OS 3 : TONY & LOKI
ASGARD
Les jours clairs de l'été s'étaient perdus il y a longtemps, lentement digérés par le ventre glouton de l'hiver. Le ciel avait l'allure d'un béton cotonneux que le Soleil lui-même semblait incapable de percer, ses masses illuminées ne le trouant que rarement. Le froid mordait l'air et l'air vous mordait en retour. Il crachait son poison blanc et gelé au visage des vivants, mettant progressivement en panne le système de chauffage incorporé dans leurs muscles. Tony se sentait perdre une à une ses connexions les plus chéries à travers tout son corps, les plus inquiétantes se trouvant en-dessous de la cheville, de la ceinture, ainsi que les trois derniers centimètres de chacun de ses doigts pourtant ingénieusement emmitouflés dans – oh, des mitaines. Tony se haïssait déjà assez aujourd'hui, mais les mitaines étaient la goutte de trop.
Ses muscles transis de froid et ses doigts prêts à tomber à la première occasion, il décida que c'en était assez et qu'il lui fallait quitter la vicieuse patinoire linéaire qu'étaient les trottoirs de la ville s'il voulait préserver la majorité des parties de son anatomie et ses capacités cérébrales. Son souffle se cristallisant dès qu'il l'échappait, Tony se frotta les mains frénétiquement tout en plissant les yeux. A travers la pluie blanche et la fin d'après-midi déjà sombre, il discernait quelques silhouettes à peine humaines, enrubannées dans plusieurs épaisseurs de vêtements, qui se pressaient dans les rues ainsi que de rares paires d'yeux brillants des automobiles courageuses qui roulaient au pas sur la couverture de glace qui cachait le goudron. Deux fillettes habillées de blanc et de rose passèrent près de Tony en courant et en riant, les pompons de leurs bonnets et de leurs moufles rebondissant dans le vent. Il grimaça.
« Cotons-tiges, » marmonna-t-il en enfonçant ses mains dans les poches de son manteau parsemé de flocons.
Il avança encore sur quelques dizaines de mètres dans une rue qu'il n'aurait probablement jamais parcourue en temps normal. Mais encore une fois, en temps normal, il n'aurait jamais sorti le nez – et tout le reste – dehors. C'étaient les rires qui couvraient une musique sourde qui l'attirèrent et bientôt l'odeur éveillée du café chaud. Un néon vert-maléfice trônait au-dessus d'une terrasse. Asgard. Quoi, le royaume des dieux nordiques ? Tony retint un rire.
« C'est bien ma veine. »
Peut-être qu'en se montrant assez sympathique, il pourrait prier les dieux du froid et du Nord de bien vouloir arrêter de pisser des glaçons sur la ville ? Reniflant, il n'hésita même pas une seconde avant d'accélérer le pas pour gagner, il l'espérait, la chaleur d'un bar auquel il allait offrir tout son argent pour l'intégralité du stock de café. Il avait hâte de poser son cul au chaud. Trois hommes hilares se tenaient à l'entrée, chacun armé d'une énorme pinte de bière, et au vu de leurs joues rouges et de leur équilibre douteux, ce n'était certainement pas la première tournée de leur journée. Quand il posa le pied sur une plaque verglacée et qu'un des balourds balança son bras dans les airs, Tony faillit se retrouver par terre en se baissant pour éviter de le prendre en pleine face. Il se rattrapa de justesse à la poignée de la porte en marmonnant et croyant avoir évité le pire, voulut se relever correctement. Or s'appuyer sur la poignée la fit s'ouvrir soudainement.
Ce fut de cette façon qu'il posa – enfin – son cul au chaud : étalé sur le sol trempé de neige fondue de l'entrée d'un bar bondé d'yeux qui étaient tous sans exception rivés sur lui.
Le silence qui s'en suivit parut interminable.
Toujours sur le sol, Tony leva une main, échappant un léger rire nerveux. « Vous occupez pas de moi, je... je vais rester là. Un p'tit moment, soupira-t-il. J'adore ce sol. Très propre. »
Plusieurs rires s'élevèrent et le plus fort d'entre eux s'approcha. Tony leva la tête pour voir une main gigantesque tendue vers lui et la saisit en souriant pour ensuite faire face à une montagne de muscles et de longs cheveux blonds.
