Ivy Miles

— Abigail, sérieusement, c'est quoi ce bordel ?

Ma voisine me lance un regard mauvais, levant quelques secondes les yeux de son téléphone.

— Ferme-la, c'est bon.

Je n'aime pas me laisser faire. Saisissant l'un des T-shirts qui jonchent le sol, je le jette dehors.

— Mais qu'est-ce que tu fais ? s'écrie-t-elle, sans pour autant quitter son lit.

— Du ménage.

Je jette un jean devant la porte.

— Ivy, tu me saoules, arrête, sérieux !

— Non.

Je continue, avant de me souvenir soudain qu'elle avait un rendez-vous de prévu avec son petit ami.

— T'attends quelqu'un, non ?

Elle se frappe le front.

— Damn, j'avais oublié Jason. Il devait venir me voir.

— Et tu n'es pas prête...

— Tais-toi, et aide moi à ranger.

— Non, répliqué-je.

— Non ?

— Non, et tu sais quoi ? Moi aussi, j'ai besoin de me préparer.

Je fonce dans la salle de bain et m'y enferme à double tour.

— Ivy, ouvre moi... S'il te plaît, fais pas la chiante. Ouvre, Jason va arriver d'une minute à l'autre. Ivy, gémit-elle.

— Non, débrouille-toi.

— Salut les filles ! Hé, Abi, t'es où ? Je te vois pas derrière tout ce fatras.

Je souris. Elle le mérite, après tout. Je n'ai jamais vraiment eu d'amis, à part Ransom que je connais depuis un mois maintenant, mais Abigail a toujours fait parti de mes pseudos ennemies. C'est bien fait pour elle.

*

— Que s'est-il passé, Ivy ?

Ransom fixe ma joue, sur laquelle on peut encore apercevoir la marque de la main d'Abigail.

— Un petit accrochage avec ma voisine.

— Tu as gagné, j'espère ? s'inquiète-t-il.

Sa réflexion me fait sourire.

— Évidemment. Je gagne toujours ces trucs là.

Un livre claqué brutalement sur ma table me fait sursauter.

— Mademoiselle Miles, monsieur Wilkins ! Les bavardages ont toujours été interdits en cours, et ce, depuis la sixième année. Vous êtes les seuls à ne toujours pas le comprendre en dixième ! Wilkins, vous m'étonnez à parler en classe. Si mademoiselle Miles vous déconcentre avec ses incessants commérages, venez tout de suite me le dire. Est-ce le cas ?

Je glisse un regard suppliant à Ransom, qui secoue aussitôt la tête.

— Non, monsieur Allan. Mademoiselle Miles ne m'a pas dérangé une seule fois, clame-t-il d'un ton solennel. C'est même plutôt le contraire.

Allan est décontenancé. Il ne s'attendait apparemment pas à ce que Ransom lui tienne tête. Il bafouille :

— Je vous prie de m'excuser, je n'avais pas complètement saisi la situation. Pardonnez-moi, mademoiselle Miles.

Il se confond en d'autres excuses, chacune de plus en plus longues, avant de continuer son cours.

Ransom et moi nous replongeons dans nos exercices, jusqu'à ce que l'heure se termine enfin. La classe se lève d'un seul mouvement. Et je les comprends : ils sont tous heureux de retourner chez eux. Je n'ai pas cette chance. Ma famille habite à l'autre bout de l'Angleterre, et n'a pas les moyens de me payer un voyage jusqu'à Carlisle. Je vais devoir rester ici pendant encore deux semaines, et seule avec deux ou trois élèves que je ne connais même pas.

— Tu veux que je reste ?

Ransom a remarqué mon air dépité, mais je ne peux pas le laisser faire ça.

— Certainement pas. Profite de tes vacances, dis-je en rangeant mon manuel dans mon sac.

— Comme tu veux. Sinon, tu peux m'appeler, au besoin. Tu as mon numéro ?

J'acquiesce.

— Oui. Je le ferai, au besoin. Allez, va rejoindre tes parents.

Il sourit.

— Mais tu m'appelles, hein ?

— Promis, déclaré-je en levant une main. Au revoir.

— Au revoir.

Il se lève, me jette un dernier coup d'œil et sort. Je suis la dernière à m'en aller. Je me sens, cela est vrai, assez triste de devoir rester ici, mais ces deux semaines ont tout de même du bon : je ne verrai pas du tout Abigail, et n'aurai pas à la supporter, ni elle, ni Jason, ni ses insupportables amies. Et c'est très bien comme ça.

Pourtant, la chambre me paraît vide. Être seule a ses avantages, mais surtout ses inconvénients.

