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Au début, il ne se passe rien. Puis un jeune garçon entre dans le champ et s'assoit sur la chaise. Je le vois froncer les sourcils et tendre un bras pour ré-ajuster l'angle de l'appareil qui le filme.
Je crois que mon inconscient comprend avant moi ce que nous sommes en train de regarder. C'est pourquoi mon corps se met d'un coup à trembler et par instant, je claque des dents.
J'ai froid.
"Hyung, commence-t-il"
Puis il se racle la gorge.
"Salut Hyung, reprend-t-il d'une voix plus grave. Oh, c'est bizarre de faire ça. Je ne sais pas si tu verras cette vidéo un jour, je sais même pas si j'en ai vraiment envie."
Il glousse un peu, l'air géné.
Moi, je bloque sur ces deux grandes iris sombres, comme devant le canon d'une arme à feu.
"Mais il fallait que je te parle. J'ai écouté "Sans lendemain", hier, en rentrant du lycée. Et, je ne sais pas, ça m'a donné envie de te répondre. Je sais que quand tu sors une chanson, ton état d'esprit a changé, surtout quand elles sont tristes. Tu l'avais dit une fois, je crois. Tu attends d'aller mieux, d'avoir fait du chemin, avant de révéler tes émotions au public. C'est un peu une manière de prendre du recul, j'imagine... Alors sûrement que tu n'as pas besoin qu'on te réponde, mais c'est important pour moi."
Je jette un coup d'oeil au titre et au statut de la vidéo.
Elle date d'il y a presque trois ans et s'intitule : "Message à Suga".
À cette époque, je venais tout juste de sortir mon dernier album. Il n'y en plus jamais eu d'autre depuis.
À peine un mois plus tard, survenait l'accident de l'aéroport.
Je laisse s'échapper de ma bouche une espèce de plainte étouffée. Je crois qu'à cet instant, je sais exactement qui est ce garçon, mais mon cerveau refuse d'organiser mes pensées. Je me contente de dessiner dans ma tête, les contours de son œil au beurre noir et de la blessure à sa lèvre, encore et encore, pour que l'image que j'aie devant les yeux colle à l'ancienne.
"Je m'apelle Jeon Jungkook, j'ai dix-neuf ans.
— C'était mon petit frère, souffle Seokjin à mon oreille."
Et c'est à cet instant que ma raison cesse de lutter. Mes yeux s'emplissent de larmes et à chaque sanglot qui me noue la gorge, je crois que je vais vomir. Mes mains lâchent le téléphone et viennent se plaquer sur mon visage, pour faire une espèce de rempart entre mon esprit et le réel.
C'est comme si tout le froid de l'hiver s'abattait sur moi.
Je revois notre séjour ici comme un film dans ma tête. Je me demande si j'ai plus honte que je ne me sens trahi. J'ai passé mes soirées avec lui, j'ai été hébergé sous son toit, il m'a même nourri. Le destin ne peut pas être aussi cruel.
"Yoon ! Yoongi, écoute-moi !"
Les grandes mains de Seokjin s'agrippent aux miennes et me force à le regarder. Il y a de la douleur dans ses yeux, et en même temps, une inexplicable sérénité.
"Il faut que tu regardes la vidéo jusqu'au bout. Fais-moi confiance d'accord ?"
Mais je l'entends à peine, affairé à répéter.
"Je suis désolé, je suis désolé, pardon..."
Ça fait longtemps que je n'ai pas pleuré comme ça. La dernière fois, c'est quand j'ai appris que le garçon était décédé dans le hall de l'aéroport et sous les pieds des autres fans.
J'ai le sentiment que tout mon corps se décompose à l'intérieur, se change en eau et s'expulse par mes yeux. Plus je pleure, plus je me sens vide et plus j'ai froid. Je suis persuadé que je ne connaîtrais plus jamais la chaleur.
Mais Seokjin attrape mes joues et bloque mon visage afin que je ne vois que lui :
"Regarde-moi Yoongi, je ne t'en veux pas. Ce n'est pas ta faute. Je te l'ai dit, je le répète : ce n'est pas ta faute. Et il te l'aurait dit aussi. Calme-toi. J'ai besoin que tu vois cette vidéo jusqu'au bout. Tu veux bien faire ça ?"
