant un arc dans l'autre main.

Il porte une armure sombre, faite de plaques métalliques finement sculptées, qui épousent son torse et ses épaules. Chaque pièce de l'armure est ornée de motifs tourbillonnants, presque hypnotiques, capturant la lumière du jour pour la renvoyer en éclats argentés. Par-dessus cette armure, une cape écarlate se déploie, ses plis amples et majestueux flottant légèrement au gré du vent, ajoutant une touche de noblesse à sa silhouette.

Son visage, encadré par de longs cheveux noirs tirés en arrière, est austère, ses traits aiguisés reflétant la discipline et l'autorité. Ses cheveux sont maintenus en place par un ornement complexe, symbole évident de son rang élevé.

Des taches de sang couvrent une fine partie de son front. Son regard gris se pose sur sa victime avant de croiser celui de son frère. Il rengaine son arme, affichant un sourire narquois envers l'empereur qui ne détache pas ses yeux de l'arbre.

— Elle m'a échappé, je ne pouvais la laisser courir vers les gardes.

— Ils sont sous tes ordres, qu'auraient-ils fait de plus, à moins de mourir ? soupire Anyu.

— Certes...

Yunlong hausse les épaules avant de s'abaisser et d'attraper le corps de la jeune femme. Sans plus de formalités, il la place sur son épaule d'un air joueur.

— Je n'en ai pas fini avec elle, je vais donc te laisser, oh grand empereur.

— Tant de sarcasme dans ta bouche, Yunlong.

— Tant de vide dans ton cœur, pour ne pas vouloir profiter de la couche chaude d'une femme, Anyu.

La pique, se voulant blessante, effleure Anyu comme la plume d'un cygne des neiges. Il glisse son regard statique sur son frère, soupirant profondément de lassitude.

— Quand repars-tu ?

— Serais-tu inquiet pour moi ? réplique Yunlong en arquant un sourcil étonné.

Anyu ne connaît pas cette émotion. La vie de son frère lui importe peu, tout comme celle de ses sujets. Voyant l'indifférence dans le regard de l'empereur, Yunlong éclate de rire, se tourne, puis s'enfonce dans la forêt avec sa proie sur l'épaule, sans répondre à son frère. L'écho de son rire se propage sinistrement entre les arbres avant de s'évanouir dans l'obscurité.

Bien que similaires, hormis la couleur de leurs cheveux, les deux frères ne se sont jamais portés en estime. L'un, devenu empereur au cœur de glace, règne d'un ennui profond depuis la mort de leur père lors du soulèvement de Firahan, une contrée reculée des terres de Nevaling. L'autre, un guerrier impitoyable, glisse tel un poisson noir entre les habitations à la recherche de proies pour assouvir sa soif de nouvelles créations qu'il échafaude dans son antre. Redoutable, assoiffé, maniant le sabre avec dextérité. Un chef des armées que les ennemis craignent. L'amour d'une mère morte en couche ne les ayant jamais portés.

Yunlong arrive à son palais, reculé des autres, proche des montagnes escarpées, et voit arriver des soldats traînant le corps d'un paysan évanoui. Sa joie malsaine à l'idée de s'occuper de la jeune femme à peine vivante sur son épaule se volatilise.

— Mon seigneur, l'empereur vous offre cet eunuque, informe l'un des soldats en s'inclinant.

— Ça, un eunuque ?

Le guerrier laisse tomber sans ménagement le corps de la jeune femme dans la neige et s'approche du paysan. Il attrape le menton de l'homme pour le scruter sous toutes ses coutures, avant de poser son regard sur le haut de ses cuisses. Une tâche imprègne le tissu de son pantalon brun. Yunlong porte son bras devant son nez, tant le dégoût l'accapare. Ce n'est pas tant l'état de l'homme qui le répugne, mais l'insulte que représente ce présent offert par son frère. La rage monte en lui, serrant son cœur.

— Mettez-le dans mes appartements, siffle Yunlong sans lever son regard sur les soldats.

— Bien seigneur, répondent-ils en même temps.

Ils traînent le corps de l'homme à l'intérieur du palais, tandis que Yunlong regarde ses doigts salis par le visage du paysan. Ses yeux rétrécissent alors que des filaments rouges de sa magie tournoient autour de sa main. Il se tourne brusquement vers la jeune femme, qui se met à tousser et à cracher un flot de sang sur la neige. Cette couleur écarlate sur le blanc immaculé l'excite au plus haut point. Il attrape ses cheveux, puis la traîne dans la forêt.

— Dommage que je t'ai coupé les cordes vocales, tu ne vas pas pouvoir supplier mon frère de te sauver, pour ce qu'il en a à faire de ta misérable vie, crache-t-il avec hargne.

La vengeance d'Anyu, en lui envoyant un eunuque, ravive son instinct primal. Yunlong se déchaîne une partie de la soirée avant de revenir à son palais en pleine nuit. Il rencontre l'homme, lavé, changé dans la tenue traditionnelle de l'office. Incliné sur le sol, en silence.

Le guerrier défait sa cape, sa ceinture et son armure couvertes de sang, puis enfile un Yūketsu de soie mauve brodée d'argent. Il s'installe en tailleur derrière son bureau, lisse un parchemin avant de tremper la pointe de son pinceau dans l'encre noire.

— Quel-est ton nom ?

— An-Min, votre seigneurie, bafouille le paysan.

— Une tranquillité commune forcée à me servir tel un rat fouineur, soupire Yunlong en réfléchissant sur ses écrits.

Le guerrier lève les yeux sur l'eunuque. Le garder en vie serait judicieux, ayant éliminé le dernier qui l'avait trompé sur l'absence de sa virilité. Yunlong inspire profondément et glisse son pinceau sur le parchemin. Le long silence n'apaise pas les tourments du paysan, qui reste incliné devant son nouveau maître.

— An-Min, prends ce parchemin, et apporte-le à l'office des voyageurs. Je te laisse en charge de mon palais durant mon absence.

— Merci votre seigneurie, gratifie l'eunuque.

Il récupère le rouleau que lui tend Yunlong, puis s'éclipse, soulagé que le frère de l'empereur soit plus clément. Du moins, c'est ce qu'il veut croire.

Enfin seul, Yunlong se dirige vers son bureau et en ouvre un tiroir. Après le plaisant interlude de la chasse et le moins plaisant cadeau de son frère, il doit retourner à l'affaire qui occupe toute son attention depuis des semaines. Il sort un coffret en bois sans aucune décoration autre qu'un sceau purement administratif. Il l'ouvre. La lumière des bougies s'accroche sur une pince en fer orné à l'extrémité par dents pointues, telle une mâchoire de métal acéré.

Yunlong pose sa joue contre son poing en observant l'objet. Il le prend entre ses doigts, l'examine encore, il en connaît pourtant le moindre détail. Son esprit se perd dans ses pensées, machinalement, il fait tournoyer la pince au-dessus de sa main en lévitation.

— Ils plantes ces crocs de fer dans le cou et suce leurs sangs avec, souffle-t-il comme si s'entendre aidait à comprendre... quelle étrange créature.

Il repose l'objet.

Ses idées se mettent en place, tout comme son sourire s'élargit à la vision de son prochain voyage hors de la lune de Nevaling. Loin de l'empereur, loin de la lassitude habituelle, un renouveau, une quête d'une nouvelle proie. 

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