Déni
D é n i
Pourquoi ? Pourquoi ne l'aimait-il pas ? Pourquoi ne voyait-il pas la femme exceptionnelle et brillante qui se tenait devant lui ? Pourquoi ne comprenait-il pas qu'elle pouvait devenir l'amante de sa vie ? Que des questions en suspens passant en boucle dans sa tête. Voici le fruit de sa prison : une torture perpétuelle. Alors pour tenter d'extérioriser le chaos à l'intérieur elle griffonnait dans un triste carnet, seul lieu où elle osait s'exprimer :
Suis-je destinée à n'aimer que toi ?
Voilà un sujet qui fait débat
Lorsque certaines nuits
Je repense à nos ébats
Suis-je condamnée à ne songer qu'à toi ?
Et moi, dans tout ça ?
Combien de temps encore serais-je
Prisonnière à glisser sur les berges ?
Prisonnière était le mot exact. Voilà comment elle se sentait. Prisonnière et pourtant c'est elle qui choisissait sa condition, ses chaînes. Comme si son corps et son âme lui avait été attribué sans qu'elle puisse s'intégrer réellement. Comme si rien ne lui était familier, pas même sa propre maison... Une étrangère devant composer avec des notes paraissant fausses, un piano mal accordé, se sentant obligée toutefois d'y jouer... Elle ne ripostait pas. Acceptait son sort sans faire d'esclandre.
D'une aventurière transformée
Je me suis installée dans ma propre cage dorée
Tu es si beau, pour un bourreau
Tu es si tendre, toi mon doux méandre
Une « cage dorée ». C'est elle qui peignait l'or et construisait ses propres barreaux. Quant à son bourreau lui aussi avait été finement sélectionné. La première fois qu'elle l'avait vu le coup de foudre avait été instantané. Une évidence. Une fatalité. Les barbelés étaient remplacés par des fleurs qu'elle espérant tant qu'il lui offre. Cela bien-sûr, ne se produisait jamais.
Debout sur le petit ponton du lac elle implora quiconque de répondre aux questions qui la taraudait nuits et jours. Pourquoi eût-il été si braqué face à la vie de couple ? Pourquoi s'abandonnait-il à d'autres femmes, prenant le large sans jamais jeter l'ancre ou s'arrêter à un port ? Pourquoi ne pouvait-il pas lui donner une chance ?
Une ondine sortit de l'eau en lui tendant un nénuphar. Alice pencha sa tête sur le côté visiblement perplexe puis se résolut à attraper la fleur tout en tremblant. Celle-ci fana instantanément au contact de ses doigts. Qu'est-ce qui n'allait pas ? L'ondine fronça les sourcils, se ravisa puis se retira d'où elle avait émergé. Tout à coup Alice eut de la peine pour cette offrande. Son touché avait suffi pour la pourrir et la réduire en miette. Elle ne méritait pas cela. « Reviens ! » criait la jeune femme à l'attention de la divinité en regardant partout autour d'elle. Seule une bourrasque lui répondit. Les remords l'emprisonnèrent alors, construisant une cage autour de son cœur qui avait déjà bien du mal à battre correctement. Ce dernier était privé d'oxygène, de lui, mais fallait-il qu'il soit en plus assailli par des angoisses inutiles ? Comment pouvait-on vivre sans amour ? Sans son amour ? Pensait la sentimentale. Quel était donc le but de la vie ?
Les jours filèrent. Alice passait son temps à se recroqueviller sur elle-même se sentant à la fois inexistante et inutile. De l'amour elle en avait à revendre, oh ça oui ! Seulement le marchand à qui elle implorait de le troquer n'en avait guère besoin. Ni l'envie. Pourtant il y figurait des tas d'autres vendeurs ! À foison ! Nonobstant Alice le connaissait depuis des années. Et depuis des années elle flânait à son stand espérant qu'il la remarque enfin. À ses yeux elle n'était qu'une acheteuse avec qui ils avaient échangé quelques bons moments. Rien de plus. Alice s'en doutait mais refusait de voir la réalité en face. Chaque jour, elle sombrait petit à petit dans un déni. Elle faisait les cent pas dans sa petite bâtisse à la recherche d'une idée nouvelle assez pertinente pour qu'elle puisse se faire désirer et aimer. Elle avait même écrit des listes : avoir une peau aussi lisse que les filles qu'il contemple, trouver des blagues ou des histoires innovantes à raconter, s'habiller en bleu, sa couleur préférée... Était-elle désespérée à ce point ? Elle essayait de ne pas trop y penser pour ne pas ressentir une immense honte.
Aujourd'hui c'était le jour du marché. En jetant son quartz dans l'eau du lac, l'amoureuse s'était promis qu'elle oublierait celui qui faisait tant chavirer son cœur. La tentation la rongeait, pulsait dans ses veines tel un venin infectant tout sur son passage. Elle se leva, oubliant complètement de se nourrir et de s'hydrater. D'ailleurs ses besoins primaires étaient remplacés par son parfum, ses mains, son regard. Elle ne se délectait plus que de cela. Ça lui était suffisant bien que son corps s'affinât à grande vitesse.
