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Franchement, dis-moi, qu'est-ce qu'on fait là ?
Depuis deux semaines que nous arpentons cet endroit minuscule, de long en large, en travers, tu ne veux pas bouger. Tu restes là, enraciné sur cette presqu'île au littoral déchiré, tel un grand pin parasol qui pousse sous ces contrées, comme si c'était là, que tu avais toujours été.
Ça ne te ressemble pas.
Quand on voyageait, tu voulais tout avaler, tout voir, tout sentir, parce que chaque seconde était comptée et que cela te terrifiait. Tu avais si peur de manquer de temps que tu préférais t'abstenir tout simplement, car tu déprimais dès que l'on rentrait.
Voyager, c'est à tes yeux cette impression d'inachevé au fond de tes entrailles, trop de frustrations, trop d'espace inexplorés. "Je suis aussi bien dans mon quartier, tu dis, c'est une zone que je peux maîtriser".
Alors, dis-moi, qu'est-ce qu'on fait là ?
Taehyung discute encore avec toi, affalé sur le banc à tes côtés, ses longues jambes déroulées au possible vers l'océan. Ses fesses sont à la limite de l'assise et sa nuque repose presque sur le dossier. On dirait qu'il va tomber, comme toujours. C'est toi qui dis ça depuis dix jours qu'on le connaît : Taehyung semble toujours prêt à tomber. C'est encore plus vrai quand il se tient à tes côtés. Toi, raide et droit en toutes circonstances, luttant contre le vent qui cherche désespérément à te déraciner. Peut-être que toi aussi, finalement, tu pourrais t'envoler.
Je ne sais pas ce qu'il te dit, mais tes sourcils sont froncés jusqu'à la naissance de ton nez. Lui, il sourit comme un idiot, et je vois la malice qui allume ses iris de là où je suis. Je crois qu'il adore t'embêter. Il te taquine jour et nuit depuis que nous sommes arrivés, mais ça se voit, qu'il t'aime déjà. Il y a quelque chose de facile entre vous, ça coule doucement malgré vos oppositions, et c'est étrangement doux à contempler.
Je n'aurais jamais pensé qu'un personnage comme lui puisse t'intéresser, tu n'as jamais apprécié les fardeaux tout droit venus du passé et les histoires obscures. Tu t'inquiètes beaucoup, pour tout, sans arrêt, c'est pourquoi tu détestes les surprises et apprécie les gens quand ils sont clairs, pas vrai ? Je n'ai jamais compris comment tu les triais, mais une chose est certaine, la prison et les questions sans réponse font sûrement partie de tes critères. J'ai bien vu l'expression sur ton visage quand il nous a dit qu'il avait été libéré quelques mois auparavant, c'est comme si tout ton visage avait crié : "alerte rouge ! " Et le désir de retrait s'est creusé quand, d'une habile pirouette de langage, il a esquivé le pourquoi que tu lui soumettais. Mais ce garçon a sûrement un don, à peine quelques heures passées à ses côtés, et nous en redemandions.
Pourquoi est-on là, dis ?
Hoseok, à côté de moi, construit un énième château de sable. Cette fois, on peut presque distinguer les contours d'une tour au milieu de ce qui ne me semble rien d'autre que du sable humide en tas organisés. Il ne dit pas grand chose, pousse à peine quelques petits grognements quand ce qu'il essaye de faire tenir debout s'effondre lamentablement. Et nous savons tous les deux que cela arrive à chaque fois. Je le sens qui commence à s'énerver, si Taehyung n'intervient pas, il va devenir tout rouge, se mettre à crier et tout casser.
Les premiers jours, on ne savait pas trop comment se comporter face à cet adulte étrange. Puis on s'y est habitué en faisant comme font les autres : rien de particulier. Ils s'adressent à Hoseok comme s'il était capable de leur répondre, comme si son esprit n'était pas enrayé et qu'aucune cicatrice ne lui barrait la moitié du crâne. Ils agissent comme si Hoseok était juste un autre mec un peu bizarre et, dans le fond, quand je nous observe tous les cinq, je me dis que c'est sûrement vrai. C'est toi qui l'a dit le premier soir : "Regardez moi cette petite cour des miracles".
