L'Ondine
On disait qu'une perle céleste était déchue d'Asgard, pour faire naître sur Midgard des êtres qui n'étaient ni bons, ni mauvais. Une descendance bâtarde qui s'était perdue dans les creux d'un Fjord, entre les murmures de l'eau, et qui avait entrepris de vivre par sa simple volonté. Spectres oubliés, les peuples leur avaient accordé différents noms, mais la nature les avait fait vivre, alors que les hommes avaient traqué leurs cadavres. Des squelettes indéniablement humains, sans la peau, sans les poils, les canines arrachées pour les quelques unes qui en avaient héritées.
Vannàs, était née de sa mère Nixe – donnez lui le nom de nymphe, naïade, ondine que vous soyez grec ou allemand – et d'un père loup, grand et gris ; la pauvre bête était morte de vieillesse depuis quelques années déjà. Sa mère, comme toutes les nymphes, avait laissé sa fille après l'avoir élevée jusqu'à à ce qu'elle trouve la parole. Au désespoir de la matriarche, Vannàs n'avait parlé qu'après onze ans de vie. La jeune nixe avait pourtant appris beaucoup de langages, elle parlait avec certaines espèces d'oiseaux, avec les loups et les chats sauvages, elle arrivait de même à communiquer avec les ours. Mais les Nymphes avaient en commun avec les Hommes leur idiome, comme si ces deux espèces avaient été destinées à s'entendre sans pourtant y parvenir : car, si les Nymphes se faisaient de moins en moins nombreuses dans les grandes terres du Nord, c'est parce que les Hommes s'étaient jurés d'anéantir ces femmes aux corps nus et envoûtant. Leur sorcellerie avait perdu plusieurs d'entre eux, ils étaient follement tombés amoureux d'une d'entre elle, et jamais ils n'étaient revenus à la raison.
Leur âme les adorait, leur cœur les appelait, leurs yeux les pleuraient, ils arrivaient à ce point où ils s'arrachaient la peau avec leurs ongles pour essayer de soulager leur esprit de la souffrance que leur provoquait l'amour. Le cœur meurtri, leur corps torturé, ils se laissaient ensuite mourir, sachant qu'ils ne reverraient jamais ces êtres volatiles qui ne prenaient l'amour que pour une fois, sans jamais y revenir. Elles enfantaient alors, ces femmes fertiles, sans douleur, et transmettaient involontairement à leur fille ce don de la mort. Elles avaient, selon les habitants de ce temps, reçu la malédiction des dieux, et n'étaient sur terre que dans l'unique but de faire périr la race des Hommes.
La naissance de Vannàs s'était improvisée au croisement d'un fleuve et d'une rivière, et c'est pourquoi les animaux et les plantes qui étaient encore sous sa protection l'appelaient l'Ondine. Cette fée légère courrait la terre et le ciel, perchée sur les arbres, discrète comme le vent, dangereuse comme l'orage, elle se réfugiait dans la pluie et faisait tourbillonner les eaux en dansant furieusement au dessus.
C'est à l'Equinoxe de cette année oubliée que Vannàs festoyait dans l'impétuosité des feuilles tout juste ressuscitées de l'hiver, lémures éternelles qui entonnaient l'hymne que la nixe orchestrait sans défaillir. Un chant qui n'était ni celui des oiseaux ou du vent, et qui avait réussi à attirer jusqu'à lui la créature la plus improbable, au creux de la forêt qui prenait pied dans l'eau.
Ce témoin inopiné offrait tout son regard à la scène, éclairée seulement d'un voile lunaire flou et pourtant étonnamment clair. Halfdanarson, issu d'un clan humain établi à des kilomètres de là, avait été poussé loin de chez lui avec les autres jeunes gens de son âge pour ramener la dépouille d'un renne blanc. Si rare, que souvent aucun des adolescents ne ramenait la bête, et glorieux était celui qui pouvait la trainer jusqu'à ses pairs.