« Bienvenue à Asgard, mon ami ! l'accueillit bruyamment Point Break en lui foutant une tape amicale dans le dos qui fit échapper tout l'air de ses poumons. Ce fut une entrée fracassante, t'es sûr de n'avoir rien de cassé là-dedans ?
− Mon ego est en miettes, certainement, murmura Tony en se massant un poignet. Mais j'ai survécu, je survivrai, sourit-il en essuyant ses mitaines sur le devant de son manteau.
− IL A SURVECU ! brailla le blond avec joie en brandissant son poing en l'air et toute la pièce poussa un cri de victoire en le mimant. ET IL SURVIVRA ! »
Tony grimaça tandis qu'ils crièrent encore, et le prince charmant campa sa main lourde cette fois-ci sur son épaule.
« Je m'appelle Thor ! Quel est ton nom, petit homme ? »
Dans quelle dimension parallèle était-il tombé ? Thor, sérieusement ? Manquait plus qu'un coup de foudre.
« Hum, Tony.
− Bienvenue, Tony, répéta chaleureusement Thor en empoignant le torchon qui pendait sur son épaule, je t'en prie, va t'installer et choisis n'importe quel breuvage. La maison te l'offre ! »
Tony se sentant relativement minuscule à ses côtés lui fit un vague geste de remerciement et se surprit à sourire. L'air de la salle était gorgé de chaleur humaine, de parfums d'alcools et de sucre, mais aussi de transpiration et d'humidité, créant une atmosphère toute particulière et enivrante qui montait rapidement à la tête. Un biker à la barbe tressée claqua la porte derrière eux et Tony savoura l'air chaud et vibrant de la pièce qui venait s'enrouler dans ses poumons. Un peu assourdi par les cris et les rires de tous les clients, il se faufila jusqu'au bar, entre les corps immenses et les voix graves. Le bar était plutôt petit, les tables aussi, le nombre de chaises nettement restreint. Les gens se tenaient debout, parlaient, riaient bien plus qu'ailleurs. Il n'y avait de la place nulle part et pourtant... c'était comme si le reste du monde pouvait arriver et y loger sans problème.
Quand il atteignit le comptoir, des monstres de deux mètres dix aux poings aussi gros que sa tête se tenaient là et bloquaient son passage. Ils s'écartèrent en le remarquant par miracle et lui donnèrent des tapes amicales dans le dos, le narguant sur son entrée. L'un d'eux cria au barman de prendre soin du p'tit nouveau, et ils disparurent tous dans un rire qui s'éloigna de l'autre côté de la pièce.
Après les avoir remerciés, Tony grimpa sur un des sièges hauts qu'ils venaient de libérer et s'accouda au bar en soupirant dans ses mains. Que cette journée était longue. Il allait boire une pinte de caféine et rentrer chez lui.
« Ils m'ont demandé de veiller sur vous. Au vu de votre état remarquablement pitoyable, j'ai bien peur de ne pas être couronné de succès et d'échouer avant même d'avoir commencé. »
La voix était suave, comme un secret étrange perdu dans la cacophonie ambiante. Le ton, lui, était tranchant. Tony laissa tomber ses mains et leva les yeux vers l'homme qui se tenait en face de lui, derrière le comptoir, le menton perché sur la paume de sa main. Un sourire en coin étirait ses lèvres fines, creusant une fossette délicate. Ses grands yeux verts, perçants et intelligents, pétillaient de malice. En un regard, Tony était convaincu que l'homme avait percé à jour tous ses secrets les plus intimes. Aussi, de longues boucles noires comme la nuit encadraient son visage fin, presque angélique, contrastant divinement avec sa peau claire. Tony hésita une seconde : ressemblait-il davantage à une poupée vaudou ou à une poupée de porcelaine ? De toute évidence, sa beauté n'était pas humaine.
« Jolie façon d'accueillir un client, répliqua Tony en se forçant à détourner les yeux, s'appliquant à retirer ses foutues mitaines.
− Je ne vous ai pas accueilli. Vous vous êtes cassé la gueule sur mon sol, sans l'aide de personne. Quel homme, vous êtes, souffla-t-il en ne bougeant pas d'un cil. »
Le sarcasme effroyablement calme de sa voix était visiblement de naissance. Charmant. Tony s'efforça de retenir son sourire en fronçant les sourcils mais ne put s'empêcher de se pencher et de mimer la position de son hôte.