J'ai galopé
Tel un lapin apeuré
Et c'est à pas feutrés
Que je (me) suis retournée
Vers ma propre prison dorée
Elle craqua. La tentation, sa pire ennemie, frappait à sa porte. Alice était faible, incapable de résister. Bien-sûr qu'elle ouvrit la porte, bien-sûr qu'elle lui offrit même le thé. C'était impensable de barricader l'entrée... Elle se devait donc de retrouver sa pierre. Elle devait le retrouver. Elle enfila une robe qu'elle espérait attrayante et à son goût, prit un panier en osier et se dirigea là où ses pas l'avaient mené il y a quelques temps. Évidemment le cristal gisait au fin fond de l'eau vaseuse. À la surface des nénuphars se baladaient fébrilement. Alice se rappela subitement le cadeau de la dryade et ne put s'empêcher de se demander pourquoi celle-ci s'était flétrie. D'instinct elle plongea dans les abysses. Elle ne voyait rien excepté une légère lueur rose projetée sur le sable. Elle attrapa son objet fétiche et sortit de l'eau, le pouls battant. Une fois encore elle n'avait pas su résister. Malgré les gouttelettes qui dégoulinaient sur sa peau, elle tenta de défroisser sa robe. En vain. La sensation d'habits mouillés lui était insupportable et elle frissonna, cependant elle sut passer outre. Elle arriva sur la place tout en démêlant ses cheveux tant bien que mal. L'élu de son cœur se tenait droit, dos à elle. Au début, elle ne vit pas l'étrangère discuter avec lui, tous deux sourires aux lèvres. C'est lorsqu'elle s'approcha qu'elle les vit. Elle se crispa entièrement. Sa pierre se brisa à son tour. S'en était trop. Pourquoi souffrait-elle encore ? Pourquoi elle et pas une autre ? Elle recula lentement et se cogna contre une vieille femme. Elle s'excusa piteusement et tenta de retourner sur ses talons. Elle était si ridicule ! La voilà prête à tout, à plonger tête la première sans réfléchir ou penser aux conséquences de ses actes. Elle se tenait vulnérable et honteuse à la vue de tous. Qu'est-ce qui lui prenait ? Était-ce l'amour ou la folie qui la dirigeait ? Ou alors les deux à la fois ?
Elle courut des heures et des heures sans trop savoir où aller. Le brouillard s'était abattu ne laissant apercevoir qu'à un ou deux mètres à la ronde. Le jour s'était évanoui permettant à la nuit de s'installer doucement. Le silence perdurait. Les pieds d'Alice tapèrent quelque chose en bois. C'est le ponton du lac ! Se disait-elle rassurée de ne pas s'être perdue. Elle mit ses mains sur ses hanches, à bout de souffle. Les larmes affluaient. Elle se sentait vidée, épuisée. Pas nécessairement par l'évènement qui s'était produit au marché bien que cela y avait contribué, mais pour tout. Pour sa vie à la dérive. Pour cet amour douloureux et pesant. Elle perdait tant d'énergies sans en gagner, sans qu'on en lui accorde un peu. Était-ce là un bon fonctionnement de s'adonner sans avoir un retour de bâton positif ?
Alice se concentra sur sa respiration qui se calma au fur et à mesure. Une fois ses esprits retrouvés elle se permit d'ouvrir les yeux et de contempler le paysage environnant. Arrivé au crépuscule, celui-ci détenait une tout autre ambiance davantage mélancolique et poétique. Cependant, où étaient passés les nénuphars ? On entendait les grenouilles croasser, le vent caresser les herbes hautes qui entouraient le lac. Quant aux canards d'ordinaire en mouvements la journée, ils dormaient, cachés dans des zones inatteignables pour l'Homme, c'est-à-dire des dans petites collines aux extrémités du lac. Alice figurait à la campagne, éloignée du bourg. Un lieu tranquille avec pour seul bruit le bruissement du vent ou les pas des animaux : ceux des renards traversant les champs fraîchement labourés, ou des chats sauvages à la recherche d'oiseaux blessés. La cambrousse était un calmant éphémère. L'atmosphère apaisait temporairement les cœurs blessés. Désormais, elle était seule face à ses pensées.
La jeune femme s'assit alors, engouffrant ses pieds meurtris dans l'eau fraîche. Elle tressaillit au contact de l'eau. Son regard se perdit à l'horizon et ses pensées l'enveloppèrent et vagabondèrent. Elle se remémora ses mains sur ses épaules nues, ses lèvres sur les siennes et leurs corps danser ensemble. Son parfum était bien évidemment ancré, stocké dans sa mémoire sensorielle. Chaque jour elle priait pour que celle-ci ne flanche jamais et d'ainsi pouvoir toujours se souvenir des instants qu'ils avaient partagé tous les deux. Son admiration grandissait tous les jours et continuait malgré le fait qu'elle l'avait vu plusieurs heures auparavant converser avec une autre femme qu'elle. Elle se souvint des nuits passionnées, des embrassades, des câlins qui se voulaient dire « je t'aime, je te veux, je suis là et je ne bouge pas ». Se remémorer tout cela la torturait car elle n'était guère sûre que cela se reproduise un jour. Elle se concentra sur sa douceur, sur sa présence vivifiante. Oui : être à ses côtés c'était se sentir vivante. Et donc sans lui elle n'existait point ? Quelle était cette idiotie ? Pourtant elle respirait, elle humait l'air, foulait les herbes hautes... Elle existait lorsqu'elle adressait un mot gentil à un passant, lorsqu'elle cueillait des herbes, lorsqu'elle rendait, mais rarement, visite à la voisine afin de l'aider à préparer le repas. D'ailleurs, depuis combien de temps ne lui avait-elle pas rendue service ?
En bref, elle existait lorsqu'elle faisait les choses pour elle, et d'elle-même... Mais cela n'avait pas duré. Son amour s'expandait et était aussi transparent que son reflet. Elle errait, croyant vivre, menée par ses sentiments si profonds. Comme si elle n'avait plus conscience de son corps et de son esprit. Un pantin manipulé par d'autres mains...
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