Il consommait la vision, ne pensant plus à la faim qui le ravageait depuis quelques heures déjà : le son de sa rédemption était là. Le monde s'éteignit lentement autour de lui, et la conscience de son existence disparut comme le soleil à la fin de son cycle, pour laisser place à des ténèbres insolites. L'opacité de l'instant ne l'effraya pas, et Halfdarnarson légua tout son être à la scène, ajoutant son curieux iris à l'inclinaison des arbres, et au noir profond de l'eau qui se confondait désormais à un sol solide par la danse de la Nixe, qui devenait étrangement macabre.
C'était le réveil de tout un peuple qui avait pris l'habitude de se taire sous le pas des Hommes, et qui ne discutait qu'avec les derniers capable de les entendre. La Nixe n'avait pas encore remarqué sa présence, remuant les eaux et l'espace, faisant presque trembler la terre, enfermant les ondes afin que leur bouillonnement n'envahisse pas la berge. Il ne la voyait pas clairement pourtant, cachée par la presque obscurité qui l'habillait d'une pudeur suggestive.
Halfdarnason murmura quelques mots destinés à un certain Odin, dont il ne connaissait ni le visage ni la voix, alors qu'il était sensé être son père et le père de tout. Un Odin qui ne devait pas entendre la prière de ce jeune homme épris d'un être maléfique, mais qui devait contempler la danse avec lui. Odin avait perdu son troisième œil quelque part sur Midgard, et ses oreilles devaient être assourdies par ce chant de la nuit.
- Odin, fais moi retourner d'où je viens, souffla-t-il avec un manque évident de conviction.
Un croassement soudain le fit se retourner brusquement, sa main sautant d'elle-même sur son arme. Le corbeau défroissa en même temps ses plumes, et ouvrit largement ses ailes : Odin avait effectivement abandonné son autorité sur Asgard pour voir cette enfant hybride de deux mondes exercer son charme sur cette jeune victime. Avait-il alors reçu le droit de s'approcher ?
Il n'eut pas à forcer son regard pour qu'il reprenne son voyeurisme concentré ; mais la Nixe n'était plus au-dessus de l'eau. Elle avait même disparue et plus rien ne bougeait autour d'Halfdanarson.
On pleure du destin lorsqu'il se montre à nous, mais on le supplie lorsqu'il s'efface des perspectives.
Il sortit de sa cachette et se mis complètement à découvert, à la recherche silencieuse de l'ondine, qui n'avait laissé aucune trace de son existence, sa présence dévorée par les pupilles de la sorgue.
- Odin a abandonné notre race, et nous appartenons à la nuit, il vient de temps en temps rendre visite à quelques-unes d'entre nous.
Halfdanarson sursauta et fit plusieurs fois des tours sur lui-même afin de localiser la provenance de la voix, mais rien n'était là pour lui donner une bouche. Ni bouche, ni yeux, à croire que rien ne s'était adressé à lui.
- Mais il arrive encore qu'il nous envoie une créature curieuse.
Devenu soudainement muet, sa mâchoire ligotée si fort par la peur que ses molaires semblaient se rentrer les unes dans les autres, Halfdarnason fut incapable de parler ou de bouger.
Une exhalaison se balada sur la nuque du jeune homme, lente et tiède, assez lourde pour lui soulever l'épiderme. La lune avait perdu de sa clarté, et Halfdanarson retira toute la confiance qu'il avait donné à la nuit en entendant cette voix imparfaite qui semblait provenir d'une gorge épineuse, séductrice seulement parce qu'elle était irréelle, comme si elle était un organe de la nuit, et que celle-ci ne pouvait demeurer sans elle. Ainsi, la bouche à qui appartenait ces paroles devaient être les ténèbres elles-mêmes.
La pesanteur qui reposait sur les épaules d'Halfdanarson le libéra sans qu'il ne l'ait remarquée, et la vie qui résidait au sol s'effrita doucement sous le son de pas invisibles.
