Chapitre 2

L'odeur de cuir usé et de poussière remplit l'air, étouffant presque les sons de ses pas sur le parquet grinçant. Estrid n'a aucune idée de pourquoi elle s'est arrêtée ici, dans ce magasin de chaussures au milieu de nulle part, perdu à des kilomètres de toute civilisation. En y entrant, elle avait eu l'étrange impression que le temps s'y était arrêté, figé entre deux époques. Les boîtes de chaussures, poussiéreuses et empilées maladroitement, semblent ne pas avoir bougé depuis des décennies. Le silence est lourd, presque tangible, comme si l'endroit retenait tout bruit extérieur, figé dans une bulle invisible. Le vendeur affalé derrière son comptoir n'a même pas daigné lui adresser un sourire. Elle secoue la tête, chassant l'étrange malaise qui lui serre la gorge. Ce n'est qu'un magasin, après tout.

— 34, 35, 36... mais ils n'ont que des p'tits pieds ici, râle-t-elle en se penchant à nouveau sur les boîtes poussiéreuses.

Les escarpins sont magnifiques avec leur cuir luisant et leurs boucles argentées, mais ils n'ont pas sa taille. Pourtant, l'idée d'éblouir ses collègues, comme Garryc le fait si bien, comme une star de cinéma sur un tapis rouge, la pousse à persister. Il doit bien y avoir une paire de trente-huit cachée quelque part.

Estrid se redresse, vérifiant pour la énième fois si elle est bien dans le rayon femme, et non celui des enfants. La pancarte montrant des jambes bronzées et longilignes portant des sandales romaines lui confirme qu'elle est au bon endroit. Un long soupir s'échappe de ses lèvres tandis qu'elle reprend son exploration.

De son doigt, elle suit les tailles, aucune ne dépassant le trente-six. Plus elle avance, plus elle se dirige vers le fond du magasin. Les plafonniers clignotent dans un grésillement, annonçant la mort imminente des néons.

Estrid lève la tête vers l'entrée, confuse. Elle plisse les yeux, fronçant les sourcils, se demandant si ce grésillement des néons n'était pas le signal d'une fin de journée pour ce magasin perdu. Or, tout à coup, le bruit métallique du rideau qui s'abaisse... Elle sursaute.

Le vendeur était-il vraiment si pressé de fermer boutique ?

Le vendeur n'avait pas bronché quand elle était entrée, le visage fermé, rivé sur son téléphone, comme si la présence d'une cliente ne faisait pas partie de ses responsabilités. Maintenant, il a disparu. Parti comme un fantôme, ou pire, l'a-t-il simplement ignorée ?

— Bordel, il a dû partir en pensant qu'il n'y avait plus personne vu que j'étais courbée dans les boîtes, peste-t-elle en grimaçant.

Le grésillement des néons se fait de plus en plus insistant, comme une mouche agaçante qui refuse de s'en aller. Le silence du magasin l'oppresse soudainement. Plus aucun son, mis à part ses propres respirations et le frottement de ses chaussures contre le parquet poussiéreux.

Elle fouille son sac avec des gestes de plus en plus frénétiques, en sortant enfin son téléphone.

— Super, pas de réseau. Pas la police, pas Garryc, pas même la NASA pour venir me sauver, ironise-t-elle en fixant l'écran vide de son téléphone. Une vraie aventure.

Elle soupire lourdement et allume la lampe torche, la lumière faiblarde illuminant à peine ses environs. Elle essaie de garder son calme, mais l'air semble se faire de plus en plus lourd, presque étouffant. Le magasin, d'abord banal et inoffensif, devient soudainement hostile. Les boîtes de chaussures semblent la toiser dans le faible halo de la lampe torche, et le grésillement des néons, maintenant silencieux, laisse place à un silence encore plus inquiétant.

— C'est bien ma veine tiens, souffle-t-elle, dépitée.

Estrid glisse son doigt sur l'écran pour allumer la lampe torche, la luminosité disparaissant peu à peu. Se retrouver bloquée dans un magasin de chaussures, perdu dans la campagne, sans eau ni nourriture et avec une fichue envie de faire pipi... La sensation d'avoir décroché le jackpot la déprime. Ses cuisses se serrent entre elles tandis qu'elle éclaire les lieux, cherchant la porte menant aux vestiaires des employés.