À ce stade, je ne vois pas comment lui refuser quoi que ce soit. Je regarderai cette vidéo, quitte à mourir ensuite.
Hyung récupère le portable échoué dans le sable gelé. Il remonte la vidéo où l'on s'était arrêté, puis me regarde à nouveau.
"C'était un accident, d'accord ? Ton ami était malade et Jungkook était au mauvais endroit, au mauvais moment."
Puis il me désigne du doigt tandis que mes dents se fracassent les unes sur les autres en suivant les vagues de tremblements.
" Et toi, toi tu ne sais pas tout ce que tu as apporté dans sa vie.
— Mais Hyung... Je... j'ai...
— Tu étais son artiste préféré. Tu ne l'as pas tué."
Son ton est sans appel, si bien que je me tais.
"Je vis avec mes grands-parents. Mon père et mon frère sont en France. Je... J'étais là-bas aussi avant, mais il s'est passé des trucs... Disons que j'ai été envoyé ici parce que je ne suis pas un très bon fils."
Hyung souffle à côté de moi, on dirait que cette phrase lui fait beaucoup de peine.
"Ça va te sembler idiot, mais je me suis senti un peu... abandonné ? Comme si j'étais un gros problème qu'on préférait refiler à d'autres."
Il rit un peu à cette idée, l'air de se trouver idiot. C'est fou comme il ressemble à Hyung à cet instant.
"Je ne leur en veux pas, je sais qu'ils l'ont fait pour moi. Je comprends, maintenant. Mais j'aimerais bien être avec eux parfois. Au lycée, c'est pas facile. Tout est différent ici, c'est une autre façon de fonctionner. Et puis je n'aime pas trop l'école. J'ai même pas l'impression d'avoir encore l'âge d'y aller. Puis il y a ces types qui... Enfin tu vois bien. Je ne suis pas le plus à plaindre, je peux me défendre, alors je sais pas, on dirait qu'ils s'en prennent à moi quand ils n'ont pas d'autre choix. Mais c'est difficile de se protéger de la violence sans l'utiliser. C'est dur d'être un gosse bien. On dirait que ça fait plus de mal d'être un gentil garçon. Aller tous les jours en cours, essayer d'avoir de bonnes notes... C'est fatigant hyung, et j'ai toujours l'impression qu'il y a plus fort que moi. Au moins, quand j'allais pas au lycée, personne ne savait si j'étais bête ou intelligent. J'étais un potentiel inconnu."
Il éclate de nouveau de rire, mais réellement cette fois-ci, avec de la vraie joie dans les yeux et tout le visage qui s'illumine. Et ça me fait un peu de bien de le voir comme ça. Tout à coup, Jeon Jungkook n'est plus un regard agonisant et un œil au beurre noir, il est un lycéen rieur, avec de l'autodérision.
Et c'est à moi, qu'il voulait faire part de tout ça.
"Désolé Hyung, je te raconte un peu ma vie, mais ça me fait du bien. Tu sais, j'aime ta musique depuis le tout premier morceau. Même quand elle est triste ou énervée, elle me fait voyager et elle me calme. À chaque fois que j'entends une chanson de toi, j'ai un peu plus envie de savoir qui tu es, pourquoi tu écris ça, comme ça, et pourquoi cet accord-là. Je.. j'ai pas eu une enfance très calme. J'ai beaucoup été dans la rue. Et parfois, je me dis que c'est la jungle dehors, que le monde est cinglé. Mais quand je t'écoute, que tu parles de lui, même quand tu le critiques, j'ai envie de le découvrir, le monde que tu as dans le regard. Je crois que ce n'est pas vraiment le même. Ou peut-être que tu parles mieux que moi du monde que j'espère. Et je me dis que si je le connais, et que toi tu le vois, alors sûrement qu'il existe. Et ça, hyung, c'est fou ce que ça m'aide à tenir au quotidien. Les jours où ça ne va pas, si je t'ai toi, alors c'est comme si j'avais tout. "
Mon cœur fait une embardée dans ma poitrine et je me dépêche de mettre la vidéo en pause, figeant Jungkook dans un sourire gêné adorable.