« En parlant d'hommes, n'êtes-vous pas celui censé me servir ? Le client s'impatiente, indiqua-t-il en chuchotant les derniers mots.
− Oh, vous n'êtes pas l'homme de ménage ? fit doucement l'autre en reculant, une étincelle espiègle dans ses iris émeraude. Vous faisiez une si belle serpillière quelques minutes auparavant. »
Cette fois-ci, Tony ne cacha pas son sourire et observa avec un intérêt peu retenu la créature d'élégance qui tenait le bar. Vous auriez pu me marcher dessus, je vous aurais remercié, promit-il en se laissant être ensorcelé par le sourire vicieux du barman. L'homme était empreint d'une gestuelle précise et délicate, chaque mouvement atteignant son but précis sans accroche, une danse entre les alcools et les verres. Ses remarques se teintaient d'humour mais ses mots étaient impérieux envers quiconque lui manquait de respect, son sourire devenait aussi acéré et cruel que la gueule du plus terrible des assassins. Quelque chose d'intense se dégageait de lui, une énergie arrogante, une ombre insolente. Il était immanquable, c'était tout simplement impossible de ne pas se sentir naturellement attiré vers lui, et pourtant, Tony se souvint qu'il ne l'avait pas remarqué jusqu'à ce qu'il lui adresse la parole. Il était invisible avant qu'on ne le rencontre, mais après ça, il était inconcevable de détourner le regard.
Tandis qu'il servait tout le monde sauf Tony, Blanche-Neige se fit plusieurs fois interpellé sous le nom de Loki. Tony l'étudia plus attentivement et aperçut que Thor, le chevalier blond, apportait des bières à travers toute la salle. Ils travaillaient tous les deux ici, possédaient même certainement le bar et les sourires et les grimaces qu'ils s'échangeaient dépassaient la simple camaraderie et n'avaient rien à voir avec le flirt. Tony supposa qu'ils étaient donc frères, et l'ironie de la chose le fit sourire. Les deux hommes étaient clairement à l'opposé l'un de l'autre ; Thor ne savait visiblement qu'être distrait, bruyant et maladivement jovial tandis que Loki semblait concentré, mesuré et d'un calme olympien.
Ils étaient tous les deux grands, et droits, gardaient la tête haute, et parlaient comme personne ne parlait aujourd'hui. Ils étaient magnifiques, chacun à sa propre façon. Le jour et la nuit, et Tony se tourna de nouveau vers Loki. Son attrait pour le crépuscule et les ombres se réveilla à cet instant précis. Rien qu'un regard, et Tony serait satisfait, même s'il n'avait rien à boire. Ce fut la seule raison pour laquelle il présuma rester assis environ une heure sur son siège, à attendre que le barman daigne lui accorder son attention. Il avait retiré son manteau, tapoté sur le comptoir impatiemment. Les trois imbéciles heureux qui s'étaient tenus dehors quand il était arrivé étaient rentrés pour relancer une tournée et avaient attiré Tony dans leur hilarité, demandant à Loki qu'il le serve également. Tony se tourna vers lui, les yeux brillants, et Loki s'accouda nonchalamment de nouveau face à lui.
« Vous êtes toujours là ? s'étonna-t-il faussement avant d'étirer son cou pour regarder derrière Tony. Mon sol n'est pas encore propre, se désola-t-il.
− Vos amis souhaitent m'offrir un verre, répondit simplement Tony avec un sourire suffisant. Vous n'allez tout de même pas les vexer ?
Loki se pencha et sourit alors de toutes ses dents en murmurant :
− Regardez-moi.
− Oh, croyez-moi, c'est ce que je fais. »
Son sourire s'éteignit mais sa malice resta bien en place sur ses traits et Tony sentit son cœur s'agiter quand le coin de ses lèvres trembla une seconde. Et il le regarda. Il l'écouta persuader les trois géants saouls qu'il était temps qu'ils cessent leur beuverie et qu'ils rentrent chez eux. Thor pouvait même les ramener s'ils ne se sentaient pas de rentrer à pieds. Ils pleurnichèrent pendant de longues minutes, essayant de négocier avec lui comme des enfants boudeurs auprès de leur père, et bientôt le ton autoritaire du barman se fit catégorique et ils lâchèrent leurs verres vides sur le comptoir et reculèrent en baissant la tête, quittant l'un après l'autre le bar pour rentrer chez eux sans faire d'histoire. Tony ne put s'empêcher de s'esclaffer et posa sa tête entre ses deux mains en dévisageant le beau ténébreux, qui s'appliquait déjà à nettoyer les verres abandonnés.