Elle se dirige vers la sortie, au fond du magasin, l'espoir minuscule d'en finir avec ce cauchemar. Mais la porte ne bouge pas. Elle pousse de toutes ses forces, son corps se pressant contre le métal froid, mais rien n'y fait. Elle tire, pousse, tente même de la dégonder, mais la porte reste immobile. Fermée. Pour de bon.

Par précaution, elle vérifie s'il y a des caméras, puis lève les yeux au plafond en gonflant ses joues et soufflant en voyant la petite lumière rouge clignoter.

— Je sens qu'ils vont se fendre la poire demain en regardant la vidéo et en me voyant m'acharner sur une porte, murmure-t-elle avec amertume.

Estrid cale son dos contre la porte, se demandant pourquoi ces choses-là lui arrivent sans cesse. Avoir une poisse comme la sienne n'est pas donnée à tout le monde. Elle scrute l'écran de son téléphone, ne voyant plus que trente-trois pour cent de batterie. La lampe torche grignote rapidement l'énergie, et son cœur se serre en pensant à la batterie de rechange, restée bien au chaud dans sa voiture.

— Sérieux ? C'est comme ça que je vais mourir ? siffle-t-elle entre ses dents. Dans un foutu magasin de chaussures ? Elle sent un frisson glacial courir le long de son échine. Ce n'est pas la première fois qu'elle se retrouve dans une situation délicate, mais cette fois, quelque chose semble... différent.

— Je n'aime pas le noir, peste-t-elle.

Le grincement strident d'une porte qui s'ouvre lui vrille les oreilles et lui glace instantanément le sang. Instinctivement, elle se redresse, son cœur tambourinant contre sa poitrine. Elle fixe la direction du bruit, ses pensées se bousculant.

Une porte ? Mais il n'y avait que celle derrière moi, non ?

La panique commence à s'infiltrer lentement, comme un poison. Elle tente de rationaliser.

Peut-être une porte de secours... ou un employé resté tard...

Pourtant, une part d'elle sait que quelque chose ne tourne pas rond.

Ses mains tremblent légèrement, le sac serré contre sa poitrine comme si ça pouvait la protéger. L'air devient plus froid, ou peut-être est-ce son imagination. Chaque pas résonne trop fort à ses oreilles, chaque grincement, chaque souffle la fait sursauter. Le silence, après ces bruits, est presque plus angoissant. Ses pas la mènent derrière le comptoir où une palissade en bois dissimule une ouverture avec un escalier menant à un sous-sol.

Peut-être qu'il y a des toilettes en bas, et éventuellement une sortie pour que je puisse me carapater d'ici, songe-t-elle, anxieuse.

La rampe de l'escalier est froide sous ses doigts. L'air devient plus lourd, comme si chaque respiration exigeait un effort. La lampe torche éclaire à peine les marches poussiéreuses, mais assez pour voir que la descente semble interminable.

Si je tombe, je m'en sortirai peut-être avec une jambe cassée, mais au moins je pourrais réclamer des dommages, pense-t-elle en s'efforçant de plaisanter.

Mais sa propre blague ne lui arrache qu'un rictus nerveux. Elle repère une porte avec le signe des toilettes. Soulagée de la trouver ouverte, elle s'y précipite sans prendre le temps d'appuyer sur l'interrupteur, et se dirige vers le premier water qui se présente.

L'affaire conclue, Estrid sort des toilettes après s'être lavé les mains, sans remarquer d'autres ouvertures sur le palier. Le cœur serré, tenant le téléphone, elle descend précautionneusement les marches grinçantes. Le sifflement d'une brise effleure sa nuque, et un frisson de panique la saisit. Sans le vouloir, elle relâche son téléphone qui lui échappe des mains.

— Merde !

Le bruit de l'appareil dégringolant les marches la fait grimacer. La lumière vacille une dernière fois avant de s'éteindre dans un écho sourd. Elle reste figée quelques secondes, les yeux fixés sur le noir, comme si elle espérait que la lumière revienne d'elle-même. Mais rien ne se passe. Elle est seule, dans le noir.

— Merde, merde, merde...

Elle sent l'air glacial s'insinuer sous ses vêtements, chaque respiration semble plus lourde, chaque battement de cœur résonne dans sa tête comme un tambour sourd. Un grincement lointain, à peine perceptible, résonne dans le silence étouffant, amplifiant son malaise.