"Hyung, cette phrase... Je la connais, dis-je en me tournant vers lui."
Il se mord l'intérieur de la joue, comme pour s'empêcher de paraître amusé.
"C'était toi, les messages...
— C'était lui, surtout. Mais j'ai un peu aidé c'est vrai."
Dans ma poitrine, le froid de l'hiver s'apaise un peu.
Mon corps se calme aussi, respirer ne me semble plus si compliqué.
Peut-être que cette vidéo ne me tuera pas, après tout.
"Je pensais pas que la musique pouvait faire ça. Donner de l'espoir, de l'énergie, construire d'autres réalités qu'on voit presque exister. Des fois, j'me dis que si je ne t'avais pas, je serais déjà mort dix fois. J'en ai parlé à mon grand frère, il m'a dit que j'avais de la chance, qu'il fallait que je m'accroche à ça. Selon lui, l'espoir c'est rare et c'est pas donné à tout le monde. Alors c'est presque toujours lui qui m'achète tes albums.
— Hyung... commencé-je, secoué.
— Chut, écoute-le jusqu'au bout. On parlera ensuite.
— Avant toi, continue Jungkook, je ne connaissais pas la musique. Maintenant, je trouve que c'est la plus belle chose au monde. J'ai envie que tout le monde pense pareil, alors j'en ai beaucoup discuté avec mes deux meilleurs potes. On échangeait toujours à propos de nos dernières découvertes. Bon, je suis désolé hyung, mais on parlait pas vraiment de toi, t'étais pas trop leur style. J'espère que ça ne te gêne pas."
Il fait un clin d'oeil à la caméra et Seokjin et moi laissons tous deux échapper un petit rire. Il s'envole sur la plage et semble un peu réchauffer l'endroit.
"Et quand on pouvait, on allait voir des concerts. Des pas trop chers. Des gratuits même, la plupart du temps. J'aimais bien, ça nous donnait un peu l'air intelligent. Enfin, on faisait pas semblant, on déteste les mecs qui se donnent un genre..."
Et il a vraiment l'air de détester ça en le disant.
"... Mais quand on parlait de musique, j'avais l'impression qu'on était la meilleure version de nous-mêmes. Et tu sais, ils m'ont offert une guitare quand j'ai eu dix-huit ans. Je sais pas comment ils ont fait pour avoir l'argent, ils n'ont jamais voulu me le dire. En tout cas, j'essaye d'apprendre maintenant. Quand je compose des trucs pas trop mauvais, je les envoie à Taehyung. Il est en prison en ce moment. C'est un peu ma faute...
— Hyung ! je m'écrie sans même savoir pourquoi je réagis comme ça."
Mon coeur bat à mille à l'heure, comme s'il voulait pomper toute l'eau de l'océan.
Dans mon crâne, défilent en boucle toutes les images de Taehyung hier soir et je me demande comment je n'ai pas pu voir qu'il vivait ma confession aussi mal que moi.
"Oui, je sais.
— Et Hoseok...
— Oui, lui aussi. Ecoute, je te raconte après.
— Enfin bref. Je me suis vraiment éloigné du sujet, je crois. Je te parlais de ces types au lycée. C'est chiant, mais je m'en sors bien. Sauf qu'il y a ce type dans ma classe... Saejin je crois... J'ai peur pour lui hyung. Vraiment peur. On dirait qu'il est tous les jours sur le point de sauter du toit. Mais il dit rien quand je vais lui parler, il m'envoie même me faire voir. J'ai pas une très bonne réputation en même temps. Et les autres ont encore plus peur que lui je crois. Je ne sais pas quoi faire, je me déteste même un peu. Parce que je ne fais rien."
Il a l'air de réfléchir un instant.
"Pas vrai ? demande-t-il à la caméra."
Et c'est terrible de ne pas pouvoir lui dire qu'il se trompe. Jamais je n'ai autant eu l'impression d'avoir loupé quelque chose d'important.