Je m'étale sur mon lit, défais mon chignon et desserre ma cravate. Je réfléchis à ce que je compte faire, mais aucune idée ne me vient. Comme dans tous ces moments-là, je cherche à tâtons mon livre et l'ouvre à une page au hasard.

C'est la première fois que je n'arrive pas à me concentrer. Les mots se mélangent, les répliques ne me viennent pas, les phrases me semblent incompréhensibles, et l'histoire illogique.

Je soupire. Mes vacances de rêve n'en seront apparemment pas.

*

La sonnerie stridente de mon téléphone me réveille instantanément. Je le retourne. Un prénom s'affiche sur l'écran plat, ainsi qu'une heure. Ransom 03:31.

Mais que peut-il bien me vouloir à une heure pareille ? En plus, nous nous appelons tous les jours depuis une semaine, je ne vois pas ce qu'il compte me dire.

— Oui ? grogné-je. Qu'est-ce que tu me veux ?

— Regarde tout de suite tes messages.

— Et si je te disais non ?

— Fais-le quand même, et rappelle moi ensuite.

Il raccroche. J'hésite à aller voir. Que m'a-t-il envoyé à cette heure ?

J'ouvre mes messages. Une petite pastille rouge m'indique que j'ai un nouveau message. J'appuie sur la petite photo qui s'affiche.

Je regarde l'image, l'analyse quelques minutes, puis rappelle Ransom.

— C'est encore un de tes jeux à la noix ? Ça me fait vraiment pas rire, il est trois heures du matin !

— Je veux tes déductions, lâche-t-il.

— Ok, soupiré-je. C'est une femme, trente ans, je dirais. La marque sur son cou montre que la gorge a été ouverte, avec... une lame de un à trois centimètres. Je pencherais pour un petit poignard, ou un couteau-Suisse. Mais je peux écarter ça, parce que le ruban noir dans la plaie montre que le tueur a pensé à sa mise en scène, l'arme est donc le poignard, parce que le meurtrier a pris son temps et a prémédité son meurtre. Son portefeuille est encore rempli et dépasse de sa poche, alors le mobile n'est pas l'argent. De toute façon, elle n'avait pas l'air riche. Ses racines ne sont pas teintes, contrairement à ses longueurs, ce qui prouvent qu'elle n'est pas allée chez le coiffeur depuis longtemps. Pas les moyens. Sa veste est rapiécée, mais ce n'est pas une question de mode, elle a vraiment l'air usée. Pourquoi m'envoies-tu ça à une heure pareille ?

— C'est pas un jeu, cette fois. Elle a vraiment été assassinée. Hier matin, à WhiteChapel. Les journaux ne font que parler de ça. Tu ne lis pas les journaux ?

— Non. Et puis, ça ne fait pas partie d'un article, n'est-ce pas ?

J'entends Ransom soupirer.

— Effectivement. J'ai trouvé ça sur le bureau de mon père.

— Alors j'ai un mauvais pressentiment...

— Quoi ? demande-t-il instantanément.

— La mise en scène, le ruban... Je pense que cette personne a en tous points le profil...

— D'un tueur en série, finit Ransom.

*

— Mademoiselle Miles, quelqu'un vous attend dehors. Il m'a demandé de vous prévenir.

Virginia Lank, une fille de sixième année, tord ses mains dans un geste anxieux. Je ne suis pourtant pas si impressionnante, avec mes un mètre soixante et mes cheveux décoiffés.

— Qui est-ce ? la questionné-je, même si je m'en doute.

— Je ne sais pas, s'excuse-t-elle. Il est blond, de taille moyenne, et...

— D'accord, merci, la coupé-je en souriant pour ne pas savoir ce qu'elle s'apprête à rajouter.

Virginia sort, et j'en fais de même juste après elle. Marcher dans les couloirs déserts de St James est étrange, qui plus est lorsque je ne suis pas en uniforme. Les règles sont relâchées, et les tenues décentes et acceptables autres que l'uniforme sont acceptées.

Comme je m'en doutais, Ransom m'attend, jetant des coups d'œil à sa montre de temps en temps. Le voir en T-shirt, en veste en cuir et en jean m'étonne. Ses cheveux ne sont, pour une fois, pas pleins de laque, mais il passe quand même sa main dedans, c'est certainement devenu un tic.

— Tu m'attendais, alors ?

Il lève les yeux de sa montre et se rapproche rapidement de moi.

— Oui, répond-il, laconique.

— Pourquoi ?

— L'année dernière, on devait faire un stage, et moi, j'avais choisi d'être...

— Abrège, ordonné-je.