Tendant les mains, elle touche le mur crépi et s'aide de celui-ci pour descendre à l'aveugle. Quand son pied se pose sur la dernière marche, elle sent quelque chose effleurer sa cheville, lui électrisant tout le corps d'un frisson glacé et lui arrachant un cri de terreur. Elle perd l'équilibre en tentant vainement de s'agripper au mur, mais ses doigts glissent et l'écorchent avant que son corps ne bascule en arrière.

Le monde tourne autour d'elle dans un chaos de sensations, sa cheville heurtant chaque marche comme un coup de marteau. L'air lui échappe. Lorsqu'elle atterrit sur le sol dur, un choc sec lui coupe le souffle. La douleur est immédiate, irradiant de sa cheville jusqu'à son genou. Chaque mouvement devient un supplice, la piqûre lancinante de sa paume écorchée ajoutant à son calvaire. La paume écorchée, du sang, coule lentement de sa blessure.

Estrid grimace en frottant ses mains, puis tâtonne le sol pour trouver son téléphone. Elle ne voit pas à un centimètre, et se met à genoux. De grands gestes effleurent le parquet tandis que sa mâchoire se crispe quand sa paume ouverte s'appuie sur le sol, poursuivant son exploration à l'aveugle, à la recherche de la faible luminosité de son téléphone.

De longues secondes s'écoulent, interminables, jusqu'à ce que se qu'elle repère la lumière contre le sol. Elle se précipite pour le récupérer, mais un murmure ténu se répercute dans l'obscurité. Or, cette fois, c'est comme s'il venait de l'intérieur de son propre crâne. Est-ce son imagination ? Non. Ça doit être réel. Elle cligne des yeux plusieurs fois, mais les voix sont toujours là, à peine audibles, se moquant d'elle dans le silence.

Estrid dirige le faisceau de la lampe autour d'elle, repérant une ombre mouvante, sinistre. Le faisceau de son téléphone vacille en même temps que sa main tremble. Un souffle glacé remplit l'air, accompagné d'un chuchotement à peine audible. Estrid recule, haletante, son cœur battant à tout rompre. Les yeux apparaissent, froids, métalliques, comme deux puits de vide absolu.

Le temps semble s'arrêter. Elle n'arrive pas à détourner son regard, son cœur bat si fort qu'elle croit que ses côtes vont exploser. Ses lèvres se figent dans un murmure inaudible. Elle cligne des yeux, espérant que l'hallucination disparaisse. Mais ils sont toujours là. Réels. Non, ça doit être son imagination. Une souris. Rien de plus. Par un réflexe, elle cligne des yeux plusieurs fois, puis les ferme un instant avant de les rouvrir pour ne voir que le vide.

La chute a dû être sacrément rude pour que mon cerveau me joue des tours.

Mais elle n'arrive pas à se convaincre. Elle respire plus fort, plus vite, tandis que sa lampe éclaire faiblement les câbles au plafond et suit les fils de cuivre jusqu'à l'interrupteur à l'opposé. La lumière vacille, la batterie du téléphone clignote en rouge.

— Bordel, manquait plus que ça, murmure-t-elle, la voix tremblante de frustration et de peur.

Avec difficulté, elle se redresse, clopinant vers l'interrupteur. Chaque pas est une torture. La cheville blessée menace de céder à tout moment. Elle dirige sa lampe tout autour, mais les ombres semblent la suivre. Quelque chose la guette, elle le sait. Le noir lui serre le cœur comme un étau.

Plus que dix pas, malgré son corps tremblant comme une feuille. Elle serre les dents, se maudissant d'avoir encore ses esprits assez clairs pour s'encourager. Cinq pas. Elle sent la lampe faiblir. Trois pas. La lumière s'éteint. La batterie du téléphone a rendu l'âme. Son cœur cogne dans sa poitrine avec force, son sang pulse dans ses tempes. Un pas tout droit, main tendue, elle avance dans le vide, espérant toucher l'interrupteur.

— Allez, du nerf, ma fille, murmure-t-elle dans un souffle désespéré, la panique envahissant ses veines.