Ça n'a pas fait rire Seokjin, mais Seokjin ne rigole jamais. Il sourit doucement parfois, mais jamais plus. Autrement, il a le regard toujours sérieux, même quand on pleure tous de rire. Il a l'air triste un instant, et en colère la minute d'après. C'est à ni rien comprendre, comme si l'on ne parlait pas le même langage. Ça ne le rend que plus insaisissable. Un peu comme maintenant d'ailleurs. Allongé dans le sable à quelques mètres du banc sur lequel vous vous tenez Taehyung et toi, il contemple le ciel à s'y perdre, comme si les étoiles avaient plus de conversation que nous.
Il m'impressionne, Seokjin. Est-ce que c'est parce que sa famille possède l'hôtel, que Hoseok et Taehyung se plient en quatre pour ne pas le contrarier ou parce qu'il me gèle les entrailles chaque fois qu'il me regarde ? Et toi, t'en dis quoi ?
"Si tu bouges pas ton cul, Min Yoongi, la marée va se charger de le rafraîchir ! m'avertit tout-à-coup ta voix depuis l'autre bout de la baie."
Je baisse les yeux vers la mer et, effectivement, elle se rapproche doucement du bout de mes chaussures en ronronnant. Elle atteindra d'ailleurs bientôt la citadelle informe de Hoseok. Dans la nuit, comme ça, toute obscure comme une ombre, elle a vraiment l'air d'un prédateur rampant qui guette sa proie.
"J'arrive ! dis-je en me redressant."
En me voyant bouger, Hoseok arrête tout mouvement. Il sait que vient toujours un moment où il faut abandonner la forteresse à l'ennemi et se replier. C'est Taehyung qui le lui a appris.
"Allez frère, t'en reconstruira des châteaux. On fera des hôtels aux crabes et des villas sophistiquées aux étoiles de mer ; mais pour l'instant, laisse l'océan s'installer. Chacun son tour et le sien revient toujours." lui répète-t-il constamment.
J'époussette mon jean pour en retirer le sable teinté de bleu par la nuit, puis je tends une main au bâtisseur :
"Tu viens ? je demande."
Mais Hoseok ne vient pas. Jamais quand c'est moi. Il lâche son sceau et sa pelle, écarte les bras comme si c'était des ailes et s'en va en courant à l'autre bout de la plage.
Je soupire. Dix jours qu'on est là, qu'on le côtoie et il ne m'accepte toujours pas.
Dans mon dos, j'entends tes pas qui trottinent jusqu'à moi, faisant crisser le sable. En quelques secondes tu te tiens à mes côtés et pose une main sur mon épaule.
"Te prends pas la tête, dis-tu, tu sais bien qu'il n'a rien contre toi."
Mais non, justement je ne sais pas. Et je me demande comment toi, tu peux en être aussi sûr. Qui peut être certain de quoi que ce soit concernant ce drôle de goéland ?
Je hausse les épaules, parce que s'il y a bien une personne ici qui ne devrait pas se prendre la tête, c'est toi. Tu es autant en vacances que moi et d'ailleurs, peut-être que ça fait longtemps, que tu aurais dû prendre des vacances de moi.
"C'est pas grave, je souffle pour te rassurer."
Franchement, qu'est-ce que tu fais là ?
'Yoongi, dis moi ce qui ne va pas, ça fait une heure que t'es planté tout seul sur la plage à tirer une gueule de six pieds de long.
— Rien, aide moi à récupérer le seau et la pelle, s'il te plaît, dis-je doucement.
— Yoongi."
Je soupire encore. Parfois, j'aimerais que tu arrêtes de t'inquiéter. J'ai l'âge de savoir ce qui est grave et ce qui ne l'est pas, tu sais ?