"J'attends juste, continue-t-il. C'est un peu de la lâcheté, n'est-ce pas ? Puis j'ai écouté ta chanson et je crois que c'est à propos de ça. Tu dis qu'on perd du temps à se détester, et que parfois, ça nous empêche d'agir. Les autres affirment que tu critiques le système, et c'est possible, mais je pense vraiment que tu parles de se sentir trop lâche. J'ai l'impression que ce que tu dis entre les lignes, c'est que peu importe à quel point tu t'indignes, à quel point tu es en colère contre la société, la politique, l'humanité, c'est à toi que tu en veux le plus dans le fond. Parce que tu es trop lâche pour te faire confiance et avancer. J'avais jamais vu les choses sous cet angle. Parfois, le premier des courages, c'est de se faire confiance."
Je mets pause un seconde, le temps reprendre ma respiration.
Je me lève sous les yeux soucieux de Seokjin et j'avance un peu vers la mer. J'ai tout à coup terriblement besoin de sentir l'univers autour de moi.
Cette chanson, personne ne l'avait jamais analysé comme ça. Et pourtant, Jungkook à raison. Je l'ai composé en souvenir du gamin que j'étais au lycée : énervé, dégoûté, la critique un peu facile. Et dans le fond, j'étais juste tétanisé à l'idée de tout foirer. De ne pas trouver ma place, de faire moins bien que les autres. J'avais si peur de la vie, que la simple idée du jour d'après me terrifiait.
À cette époque, heureusement que je t'avais à mes côtés, tu étais si sûr que ma musique me porterait, que je me laissais simplement aller à t'écouter. Te faire confiance à toi, c'était plus simple que de croire en moi.
"Il était malin, dis-je à Hyung alors qu'il me rejoint.
— Tu n'as même pas idée. Mais je crois qu'en fait, vous aviez beaucoup de choses en commun. C'est sans doute pour ça qu'il te comprenait si bien.
— Hyung, j'ai envie de le rencontrer...
— Ça n'arrivera pas, mais je te remercie de le dire. Cette idée me fait plaisir."
Nous nous sourions avec fatalité, comme si la joie était une petite fleur fragile. Immobiles, aux pieds des pétales fanés, nous comprenons à quel point nous sommes passés à côté de leur beauté. Et en même temps, il y a dans l'air, comme l'ombre d'un bourgeon.
Les fleurs repoussent, c'est un fait...
Puis, une vague plus grosse que les autres vient nous lécher les pieds et je me dis que nous avons l'air bien petit devant cette mer gigantesque.
"On finit ? demande Hyung, il ne reste pas grand-chose."
J'acquiesce, et nous retournons à notre place, dans l'étreinte des rochers.
"Alors Hyung, je voudrais te dire que je te comprends. Et qu'aussi, tu es à mes yeux la personne la plus courageuse que je n'ai jamais vu. Il en faut de la confiance en soi pour se tenir sur scène, devant un public énorme. Il faut du courage pour se livrer autant, pour porter un style de musique qui n'était pas si populaire avant. Hyung, tu n'es pas lâche. Ou pas toujours. Parce que ça doit quand même t'arriver parfois. On peut pas être toujours courageux, tu sais ? C'est normal, même. La vie, ça m'a pas l'air d'être une constante parfaite. Tout se pète la gueule des fois. On ne peut pas toujours être fort quand ça arrive. Par exemple, il y a une chose vraiment mauvaise qui s'est passé dans ma vie l'année dernière. J'ai été le plus lâche des faux-frères. Mais Hyung, j'étais un gamin, et je n'ai pas su quoi faire. J'ai eu vraiment peur. Est-ce que je peux m'en vouloir pour ça ? Honnêtement j'crois pas. Par contre, je peux essayer de faire les choses mieux maintenant. Parce qu'en ce moment, je me sens capable d'être courageux. C'est jamais trop tard pour se faire confiance et être brave. Alors Hyung, ta chanson, elle arrive comme une confirmation. Il est temps de ne plus être lâche. Je vais aller trouver ces types et les arrêter."
Son regard est alors au moins aussi peiné qu'il est déterminé en disant cela.