Dans un mouvement tendu, Estrid avance le bras, ses doigts effleurant timidement le mur rugueux. Elle le tâtonne de gauche à droite, son souffle court, jusqu'à ce qu'enfin ses doigts rencontrent le relief de l'interrupteur. Elle pousse un soupir de soulagement et appuie. Rien. Pas le moindre grésillement. L'ampoule reste obstinément éteinte. La panique s'installe, glissant le long de sa colonne vertébrale. Ses doigts, tremblants, appuient frénétiquement sur l'interrupteur, le haut, le bas, dans un geste désespéré. Toujours rien. L'obscurité est totale.

Et puis soudain, une main glaciale se pose sur son épaule. Son souffle se fige, son cœur manque un battement. Son corps se crispe. Ce n'est pas un courant d'air. C'est bien réel. Un souffle léger, presque imperceptible, caresse la nuque d'Estrid. Ses lèvres tremblent, incapables d'articuler un mot. Ce n'est pas simplement un souffle, c'est un murmure. Un chuchotement spectral, fragile, presque musical, comme si l'air lui-même lui parlait. Sa gorge se serre, luttant pour ne pas crier.

Le son est si délicat, si froid qu'il semble effleurer sa peau comme une brise d'automne caressant les feuilles mortes. Et puis, un autre bruit lui parvient. Le craquement sec d'une allumette qu'on gratte contre une boîte. La friction émet un grésillement aigu dans l'air.

Une petite lueur vacille soudainement à sa droite. Le soulagement ne vient pas, pourtant. Cette lumière, loin d'être réconfortante, semble tout droit sortie d'un cauchemar. Elle la voit apparaître derrière une étagère poussiéreuse. Une petite flamme, dansante, projetant des ombres mouvantes sur les murs.

Mécaniquement, comme envoûtée, Estrid se tourne vers cette lumière. Ses pieds avancent, mais elle ne comprend pas pourquoi. Tout son corps est lourd, chaque pas semble la trahir. Son esprit hurle de faire demi-tour, mais ses jambes la portent malgré tout vers cette source de lumière fragile. Son cœur bat à tout rompre.

Elle s'agrippe au mur, se déplaçant lentement, dépassant des boîtes empilées, des espadrilles poussiéreuses et des toiles d'araignées négligemment accrochées aux étagères. La lumière provient d'une bougie posée sur un vieux bureau en bois, étrangement propre au milieu de ce chaos.

Qui a allumé cette bougie ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Le doute s'insinue dans son esprit. Elle s'approche, incapable de s'arrêter. La flamme danse, projetant des ombres étranges autour d'elle, comme si le bureau était un autel dans un sanctuaire oublié.

La peur grandit, mais son corps ne lui obéit plus. Elle se sent tirée, comme si cette petite lumière était son unique salut dans l'obscurité.

— Hé ho ? Il y a quelqu'un ? appelle Estrid, sa voix chevrotante.

Elle avance prudemment. Son regard se pose sur un vieux divan en bois, couvert de coussins bordeaux, à côté du bureau usé. Soulagée de trouver un endroit pour reposer sa cheville, elle s'approche pour s'y asseoir. Mais à l'instant même où ses fesses effleurent le tissu, une force invisible la repousse violemment.

D'un cri étouffé, elle atterrit à quatre pattes sur le parquet sale, son cœur battant à tout rompre. La terreur s'infiltre dans ses veines. Qui l'a repoussée ? Il n'y avait personne, elle était seule... Ses mains tremblent tandis qu'elle tente de se relever, ses yeux balayant la pièce dans un effort désespéré pour comprendre. Sa respiration devient saccadée, chaque bouffée d'air semble trop lourde, trop lente. Quelque chose ne va pas.

Elle se retourne.

Allongé sur le divan, un homme. Ses cheveux noirs comme l'ébène encadrent un visage d'une pâleur presque irréelle, glacée. Il est beau, d'une beauté froide, comme celle d'une statue en marbre, figée dans le temps. Son corps ne bouge pas, ses traits sont immobiles, pas même un souffle ne semble agiter sa poitrine.

Ses vêtements, sombres et élégants, contrastent avec l'état délabré de la pièce. Ils absorbent la faible lumière, rendant son aura encore plus troublante. Chaque détail de son apparence semble irréel, comme une image sortie d'un autre monde. Estrid recule instinctivement, son corps tout entier engourdit par la peur. Elle fixe cet homme, mais rien en lui n'indique qu'il a pu la toucher.

Estrid réalise avec horreur qu'elle n'est pas seule dans ce lieu qu'elle pensait être une simple réserve de magasin de chaussures. 

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