Prise de conscience

P r i s e  d e   c o n s c i e n c e

  Encore penaude de la veille, Alice n'avait osé bouger de son lit en raison d'un sentiment d'embarras qui la tenaillait férocement. Et si sa piteuse apparition avait fait le tour du village ? Pire : et s'il l'avait vu, le pourpre aux joues ?! Quelle cruche ! Les pleurs s'engouffraient de ses pupilles à ses joues et ne s'arrêtèrent que lorsque quelqu'un vint frapper à la porte de son logis. Elle se leva péniblement, les cheveux en bataille, ses lèvres gonflées à force d'avoir été mordues jusqu'au sang, tandis que sa robe en lin apparaissait froissée et salie. Elle inspira longuement tentant de calmer la peur qu'un témoin de la scène vienne jusqu'à chez elle et ouvrit le battant. Personne. Stupéfaite, elle regarda à droite et à gauche mais n'y vit que des enfants qui jouaient au loin au ballon. Puis ses yeux s'attardèrent sur un tissu blanc posé à terre. Celui-ci enveloppait un nénuphar jaune. Alice ne sut comment agir. Ou réagir. La dernière fois qu'elle avait osé toucher l'une de ces plantes elle s'était émiettée, redevenue poussière. Avec ceci, un mot se glissait dans le contenant. La calligraphie était plutôt raffinée. « Sers-t'en comme baume ». Perplexe, la jeune femme se demandait si cela fut vraiment utile. Après tout ses contusions guérissaient déjà. Elle se résigna à attraper le tissu en veillant à ne pas toucher la plante de ses propres doigts. Durant de longues minutes Alice s'interrogea sur ce qu'elle allait bien pouvoir en faire. Un baume, donc ? Fort heureusement elle détenait un beurre de karité qui allait lui servir pour la confection du remède. Elle entreprit de moudre les diverses plantes aromatiques afin d'en concocter une huile et de la mélanger avec le karité. Ensuite c'était au tour du nénuphar d'être réduit en poussière. Mais Alice hésitait encore. Un bruissement près de la fenêtre la fit arrêter tous mouvements. Quelqu'un l'observait. C'était la dryade de la dernière fois. Les yeux de cette dernière étaient rivés sur Alice. La grande romantique s'essuya les mains dans le tablier qu'elle venait d'enfiler et ouvrit la porte d'entrée, surprise que l'ondine ne se soit pas échappée.

- Entre. Murmura Alice de sa voix fluette.

  La dryade opina tout en observant chaque détail de la bâtisse d'Alice. Elle grimaça. Le lieu était très sobre, voire triste. Il n'y trônait pas de fleur, pas de statuette ou de tableau. Rien que le stricte nécessaire. Il n'y avait pas d'étage et le rez-de-chaussée apparaissait vide. À droite de l'entrée elle pouvait s'imaginer la chambre d'Alice : un lit simple avec des draps parfaitement en place, un carnet posé sur une commode, et à gauche une cuisine avec un grand plan de travail. Le reste de la maisonnée comportait une table, une seule chaise ainsi qu'une cheminée à priori jamais utilisée. Autrement, pas de quoi réellement se divertir. Elle se retourna pour faire face à la table en bois, abîmée dans certains coins, et pointa du doigt le nénuphar jaune.

- Je n'ose pas le toucher. Je n'ai pas envie que le même événement se reproduise. Se justifiait Alice en baissant la tête, honteuse.

  Sa correspondante pencha son visage sur le côté, visiblement pensive. Alice soupira.

- Je ne comprends pas pourquoi il s'est réduit en cendres l'autre fois ! S'emporta-t-elle en serrant les poings, en colère.

- À ton avis pourquoi cela s'est-il produit ? Interrogea l'ondine d'une voix claire et succincte.

- Parce-que je l'ai pris du bout des doigts. J'imagine que ce type de plante ne supporte pas d'être en dehors de l'eau.

- Réfléchis encore. Claironna son interlocutrice mi-amusée mi-agacée.

  La blondinette fronça les sourcils. Aucune réponse ne lui vint. Eve, la femme se tenant droit devant elle, répliqua en bombant le torse :

- Pourquoi cherches-tu un fautif ? Le nénuphar n'a rien fait, sauf exister. Il ne t'a pas porté atteinte et tu remets la faute sans t'être renseigné sur lui.

- En quoi suis-je en tords ? Et puis ce n'est qu'un nénuphar ! Ce ne sont que des broutilles ! Éleva-t-elle la voix, vexée d'être jugée si rapidement.

- Là tu es sur la défensive car j'ai blessé ton égo. N'as-tu jamais songé que tes pensées peuvent influencer ton environnement ? Tes mauvaises réflexions sont nocives pour ton corps mais aussi pour ce qui t'entoure.