"Et Hyung, parfois, être courageux, ça implique de faire du mal aussi. Se faire confiance et s'écouter, c'est pas la même chose qu'aller dans le même sens que les autres, n'est-ce pas ?"
Je ne sais pas si c'est vraiment moi qu'il interroge à cet instant, ou bien la teneur de son raisonnement. Mais finalement, il inspire profondément, il sourit, puis il ajoute ces quelques mots avant de tendre le bras pour éteindre l'enregistrement :
"Je crois que non. Alors Hyung, quand on le peut, quand c'est le moment, soyons courageux. Il suffit de se dire : ne soyons plus lâches. Et ça ira mieux.
Merci hyung, j'ai hâte de te revoir en concert."
Puis l'écran redevient noir et je n'entends plus que le bruit de ma respiration.
"Il l'a fait, me dit Seokjin, deux semaines plus tard.
— Quoi ?
— Un matin, mon père a reçu un appel de notre grand-mère qui lui annonçait que son petit dernier venait d'envoyer trois gosses à l'hôpital, dont lui-même.
— Attends, il a...
— Ouais. Il leur a pété la tronche. Et comme il faut. Il y a eu deux nez cassés, un bras aussi. Des gros bobos quoi. Et c'est parti en vrille. Les parents ont porté plainte, forcément. Jungkook a été viré de son lycée immédiatement. Ça aurait pu aller très loin, mais...
— Il est parti avant, je lâche, la mort dans l'âme.
— Oui, mais les témoignages des gens de son lycée se sont mis à pleuvoir, comme s'ils essayaient de laver sa mémoire. Ces types étaient vraiment des enfoirés, des racketteurs, des agresseurs sexuels... Bref, des gamins plus que problématiques. Seulement, ça ne s'est pas arrêté là. On a découvert ensuite que ces gamins-là subissaient également des violences graves chez eux... Enfin tu vois, Jungkook a donné un énorme coup dans la fourmilière, au final. Je dis "un coup", mais vu la gueule des mômes après ça, y'en n'a pas eu qu'un seul, c'est certain."
Et je jurerais voir de la fierté dans l'œil de ce grand frère blessé.
"Mais il a l'air...
— D'une crème, je sais. Et oui, il l'était. En partie du moins. Jungkook avait ce paradoxe intéressant d'être la douceur incarnée, tout en étant constamment attiré par l'illégalité et la violence. Il y avait cent façons de mettre fin à ce harcèlement dans son lycée, mais pour lui, ce n'était pas envisageable sans affrontement brutal. Être courageux, à ce moment, pour lui, c'était écouter la petite voix dans sa tête qui lui soufflait constamment de faire la guerre avec ses poings. C'est là que je me rend compte qu'on n'a pas été assez présents. Jungkook s'est vraiment construit tout seul.
— Et Hoseok et Taehyung... Depuis quand...
— C'est lui qui les a trouvés quand on est arrivé à Paris. Ils sentaient les gosses paumés à plein nez. Mon père était très inquiet quand Jungkook partait avec eux. Ils étaient de vrais pirates. Mais je crois que leurs galères financières et moi, on prenait trop de place dans la tête de mes parents pour qu'ils aient encore l'énergie de gérer Kook. Et puis, tu les aurais vu, Yoon, ces trois-là, j'aurais juré que le destin les voulait ensemble. J'imaginais pas que des gosses puissent s'aimer autant.
Mais Taehyung et Hoseok étaient encore plus abandonnés que Kook, et ça faisait déjà trop longtemps qu'ils étaient livrés à eux-mêmes. C'est un peu eux qui l'ont embarqué dans les sales plans. J'ai bien vu que ça devenait de plus en plus dangereux, mais je m'en voulais trop pour leur dire quoi que ce soit. Est-ce que c'était pas un peu de ma faute si mon frère en était là ? Puis on parlait beaucoup ensemble, mais jamais de ce qu'il faisait avec eux. Encore aujourd'hui par exemple, j'ignore ce qu'il s'est passé le soir de l'accident de Hoseok. Taehyung et lui n'ont jamais parlé et Kook aussi est resté muet. On sait juste que Taehyung a été incarcéré pour homicide involontaire et que d'une façon ou d'une autre, la présence de Jungkook ce soir là est passé inaperçue aux yeux de la police. Mais nous, on sait bien qu'il était avec eux. Il était toujours avec eux. C'est là que j'ai averti mon père, que j'ai raconté tout ce que je sentais et voyais depuis des années.Ça a été trop pour lui, il a flippé, s'est sentis dépassé. Alors il l'a expédié en Corée, du jour au lendemain.