« Vous pouvez arrêter, vous savez ? dit-il en ne levant même pas les yeux.
− De vous regarder ? Oh, d'accord. Dîtes-moi quand je peux recommencer. »
Tony ne bougea cependant pas d'un centimètre et le contempla sans gêne. Un sourire d'un nouveau genre apparut sur les lèvres du barman avant que ce dernier ne se détache des verres et de son torchon, s'approchant lentement de son client insatisfait. Tony sentit la tension entre eux s'échauffer et il bénit ce moment plus ardemment que toute sa vie.
« Vous avez mon attention, ronronna Loki en jetant un bref coup d'œil à ses lèvres. Que voulez-vous ?
− Votre attention, yep. C'est ça tout ce que je veux.
− Mmh, et vous savez définitivement faire une impression.
− Et quelle impression je vous fais ? sourit Tony en se redressant fièrement.
− D'avoir passé une journée si horrible que vous êtes resté assis une heure entière dans un bar sans aucun but, sans aborder qui que ce soit ni montrer le signe de vouloir partir. Vous vous justifiez en rejetant ça sur mon dos, simplement parce que vous me trouvez outrageusement, scandaleusement séduisant.
Loki s'arrêta un instant pour sourire machiavéliquement, ses yeux plongés dans ceux de Tony. Il poursuivit :
− Je suis la plus jolie chose que vous ayez jamais vue... murmura-t-il. Et je ne veux pas être une chose, je n'en suis pas une. »
C'était comme se prendre une gifle. L'air taquin était parti, le côté cruel était évident. Loki s'éloigna de nouveau, cette fois-ci pour ne jamais revenir. Une fois remis du choc, Tony descendit de son siège, sans un café, sans un ami, et renfila ses affaires, se maudissant d'avoir été aussi stupide. Le barman était décidément une énigme, et Tony n'avait obtenu aucune clé afin de la déchiffrer. Pourtant, il était presque sûr qu'il lui avait plu au début. L'humour ? Validé. Le sarcasme ? Encore plus. Les sourires ? Certainement. Le flirt ? Mon dieu, c'était pas passé.
Alors qu'il traversait la salle toujours aussi bondée, Tony sentit une main lourde s'aplatir sur son épaule, le maintenant sur place, et il reconnut immédiatement la tornade de cheveux blonds qui se pencha pour lui dire d'une voix grave : « Mon frère a tendance à s'aliéner tous ceux qui s'intéressent à lui. Reviens demain soir. Il y a une transmission de match à l'étage, j'y serai pour m'occuper de tout le monde. Loki s'occupe du bar ici, ce sera calme en bas. Viens, rencontre-le vraiment. » Il lui fit un clin d'œil et le laissa pour retourner à ses bières. Tony resta sur place un moment, puis lança un regard vers Loki au loin. Il ne discernait que ses cheveux noirs derrière les clients, un morceau de sourire entre deux visages. Tous les clients assis au comptoir se mirent à l'acclamer quand il ingurgita trois shots remplis d'un liquide aussi vert et flamboyant que ses yeux. Tony passa sa main dans son cou, sourit tristement puis passa la porte et disparut dans l'hiver, certain de ne jamais revenir ici.
*
Trois mois plus tard, Tony se tenait de nouveau devant Asgard. Pas de neige, pas de glace, seul un vent chaud et du tonnerre retentissant au loin, comme un rire moqueur. Il n'avait même pas résisté à l'envie de revenir. Il avait trainé dans toutes les rues alentours, espérant trouver une distraction digne de ce nom qui lui ferait oublier ce bar. Mais rien n'y avait fait, c'était ici et nulle part ailleurs qu'il avait fini. Une angoisse étrange frappa dans sa poitrine alors qu'il observait l'enseigne verte du pub qui grésillait toutes les dix secondes, comme un œil à la fois éclatant et fatigué de le regarder. Sa mâchoire se contracta et il inspira profondément avant de baisser les yeux vers la porte et de se décider à la franchir. Un peu d'courage, champion.