— Le journaliste qui m'a pris en stage travaille au Times. Je me suis dit...

— Qu'on pourrait aller le voir ! conclu-je. Excellente idée !

Il soupire.

— Tu aurais au moins pu me laisser finir.

Nous sortons du collège, et entrons dans les rues de Londres. Il fait chaud, bien trop chaud pour un mois d'octobre en Angleterre. La température frôle bien les vingt degrés, c'est extrêmement rare, ici.

Les bureaux du Times sont situés dans un immense immeuble, tout en verre. Le News Building accueille les bureaux d'une bonne dizaine de journaux de Londres, y compris ceux où travaille le fameux rédacteur.

Tout à son aise, Ransom ouvre la porte. L'intérieur est bien plus sobre que l'extérieur : un long corridor avec une infinité de portes, un comptoir derrière lequel somnole un homme, des bancs et un porte-magazines.

Mon camarade réveille le stagiaire, comme l'indique son badge, ainsi que son portrait, affiché derrière lui sous une banderole Bienvenue William !

Excusez-moi, demande Ransom. Pourriez-vous m'indiquer le bureau de Avery Trevor ?

William pointe du doigt le couloir.

— Cinquième porte à gauche, annonce-t-il sans même nous demander qui nous sommes.

— Merci.

Nous nous enfonçons dans le corridor, et il toque à la cinquième porte, à gauche.

La porte s'entrouvre sur une femme pâle d'une quarantaine d'années. Ses yeux noirs brillent sous de beaux cheveux, blonds et lisses. Son expression, dure, se radoucit à la vue de Ransom.

— Wilkins, quelle bonne surprise !

Détachant le crochet qui retenait la porte, elle nous invite à entrer. Elle pousse un soupir de soulagement en me voyant derrière son ancien stagiaire.

— Tu t'es enfin trouvé une copine. Je ne pensais pas que tu y arriverais un jour.

— Je ne suis pas sa petite amie, glissé-je, les dents serrées.

Je vois un sourire s'étendre sur ses lèvres rouges.

— Du cran, j'aime ça. Asseyez-vous, dit-elle en indiquant un fauteuil avant de se saisir d'une tasse de café posée sur son bureau.

Je regarde d'un œil distrait la pièce autour de moi. Des piles de papiers s'élèvent aux quatre coins du meuble, accompagnées d'une dizaine de tasses et de mugs. Une accro à la caféine. Un ordinateur portable trône, ouvert, au centre.

— J'imagine que tu n'es pas venu là simplement pour me présenter ta conquête, déclare Avery en buvant une nouvelle gorgée, avant d'ajouter un autre récipient à ceux qui traînent déjà sur son bureau.

— Je ne suis pas...

— Effectivement, me coupe Ransom. Tu te souviens de ton article d'hier ?

— Sur Janet Johnson ?

— Oui.

Elle tapote de ses doigts manucurés sur son clavier, avant de s'étonner :

— Cette histoire est glauque, pourquoi vous intéressez-vous à ça ?

Nous échangeons un regard, avant que je me décide à répondre :

— En fait, je suis...

Je cherche une excuse adéquate, pour ne pas mentir, mais pour ne pas non plus dire toute la vérité. Mais ne trouvant rien qui corresponde aux deux, je joue le tout pour le tout.

— Sa sœur, dis-je dans un soupire tremblant.

Ça marche. Avery prend ma main dans la sienne.

— Je ne le savais pas, désolée. Ses parents ne mentionnaient aucun frère ni aucune sœur, pourtant.

— C'est... à cause d'une dispute avec elle que j'ai coupé les ponts avec eux.

Je m'efforce de faire pleurer mes yeux. Je retiens un sourire lorsque je sens des larmes perler au coin de mes yeux, puis rouler sur mes joues.

— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ?

— Ivy... Ivy Johnson, réponds-je.

— Ivy, continue-t-elle. Écoutez, je vois que vous êtes extrêmement peinée par la mort de Janet, mais je ne peux pas vous autoriser à voir les témoignages que j'ai pu recueillir. Je... ma hiérarchie me l'interdit.

Je ne m'attendais pas à cela. Je pensais que mes yeux larmoyants et mon faux rôle suffiraient amplement.

Une idée fleurit dans mon esprit.

— Madame Trevor. Si vous ne me passez pas ce dossier, je peux vous assurer que l'assassin de ma sœur est un homme mort. Et vous aurez aussi ma peine de prison sur la conscience. Un mort, et la vie gâchée d'une vivante contre trois pauvres témoignages, vraiment ?

Elle se racle la gorge, en plein dilemme moral, puis annonce enfin :

— C'est d'accord.

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