Ça l'a profondément chamboulé tout ça. Jungkook, je veux dire. Hoseok, Taehyung, le déracinement... Mais putain, il était fort ce gosse, n'importe qui aurait pu décrocher à sa place. Mais non, il est devenu doux comme un agneau et s'est mis à travailler en classe."
Puis il ajoute en souriant :
"Et il allait à tous tes concerts.
— Et Tae...
— Je ne peux pas te dire exactement pourquoi, mais je pense que Taehyung a payé pour les trois. Il a dû tout prendre sur lui pour protéger Jungkook. Rien ne me le prouve, mais ça se sent, pas vrai ? Quelque chose me dit que ça aurait pu bien plus mal aller pour mon frère. Tae a toujours sous entendu que contrairement à lui, il n'avait rien à perdre. Enfin bon, ça restera à jamais leur secret maintenant."
Le parallèle entre nos deux situations se fait tout seul dans ma tête : la mort, les secrets... Et sans savoir pourquoi, je pense à toi aussi.
C'est alors qu'une évidence me frappe.
Je comprends soudain pourquoi Taehyung a toujours l'air de chanceler.
"Il est tout seul à le porter maintenant, je dis, la voix brisée.
— Depuis que Kook est parti, oui. C'est pour ça que je le garde dans mon champ de vision. J'ai souvent peur qu'il craque. Les secrets sont des saletés. Mais il y a Hoseok, et je crois que tant qu'il sera là, Taehyung tiendra. Il faut juste qu'on l'aide à se reconstruire en attendant.
— Mais pourquoi ils vivent avec toi ?
— Car après son accident, personne ne voulait de Hoseok. Jungkook nous a supplié de ne pas le laisser, c'était sa condition pour qu'il parte docilement, l'esprit tranquille, en Corée. Mon père et ma belle-mère ne l'auraient jamais abandonné quoi qu'il arrive, mais c'est devenu une promesse tacite entre Jungkook et nous. Puis quand Taehyung a été libéré en juin dernier, je n'ai pas eu le cœur de les séparer. Tu le vois bien, Hoseok a besoin de sa présence. Et je crois que Taehyung a des choses à se pardonner à ses côtés."
Tout ce qu'il avance me paraît évident. Les pièces du puzzle se mettent doucement en place et j'ai l'impression de comprendre enfin tout ce à quoi j'ai assisté durant quinze jours.
"Mais Taehyung... Il n'a pas compris avant que... C'était moi ?
— Je crois pas. Tu l'as entendu, Kook ne parlait pas vraiment de toi. Une question d'orgueil, j'imagine, ou je sais pas quoi. Ta musique était un peu son jardin secret."
Ses yeux se perdent un instant en direction de la mer, avant qu'il n'esquisse un sourire en coin.
"Tu sais pourquoi Hoseok vole ?
— Pourquoi ?
— Je n'en suis pas sûr, mais je crois que c'était un truc entre eux. Ils avaient tous les trois une oie bernache tatouée à l'intérieur du bras.
— Alors Hoseok n'est pas un goéland ! je m'exclame, presque déçu.
— Berk non. Ce sont des sales bêtes les goélands... Enfin voilà, Yoongi, tout ça pour dire que non, t'as tué personne, surtout pas un gamin sans histoire."
Il rit un peu.
"Celui-là, il en aurait eu des histoires à te raconter, je crois. Et pas que des belles. Celle-ci est triste, c'est certain, mais elle aura aidé des gens. Et j'aimerais bien qu'elle t'aide à présent."
Puis son sourire se fane et il me regarde gravement :
"Ne sois pas lâche Yoongi, ne te sers pas de mon frère comme excuse, s'il te plaît."
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