- Tu veux dire que... j'ai intoxiqué le cadeau que tu m'as offert ?

- D'une certaine manière oui. Je savais que cela allait se produire...

- Pourquoi m'as-tu laissé faire alors !? Je ne saisis pas.

- J'espérais l'inverse à vrai dire. Que tu comprennes. Que tu te remettes en question vis-à-vis de ce garçon et de ton obsession.

- Quel est le rapport lui ?! S'emporta Alice tout en levant la tête, piquée que l'on s'en prenne à celui qu'elle chérissait.

- Observe juste une petite seconde ton comportement. Ferme les yeux. Aller, fais-le ! L'encouragea-t-elle en posant une main ferme sur son épaule. Inspire lentement puis expire délicatement. Répète ça à plusieurs reprises.

Malgré tout Alice suivit ses recommandations. Elle se concentra sur sa respiration toutefois intriguée par l'exercice.

- Que ressens-tu, Alice ?

- Je suis en colère je crois. Triste. Amoureuse. Terriblement amoureuse... Vraiment je...

- Non. La coupa-t-elle sévèrement. Que ressens-tu ? Comment se sent ton corps en cet instant ? Tremble-t-il ? Est-il reposé ou au contraire ankylosé ? De quelle façon se manifestent les émotions que tu m'as décrite précédemment ?

  Alice inspira encore et entreprit d'écouter ce qu'exprimait son corps. Cela lui prit plusieurs minutes avant de déclarer :

- Mon cœur bat de manière rapide. Mes muscles et surtout ma mâchoire sont contractés en permanence. Ça bout à l'intérieur de mon ventre et de mon cœur. Mais je ne vois toujours pas ce que viens faire cet homme dans cette conversation...

- Permets-moi de t'éclairer. Ton amour, dont je ne doute pas, s'est vite matérialisé en obsession. Cela peut être maladif, Alice.

- Mais... je l'aime... L'amour ne peut être obsessionnel ! Il n'est qu'éternel !

- Et je n'ai pas dit le contraire. Seulement, est-ce réciproque ?

- N...non. Avoua-t-elle en tremblant. Enfin c'est ce qu'il prétend ! Absolument tout prouve le contraire !! Son sourire, son regard, sa façon de me parler, de me demander comment je vais... Je pense qu'il ne veut pas me l'avouer et se l'avouer qu'il ressent forcément quelque chose.

- S'il t'a juré qu'il ne ressentait rien, c'est qu'il ne ressent rien.

- Mais je...

- Ne trouve pas de stratagème. Lui interrompit-t-elle d'un mouvement de la main. La fuite ne résoudra pas ton problème. Il ne t'aime pas, Alice. Et ce n'est pas grave. C'est qu'il n'est pas fait pour toi. Pourquoi vouloir t'acharner ? Crois-tu qu'aimer c'est se couper les ailes ? Je pense plutôt que c'est le contraire. Tu dois pouvoir les déployer. C'est de ton devoir d'en prendre soin car c'est elles qui te portent. Ce sont les tiennes, pas celles de quiconque. Alice, il faut que tu comprennes que l'obsession est une névrose. C'est du sérieux. Reprends-toi en main ! Je ne tiens pas à te voir sombrer et délirer dans tes fantasmes... Tu vaux mieux que ça. Oui, avoir le cœur brisé fait partie de la vie. Et si tu ressens ardemment cette blessure c'est qu'il bat encore. La vie continue donc ! Ne la passe pas à courir après ceux qui t'ignorent. Songe aux personnes qui te veulent. À commencer par moi...

  Voyant qu'Alice fût prête à pleurer, Eve changea de sujet, toutefois persuadée que le message avait été bien transmis.

- Où en est ton baume ? Coupa court Eve. Ah, je vois que tu l'as presque terminé. C'est bien, tu es douée ! La félicitait-t-elle afin de lui prouver qu'elle était capable d'accomplir au moins une chose. Étale-le sur le plan de travail. Bien. Maintenant on va l'appliquer sur toi. Ouvre les pans de ta robe.

  Alice se résigna non sans mal de devoir dévoiler sa poitrine. Elle était très pudique. Avec des gestes doux et précis, Eve appliqua le baume sur le ventre d'Alice puis sur sa poitrine, ainsi qu'en dessous : au niveau du cœur.

- Tu es mal à l'aise. Constata la dryade.

- Je suis simplement gênée...

- Non. Je te connais, Alice. Cela va au-delà de la pudeur.

- Comment ça, tu me connais ?

- Tu n'as pas confiance en toi. Esquiva la connaisseuse. La vue de ton corps te répugne. Tu ne t'aimes pas. Alors si en plus une étrangère, bien que je ne le sois pas, venait à le voir, ce serait pour toi une catastrophe, non ? Oh ma pauvre Alice, comment les autres peuvent-ils ressentir quelque chose pour toi si tu ne t'aimes pas ? Souviens-toi, tu attires à toi ce que tu dégages... Si tu nourris une vision négative de toi, autrui le sentira. Médite là-dessus je t'en prie.