Les paroles s'évaporèrent dans l'air ambiant, et l'atmosphère s'obscurcit comme si Halfdanarson s'enfonçait dans le ventre d'un abysse sans fond. Le timbre de voix se transforma en un agréable rire léger, qui rappela à Halfdarnarson les fêtes de naissances ou de mariages, qui permettaient aux plus belles jeunes femmes de s'habiller avec goût afin d'attirer tous les regards, elles dansaient elles aussi, en riant leur joie entre leurs lèvres fines.
Halfdanarson chercha activement le corps de cette présence, avant de remarquer un mouvement entre les arbres.
- Odin ne t'a pas tracé ce sentier depuis si loin pour rien. Je suis là ! appela-t-elle en se moquant gentiment.
Halfdanarson leva les yeux, et découvrit le feu-follet qui s'était échappé de l'eau, maintenant perchée sur les branches d'un arbre. Le jeune homme ne trouva rien de mieux que d'enfin avaler toute la salive qu'il avait accumulé, pour essayer de parler à la Nixe.
La fausse déesse descendit de son arbre, et sourit malicieusement au jeune homme.
- Allons, viens, tu verras ce que le futur t'offriras, messager d'Odin... susurra-t-elle au dessus de son oreille attentive.
C'est alors que la Nixe commença à fredonner une mélodie connue d'Halfdanarson, qui trouva son écho dans l'infini du temps. C'était le chant qui parlait aux âmes des hommes emportés par les Walkyries, celui qui honorait les mémoires pour alimenter des souvenirs perdus. Elle s'adonna alors son sépulcral ballet ; l'air se fit incroyablement lourd, devenant presque palpable aux mains d'Halfdanarson qui tentait d'avancer en s'appuyant contre l'invisible. Il s'engouffra alors dans ce flux de voix, bouffée de sons en tout genre quand la parole déclina son invitation sur la langue du jeune homme.
Et ce soir-là, sur la berge d'une rivière qui chantait leur rencontre, la nymphe et l'humain apaisèrent leurs désirs, et l'enfant devint un homme dans une douce jouissance. Vannàs, reine des lieux et souveraine de ce corps, avait donné à Halfdanarson une saveur d'éternité.
L'homme se réveilla dans une brume éparse, le regard tombé dans le brouillard, il n'avait ni renne blanc, ni nixe à ses côtés : seulement les ruines de la nuit, quelques branches tombées des arbres, fleurs et champignons en terre. C'est dans un enchainement de gestes rapides et incohérents qu'Halfdanarson chercha sa nymphe, mais l'eau était calme, et le ciel reprenait ses couleurs. Il abandonna ses armes, il oublia le renne, écrasa ce qu'il restait de son amour au sol, et laissa derrière lui toutes les lubies du guerrier.
C'est arrivé chez lui que tout le monde s'étonna de sa venue, tous croyant d'abord voir venir un inconnu. C'est la mère d'Halfdanarson qui le reconnu en première, et elle l'appela à plusieurs reprises, sans que celui-ci ne lui réponde, piégé dans un monde qui ne lui appartenait pas. L'enfant jamais ne revint, et l'adulte à jamais était perdu. Halfdarnson laissa cet amour impie lui inonder le corps et lui grignoter l'esprit. Même les plantes et les mixtures inconnues de l'Ancien ne firent pas leur effet. Le sommeil ne faisait quant à lui que grandir la faim que le jeune homme alimentait pour la nymphe, en oubliant tout ce qui était nécessaire pour lui en ce bas-monde. Monstre né d'une nature incongrue, le fantôme s'accrochait à lui, ne lui laissant aucun répit.
Il oublia le temps. Il oublia le paysage qui l'entourait. Il n'entendait plus ce qu'on lui disait, il ne répondait pas aux supplications, il ne regardait plus ceux qui venaient. Sourd, muet, aveugle, agonisant. La fièvre le prit, et il ne semblait même pas en souffrir, souriant bêtement au souvenir de son ondine. On le forçait à boire, mais ses côtes se découvraient un peu plus, jour après jour, son ventre se creusait comme s'il était dévoré de l'intérieur. Ses phalanges ressortaient, rendant ses doigts plus longs et arachnéens.