"T'en as encore reçu un, n'est-ce pas ?"
C'est fatigant, à quel point je ne peux rien te cacher.
"Oui, mais c'est pas grave.
— Fais voir !
— Pour quoi faire ?
— Yoongi, fais pas chier putain, fais voir !"
Tu as levé la voix, comme à chaque fois. Je ne sursaute plus, je m'y suis habitué. Mais je me demande si ça fait longtemps que tu es comme ça. La colère a-t-elle toujours été si précoce chez toi ?
Il fut un temps, je n'aurais pas cédé. En mauvais caractère, j'en connais un rayon aussi. Et je déteste lorsqu'on me dit quoi faire. Mais dernièrement, je n'ai plus envie de me battre avec toi. Nos conflits s'espacent, se dégonflent et s'essouflent. Je n'ai plus envie, je suis vide d'énergie. C'est encore plus vrai depuis que l'on est arrivé ici.
Tandis que je sors mon téléphone portable de la poche de mon blouson, Taehyung et Seokjin nous rejoignent, sans doute alertés par ta voix pressante.
"Qu'est-ce qui se passe ? demande Taehyung, J'vous jure que si vous vous disputez encore, j'vous fais bouffer du goémon par le cul."
Je te vois lever les yeux au ciel, mais tout comme comme moi, tu ne dis rien. Je m'amuse silencieusement de ton manque de répartie quand il s'agit de lui. Je comprends néanmoins, c'est qu'on ne distingue pas bien les limites avec celui-là. Et tout-à-coup, c'est un peu effrayant de le savoir si prêt à tout avec toutes ces algues autour de nous.
"Yoongi a encore reçu un message de fan bizarre sur Kakao, leur dis-tu.
— De l'expéditeur que ne tu connais pas ?
— Mmh.
— Mais bloque-le, qu'est-ce que t'attends ?"
Ce que j'attends, justement, je ne sais pas. Cela a été ma première idée, à la seconde où j'ai reçu le premier message une semaine auparavant. Mille fois j'ai frôlé l'endroit qui mettrait fin à tout ça dans l'application, mais systématiquement je me trouvais de nouvelles excuses pour attendre encore un peu.
Je crois qu'en fait, je suis juste curieux.
"Et qu'est ce que ça dit, cette fois ? demande Seokjin d'une voix plate
J'ouvre le message et vous montre l'écran :
Expéditeur :
Réapprentissage numéro 8 : "Si je t'ai toi, alors c'est comme si j'avais tout"
Encore une fois, cette phrase ne me dit rien et c'est précisément ce qui m'étonne. Autrefois, ma fanbase m'envoyait mes propres paroles sous cette forme. Cela a longtemps été un jeu entre nous. Mais ces citations-là, je ne les connais pas. J'ai cherché pourtant, sans t'en parler, en secret, mais je n'ai rien trouvé. Google ne connaît pas ces mots, c'est comme s'ils n'avaient jamais été écrits.
Au loin, derrière vos yeux plissés sous la violence du rétroéclairage de l'écran, je vois Hoseok planer sur la plage, en goéland gigantesque et fantastique. C'est étrange de constater comme ce spectacle est devenu habituel. Et dans ma tête, ça recommence. Au fil de ses mouvements, de ses doigts qui se posent sur l'air et griffent la nuit, des notes timides se précipitent et passent très vite. Mais elles ne sont pas assez rapides pour que je ne les entendent pas. Leurs petites voix lointaines me murmurent des couleurs, des sens des directions. Elle redessinent en son, l'inquiétant va-et-vient de cet oiseau-garçon. Elles parlent de la mer sombre et froide, du vent qui se heurte aux façades des habitations. Et dans mon corps naît un frisson qui ne me dit rien qui vaille.
S'il te plaît, dis-moi, qu'est-ce qu'on fait là ?
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