  Alice cligna plusieurs fois des paupières à cause d'une gêne dans les yeux. Lorsque sa vue s'améliora de nouveau, l'ondine était subitement partie, ne laissant aucune trace de sa venue ou encore de son départ. Que venait-il de se produire ? Est-ce que tout cela fut encore le fruit de son imagination ? Ébranlée, Alice s'allongea sur son lit et devint pensive. Le baume appliqué sur son buste faisait effet. Il était frais et étrangement apaisant. Le cœur de la jeune fille battait plus lentement dorénavant. Elle s'endormit jusqu'au lendemain, revitalisée.

Mon cri s'est métamorphosé en murmure

Ne dépassant guère les murs

De ma triste prison

Au fond je voulais juste me demander pardon

  La nuit avait porté conseil. C'était une femme nouvelle et bornée d'ambitions qui s'était levée. Après tout Eve avait raison. Alice devait avoir le cœur net sur les sentiments de son bien aimé. Elle s'habilla rapidement, avala des fruits secs et partit en direction de la place publique. Plus elle avançait, plus elle (re)doutait ; et si elle faisait le mauvais choix ? Peut-être aurait-elle mieux fait d'être restée terrer au fond de son trou... et continuer d'attendre, d'espérer, de fantasmer... Eve avait été formelle. Elle devait se secouer.

Un jour j'ai eu le droit d'acquérir un miroir

J'y ai vu comme massacre mon propre reflet

Il était temps que je cesse de choir

Et que je m'enfuie de ces barreaux surfaits

  Non. La situation devait changer. Il était hors de question qu'Alice vive de la sorte toute sa vie. En se levant elle prit conscience que sa vie tournait autour de cet homme. Puisqu'il vivait dans ce village, l'habitante y demeurait également malgré le fait qu'elle n'appréciait pas tellement ce lieu. Ici elle n'avait ni ami ni famille. Aucune attache particulière si ce n'est sa présence. Aucune passion, aucune envie. Un quotidien monotone, sans aventure particulière. Un plat sans saveur, sans épice, sans une touche de piquant.

  Comme à son habitude le marché était étendu sur plusieurs ruelles, toutes rejoignant la place principale de la petite commune. Le stand du marchand préféré d'Alice se tenait sur la grande place. Il se composait de toutes sortes de produits : baumes, plantes médicinales, huiles... Alice arriva bientôt à destination. Ses doigts se tortillaient à cause de sa nervosité. Comment allait-elle bien pouvoir aborder le sujet sans passer pour une imbécile ? L'homme la vit, lui sourit et lui rendit son salut d'un geste de la main.

- Et voilà ma cliente préférée ! Comment te portes tu, Alice ?

- B-bien. Et toi ? Bafouait-elle déconcertée.

- Tout roule. Les ventes sont florissantes en ce moment. Il était temps ! Au fait ! Je ne t'ai point vu hier. Toi qui viens tous les jours ! S'effare faussement le vendeur.

  « Bien-sûr que tu ne m'as pas aperçu. Tu étais trop occupé à batifoler... » Songea amèrement Alice. Toutefois elle se reprit instantanément. Après tout il était libre de discuter avec quiconque. Ils ne se devaient rien. Alice n'avait pas à remettre la faute sur lui.

- Je ne me sentais pas en forme pour être honnête.

- Je me suis inquiété ! Dit-il sur le ton de la plaisanterie, faisant battre plus intensément le cœur de la demoiselle.

- Je euh... j-je suis venue te parler de quelque chose. Si ça ne t'importune pas. Parla-t-elle avec vitesse.

- Bien-sûr. Je t'écoute. Tout ce qu'il plaira à ma Alice !

« Ma Alice » ??? Peut-être l'aimait-il vraiment, finalement ? Et si... Arf, avec des « si » on pourrait refaire le monde...

- Je vais quitter le village. Annonça-t-elle d'une traite sans oser le regarder.

À vrai dire elle n'avait pas tellement pris de décision bien que celle-ci naissait tout doucement dans son esprit. En réalité elle tentait de le faire réagir afin d'observer ce qu'il en penserait.

- Oh, quel dommage. Tu étais ma cliente la plus fidèle et régulière ! Mais soit. Où comptes-tu t'installer ?

A ma grande surprise

Tu m'as laissé partir

...

Quel est le remède qui recouvre

Les cicatrices ?

Est-elle vraiment salvatrice

La passion que j'éprouve... ?

