Ivy Miles
Quarante minutes que Allan nous bassine avec des formules incompréhensibles de mathématiques. Plus qu'un quart d'heure à tenir. Je m'étire. Le pire, je crois, c'est que je ne peux rien faire d'autre que cette matière. Assise au premier rang et qui plus est, à côté du plus grand rapporteur du collège St James, je n'ai plus qu'à écouter le cours.
Le professeur note différents exercices au tableau. L'une des expressions me pose problème.
— Ransom, glissé-je à l'intention de mon voisin, je ne comprends pas celle-ci.
Sa main se dresse aussitôt dans les airs.
— Monsieur Allan, mademoiselle Miles essaie de me déconcentrer.
L'instituteur se retourne vers nous. Mais quelle balance !
— Est-ce vrai, Miles ?
Je coule un regard excédé vers Ransom, qui s'est replongé dans ses exercices.
— Je demandais simplement de l'aide à monsieur Wilkins, réponds-je.
— Peu m'importe. Vous n'avez pas à déranger vos camarades pour si peu. Sortez !
Furieuse, je referme sèchement mon cahier de maths et claque la porte derrière moi.
Dehors, un autre garçon, qui a lui aussi été dénoncé par Ransom pour lui avoir jeté un papier, sur lequel était noté espèce de petit con, lit un livre.
— C'est quoi ? demandé-je.
— Un bouquin, me dit-il.
Il lève ses yeux vers moi et me regarde d'un air curieux.
— Qui tu es ? m'interroge-t-il.
— Ivy Miles. Et toi ?
— Tommy Harraps. J'imagine que c'est Ransom qui t'a dénoncée ?
— Comment as-tu deviné ? ironisé-je.
Tommy se replonge dans son livre. Je soupire. Il n'y a vraiment rien à faire ici.
Dix minutes plus tard, la sonnerie retentit. La porte s'ouvre, et je me la prends sur le nez. Je jure.
— Oh, excuse-moi.
C'est Ransom. Ç'aurait pu être tout le monde, mais ça a été lui. Vraiment ? Il se penche vers moi.
— Mince ! tu saignes.
Il a raison. Je porte un mouchoir à mon nez, et le papier s'imbibe aussitôt de sang.
— Attends, je vais aller chercher quelqu'un.
Sa voix suinte de gentillesse. Je déteste ça. Son ton mielleux me dégoûte.
— C'est bon, laisse-moi, sifflé-je.
— Oui, je vais te laisser pour aller chercher quelqu'un.
— Ransom, j'ai dit non.
Je me lève, le mouchoir toujours collé sur mon visage, et réajuste mon sac sur mes épaules. Je grimace. Ça me fait vraiment mal.
— Ça va ?
— Ça a l'air ? m'énervé-je.
— Ivy, je t'ai déjà dit que j'étais désolé, s'excuse-t-il.
— Pour l'heure de colle ?
— Quelle heure de colle ?
— Celle que l'on va se prendre maintenant.
Et en effet, un surveillant vient d'arriver d'on ne sait où devant nous.
— Hé, vous deux ! Qu'est-ce que vous faites là ? grogne-t-il. Vous n'avez rien à faire ici. Une heure à tous les deux pour ne pas vous être rendus en cours à la sonnerie.
Il ne prête aucune attention au mouchoir ensanglanté que je tiens dans mon poing droit, ni à l'air ébahi de Ransom, et tourne les talons.
Ransom prend sa tête entre ses mains. Son air intello a disparu au moment même où ses yeux gris reflètent de la peur.
— Tu n'as jamais eu d'heures de colle ? lui demandé-je.
— Non, jamais, gémit-il. Mes parents vont me tuer...
— Ne t'inquiète pas, c'est toujours pareil avec les parents : quand tu as ta première heure, ils te remonteront les bretelles un peu, et puis ils n'en reparleront plus. Je suis bien placée pour le savoir, dis-je en lui coulant un regard éloquent.
— Mais tu ne te rends pas compte, siffle Ransom sans saisir mon allusion évidente. Dès que je ramène un quinze sur mon bulletin, à la maison, c'est le drame. Une heure de colle, c'est comme un zéro pour eux.
— Moi, quand je ramène un quinze sur les relevés, on sort le champagne, ris-je dans une tentative désespérée de réchauffer l'atmosphère.