Halfdanarson se mourait tendrement.
Le temps passait pour le reste des habitants, qui assistaient à la douloureuse transformation d'un homme en un souvenir. Tous avaient deviné qui avait pu faire cela à un jeune homme tel que lui, bourgeon qui s'était frotté à une rose. C'est lors d'un concile que tous se rassemblèrent pour décider de ce qu'il serait bon de faire.
- Les nixes ont toutes été anéanties, reprocha-t-on.
- Comment peux-tu en être si sûr, elles ont pris un enfant !
Les insatisfactions, les agacements, les colères explosèrent alors tous en même temps, jusqu'à ce que la voix la plus sage prenne la décision la plus avisée. Furent alors regroupés quelques hommes, qui repartirent sur les traces que certains identifiaient comme un délire, et d'autres comme une légende.
Ils tentèrent de retrouver la piste d'Halfdanarson, sans conviction, jusqu'à retrouver les méfaits du jeune homme : des vêtements étalés non loin d'une rivière. Des pas mélangés, dévorés par les intempéries et le passage des animaux, ne pouvaient pas leur promettre de découvrir la vérité. Découragés, les hommes s'arrêtèrent avec la chute du soleil, persuadés qu'ils ne trouveraient aucune nixe, surtout que l'on disait que jamais une nymphe n'avait été trouvée en la cherchant : elles ne se présentaient qu'à ceux qui ne s'attendaient pas à les voir. Le feu allumé au centre du cercle qu'ils formaient, ils patientaient à voir l'apparition d'un esprit un peu trop dépourvu de pudeur se dresser majestueusement sur l'eau. Mais ils durent se contenter d'un lapin un peu trop cuit sur un brasier sec.
C'est au milieu de la nuit, que l'un des hommes se leva dans un sursaut soudain. Réveillé par le bruissement trop sensuel des arbres, ou par le son trop humain de l'eau non loin de son oreille, il s'enquit pour soulager les caprices de sa vessie. Encore endormit, ne sachant où poser ses pieds fragilisés par le sommeil, il salua le garde de nuit, et se hasarda un plus loin pour trouver un peu de tranquillité. C'est alors qu'il entendit le son d'une rumeur issue du néant, la complainte des morts, et une crainte soudaine l'envahit alors.
Il secoua violemment ses compagnons, et après avoir calmé leurs frustrations, ils étirèrent le tympan pour essayer d'entendre le son perdu dans les feuillages, alors que le premier guerrier reprenait les angoisses d'Halfdanarson qui semblait toujours composer l'air de ce bout de forêt. Mais personne n'entendit de voix de femme, aucun n'aperçut ne serait-ce que la douceur d'un sein.
Ils se moquèrent grassement, en rires plein d'insécurités, alors qu'il était infecté des mêmes maux que le jeune homme quelques jours auparavant. Mais les rires cessèrent lorsque l'homme pointa la rivière du doigt, décrivant la même vision dont fut victime Halfdanarson. Accusé de mensonge et de folie, il s'enquit dans l'eau pour rejoindre la fée des ondes, les autres lui criant de rester sur terre. Mais la preuve était là, voilà qui avait tué Halfdanarson, et voilà que cet homme aurait souhaité mourir de ce meurtrier exquis.
Quelques-uns se risquèrent à le suivre pour le ramener au rivage, mais ce compagnon avait trouvé sa fortune dans une noyade que tous crurent volontaire. Sec ou à demi-mouillés, tous les hommes se mirent à fuir la rivière, croyant qu'elle finirait par se lever dans un ronflement tumultueux. Et c'est au profit de cette course insensée, que des thallophytes qui habillaient discrètement le sol furent perturbés, et laissèrent s'échapper une brouille sporadique invisible dans les ténèbres. Ainsi, les hommes furent poursuivis, sans possibilité d'échapper à la fabrication de leur agonie.
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