  Pas de « tu vas me manquer », ni de mots pour l'inciter à ne pas partir. Rien. En cet instant il n'était uniquement qu'un commerçant discutant avec sa cliente. Peut-être était-ce le cas depuis le début et qu'Alice s'était complètement fourvoyée...

- Je ne l'ai pas encore décidé. Je verrais...

  C'était nouveau pour Alice, le fait de décider spontanément une action sans l'avoir au préalable planifié ou imaginer dans les moindres détails.

Après un temps d'arrêt elle s'imposa :

- Je... j'ai besoin de clarifier la situation entre nous.

- Entre nous ? Répondit-il surpris, fronçant les sourcils de plus bel.

- Vis-à-vis de nos nuits passées ensemble...

- Oh Alice... Ce n'était pas de l'amour ni de la passion. Uniquement un besoin à assouvir... Je pensais que nous étions sur la même longueur d'onde...

- Mais alors... Nos baisers échangés ? Nos souhaits murmurés sous la pleine lune ? Tes mots qui me disaient que je t'attirais, que tu me voulais ? Les fleurs que tu me faisais parvenir...

- Jamais je n'ai évoqué cela Alice. Nous avons effectivement partagé une nuit ou deux ensemble. Pas plus. Quant aux fleurs je n'en ai guère le souvenir. Je crois que tu extrapoles ou que tu confonds avec quelqu'un d'autre...

  Elle déchanta. La réalité s'abattit sur elle tel un violent coup de massue. Avait-elle complètement perdue la tête ? Ses fantasmes se liaient-ils à des illusions, à des scénarios ? Tout cela relevait-il de son imaginaire ? Elle se souvint, au moment du couché, qu'elle fermait les yeux et se voyait avec lui échanger des moments. Oh. Ciel. Elle avait tout inventé. Les larmes lui montaient aux yeux. Fébrile, elle leva la tête vers lui.

- Excuse-moi, je... Mais elle ne pouvait rien articuler de plus.

  Que pouvait-elle ajouter de supplémentaire ? Elle ne pouvait lui en vouloir car lui n'y était pour rien. Elle avait aimé seule.

- Non c'est moi qui m'excuse. J'aurai dû être franc dès le début sur mes intentions. Je n'ai pas... je ne suis pas encore prêt à partager ma vie avec qui que ce soit. Expliquait-il en se grattant le crâne, mal à l'aise face à la situation délicate. Pour le moment je tiens le stand de mon père qui est depuis plusieurs années gravement malade. Dit-il en montrant l'attirail. Je dois m'occuper de lui mais aussi de son commerce. Je n'ai pas encore le temps nécessaire à accorder à une femme... Désolé si dans mes gestes tu as cru y déceler autre chose. Tu es une personne bien Alice, n'en doute pas. Néanmoins le moment est mal venu et puis je ne ressens pas d'amour à ton égard. De l'attachement, certes. Seulement cela ne va pas au-delà. Ce n'est pas suffisant pour établir une relation.

- Tu n'as pas à t'excuser... Enfin, de toute manière, je suis surtout venue pour t'annoncer mon départ. Donc, j'imagine qu'il n'y a rien de plus à ajouter.

  Cette fois c'était définitif. Alice avait pris sa décision. Le jeune homme discuta encore un temps avec elle et c'est elle qui mit fin à la discussion. Étrangement le poids sur son cœur s'était délesté. Les aux revoir furent bref car Alice pleurait à chaudes larmes. Voilà. Elle allait partir pour de bon. Loin de lui. C'était terminé. Arriverait-elle à résister ? Bizarrement un fardeau se desserrait, voire s'étiolait.

  Eve apparue sur les berges du lac. Les nénuphars étaient grands et complètement ouverts. Alice les regarda curieusement.

- Prendre des décisions, surtout les plus complexes, est une véritable preuve de maturité. Vouloir guérir est un premier pas. Agir en est un second. Conséquent qui plus est. Tu peux être fière de toi, Alice.

- Pourquoi d'un côté je me sens soulagée et de l'autre je souffre terriblement ?

- Parfois il faut ressentir pour à nouveau rayonner. Vois ceci comme un carburant. Crois en ta lumière. Cultive-là. Nourris-là. Ne permets à personne d'autre de pouvoir la contrôler ou ne serait-ce qu'avoir une influence sur elle.

- Les nénuphars sont beaux, aujourd'hui. Constata-t-elle debout, cheveux aux vents, paumes tournées vers le ciel.

- Ils l'ont toujours été. Seulement, ce n'est que maintenant que tu ne fais que de le remarquer. Alice. Nous sommes enfin en paix, désormais.

  « Nous » ? Alice ressentit la même gêne que la dernière fois, cligna des yeux, et, dans un nuage de fumée, Eve disparu. Pourtant elle parvenait à encore sentir sa présence. Peut-être avait-elle toujours été présente...

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