Mais ma plaisanterie ne fait que la tendre encore plus.
— Nous devrions aller en cours, avant de nous faire de nouveau attraper, déclaré-je en me dirigeant vers la nouvelle salle.
Il me suit d'un pas traînant. Nous arrivons en cours avec une bonne dizaine de minutes de retard. Mademoiselle Dupont nous fait nous asseoir côte à côte. Elle a un sourire compatissant en voyant le visage de Ransom.
— Ce n'est pas grave, lui confie-t-elle.
S'il y a bien une professeure que j'aime ici, c'est notre professeure de français. Elle est toujours agréable avec nous, contrairement aux autres. Ransom sort silencieusement ses cahiers et sa trousse et commence à noter ce que nous dit Dupont.
L'heure de cours file vite, et, lorsque midi sonne, toute la classe se lève d'un seul mouvement et se précipite à la cantine. Ransom, quant à lui, ne me lâche plus d'une semelle. Arrivés au réfectoire, nous nous asseyons à la même table. Après tout, je suis certainement la seule personne qu'il ne se soit pas complètement mis à dos, même s'il en a été à deux doigts.
— Ça va mieux ? me demande-t-il une fois servi.
— Je pourrais te retourner la question.
Il tourne la tête, gêné.
— Oui, ça va mieux, merci.
Il plante sa fourchette dans un morceau de carotte, mais ne la porte pas à sa bouche.
— J'ai mal à la tête, et je n'ai aucune envie de manger, dit-il en repoussant son assiette.
— Je comprends, avoué-je en lorgnant mon plat d'un œil dégouté. Ça n'a pas l'air très bon, à midi.
Il repousse l'une de ses mèches de cheveux blondes derrière son oreille.
— Tu as déjà visité St James ? l'interrogé-je soudain.
— Jamais.
— Tu sais, il y a tout un tas de choses interdites que l'on peut faire ici, plaisanté-je.
Il ne le perçoit apparement pas de la même façon.
— Ce n'est pas parce que j'ai pris une heure de colle que je dois braver toutes les règles du collège aujourd'hui !
— Je n'ai jamais dit ça, me rengorgé-je. Je voulais simplement savoir si tu voulais que je t'emmène prendre un antalgique dans ma chambre !
Ransom cligne des yeux.
— Oh, et bien, c'est une bonne idée. Mais, nos plats ?
— Ce n'est pas un soucis, dis-je. Est-ce que tu serais d'accord pour faire semblant d'être au bord de la mort ?
— Hein ?
Je me mords la lèvre. Je vais devoir être plus claire.
— Fais semblant d'avoir très mal et dis que ton dernier recours, c'est d'aller à l'infirmerie.
— Mais, ils ne vont pas vérifier si j'y suis bien allé ? s'inquiète-t-il.
Je secoue la tête.
— J'utilise cette excuse depuis la sixième, et elle a toujours fonctionné en trois ans et demi. Alors, non, ils ne vérifieront rien.
— Très bien.
Il se lève, et se raccroche aussitôt à la table. Ses jambes et ses bras tremblent. Je ne le croyais pas aussi bon comédien.
— Oh non, Ransom ! Est-ce que ça va ? m'écrié-je, assez fort pour être sûre que tout le réfectoire puisse m'entendre.
Et mon coup ne rate pas. L'une des professeures nous a entendus. Elle arrive vers nous.
— Monsieur Wilkins, vous allez bien ? demande-t-elle.
Je ne la reconnais pas, mais, apparemment, Ransom sait de qui il s'agit.
— Non, madame Higher. Je crois que... je vais faire un malaise.
Il joue tellement bien que j'y croirais presque.
— Mademoiselle Miles, emmenez votre camarade à l'infirmerie, décrète Higher. Et dépêchez vous !
Je soutiens Ransom, et m'étonne de voir qu'il ne tient vraiment pas debout. Il faut peut-être vraiment que je l'emmène à l'infirmerie.
Nous sortons du réfectoire. Il se remet aussitôt droit et retire mon bras de ses épaules.
— Tu vas bien ? lui déclaré-je.
— Évidemment, je suis juste très bon acteur. Et j'ai de plus en plus mal à la tête. Que fait-on maintenant ?
— On prie qu'aucun surveillant ne soit dans les couloirs et qu'il n'y ait personne dans les dortoirs.
— Donc si je comprends bien, ton plan a un équilibre précaire ? Précaire veut dire...
— Merci, l'intello, je t'ai pas sonné. Je sais ce que veut dire précaire. Est-ce que le Ransom de tout à l'heure peut revenir ?
Il sourit.
— Ok, j'ai compris. Bon, tu me donnes cet antalgique ou tu préfères attendre que je m'évanouisse ici, en plein milieu d'un couloir que je ne suis même pas censé emprun...
— De toute façon, on est déjà arrivés.
Je sors une clé de ma poche et la tourne dans la serrure de ma porte. Je soupire de soulagement en voyant que Abigail n'est pas là.
— Assieds-toi, dis-je en pointant mon lit du doigt. Je vais te chercher un médicament.
Ransom s'assoit et tâte le matelas.
— Vous avez de la chance, vos lits sont vraiment confortables, contrairement aux nôtres.
Je rentre dans la salle de bain, sors une bouteille vide et la remplit dans le lavabo. Je sors de l'armoire une petite boîte de paracétamol et me passe de l'eau sur le visage. Ça me fait vraiment un bien fou. Le reflet que me renvoie le miroir ne me convient pas. Des mèches de cheveux sombres s'échappent de mon chignon, que j'avais pourtant mis un temps énorme à faire, et mes yeux sont un peu cernés par la semaine harassante que je viens de subir.
Je sors de la salle de bain. Ransom regarde ma chambre, les yeux grands ouverts.
— Quoi ? demandé-je nonchalamment.
— Ta chambre... on dirait un sanctuaire dédié à Sherlock Holmes...
Je serre les dents, non pas parce que ce qu'il vient de me dire m'énerve, mais parce qu'il a raison. Des centaines de livres de Conan Doyle s'étalent sur les étagères instables. Au-dessus de mon lit sont affichés un immense poster de Sherlock Holmes et un grand plan de Londres. Même ma commode n'a pas échappé à mon massacre holmésien. Je n'ai pas pu m'empêcher de décorer ma chambre à ma manière.
— Fan inconditionnelle ? dit-il en pointant du doigt une affiche de la célèbre série de la BBC.
— Ton mal de tête est passé, à ce que je vois, déclaré-je pour changer de sujet.
Il me fait un « non » de la tête, et je lui tends la bouteille et le paracétamol. Ransom l'avale et me rend la bouteille.
— Merci. Tu les as tous lu ? m'interroge-t-il en montrant les étagères.
— Oui, et au moins quatre fois chacun.
Il siffle, impressionné.
— Et ben ! J'imagine que tu connais les répliques par cœur ? Élémentaire mon cher Watson...
— Conan Doyle n'a jamais écrit ça dans ses livres.
Ransom éclate de rire.
— Je le sais, figure-toi que je les ai tous lus moi aussi, mais pas autant de fois que toi.
— Alors tu peux comprendre l'intérêt que je porte à cette série ?
Il ne me répond pas, car il est déjà parti voir mon bureau, émerveillé. J'ai la nette impression d'avoir lâché un gosse dans une foire.
Ransom feuillette une pile de documents et s'arrête sur l'un d'eux.
— Tu fais des dossiers sur les autres élèves ? C'est le mien ? s'exclame-t-il en m'en montrant un.
Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne peux pas m'empêcher d'écrire un dossier sur chacun des autres élèves.
— Oui, soufflé-je.
— Pourquoi ?
— Je dois vraiment te l'expliquer ?
— Oui, lâche Ransom.
Je soupire.
— Dès que je vois quelqu'un, je... peux déduire qui il est, ce qu'il fait, pourquoi il est là, etcétéra...
— Je vois. Oh, et au fait, tu crois vraiment que je suis narcissique ?
Il tapote du doigt un passage de son propre dossier, où il est écrit narcissique : conviction à 98%.
— Hum, et bien, je... En fait, cette habitude de plaquer systématiquement tes cheveux en arrière et de renouer correctement ta cravate à toutes les heures, ou encore...
— C'est bon, c'est bon. J'ai compris.
Je souris.
— Alors, j'avais raison ?
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