Passé le seuil, il s'était attendu à être noyé dans la cacophonie ambiante de la dernière fois, à être assommé par des rires forts et des voix emmêlées, mais quand il se tint là où il s'était vautré quelques mois plus tôt, il fut stupéfait par le silence qui régnait dans la pièce. Il leva les yeux vers la clochette qui résonna jusqu'à ses oreilles. Le tintement ne l'avait jamais atteint la dernière fois. Son regard balaya alors l'espace et ne rencontra personne. Tout était terriblement calme. Quand il posa les yeux sur le bar, son cœur accéléra, bien qu'il n'y eut aucun signe du barman. Il sourit en fermant les yeux.
Loki.
Durant ces dernières semaines, Tony avait souvent pensé à lui. Une ombre verte, une odeur d'alcool, une foule oppressante, et tout son esprit se tournait vers les bribes du souvenir fugace qu'était Loki. Fugace et coriace, à son grand désarroi. Il avait beau tout faire, s'immerger dans son travail, seigneur, même dans son divorce, mais rien n'y faisait. Loki le hantait. Il était un songe qui revenait à Tony dans les moments de solitude, et ils étaient plus nombreux qu'il ne voulait bien l'admettre. Et il se détestait. Son esprit réduisait Loki à une image et le barman lui avait bien dit qu'il ne voulait pas être une chose. Cependant Tony n'avait que ça. Alors si Loki ne désirait pas être une chose à ses yeux, Tony était déterminé à lui prouver que ce n'était pas ce qu'il désirait non plus. La dernière fois, il s'était montré lâche.
« Vous dormez ? »
Tony rouvrit les yeux. Loki se tenait là, derrière le bar. Sa silhouette haute et fine dominait le comptoir où étaient posées ses mains. Ses longues boucles noires étaient attachées à l'arrière de sa nuque. Tony oublia presque de respirer lorsqu'il croisa son regard, toujours aussi glacial, impérial. Pourtant aujourd'hui, quelque chose semblait y vaciller. Un éclat trouble que Tony ne réussit pas à identifier.
« La première fois était plus théâtrale. Vous perdez en qualité, » murmura Loki. Sa voix n'était qu'un souffle, bien qu'il fût évident qu'elle se voulait haute et forte. Un sourire étira les lèvres de Tony sans qu'il ne le voulut vraiment tandis qu'il s'approcha d'un pas lent.
« Vous vous souvenez de ça, vous ? dit-il en faisant valser ses doigts sur un siège avant d'y prendre place. J'aurais cru, hum, avoir une chance de tout recommencer, à zéro. »
Il passa nerveusement sa main dans ses cheveux, évita le regard de Loki avec précaution, se concentra sur la dorure qui longeait la bordure du bar sombre. Une très belle dorure.
« Vous pouvez toujours recommencer. »
Sa voix grave roula sur la peau de Tony. Ce dernier releva les yeux, émerveillé. Il essaya de ravaler la boule qui s'était installée dans sa gorge.
« J'ai peur de refaire la même erreur.
− Mmh. Quelle était-elle ? sourit Loki en reculant un peu.
− Flirter avec vous.
− N'est-ce pourtant pas exactement ce que vous êtes en train de faire ? chuchota Loki en arquant un sourcil.
− Si. Et ça a l'air de bien marcher jusqu'à présent, ce qui, hum, est précisément ce qui m'inquiète. »
Tony grimaça une seconde puis plongea dans les yeux d'émeraude du barman. Loki souriait. Il n'y avait rien de prédateur ni d'arrogant dans la ligne qui étirait ses lèvres, c'était un sourire presque tendre, et son regard brillait de quelque chose proche de l'inquiétude. Les deux hommes s'observèrent en silence, les pensées de l'autre demeurant inaccessibles.
« J'ai cru que je ne reverrais jamais votre visage, avoua alors Loki en baissant les yeux. Votre barbe ridicule a hanté mes cauchemars deux ou trois fois. »
Le corps de Tony se détendit, puis il plissa des yeux et Loki échappa un rire en s'éloignant. Après avoir attrapé un torchon blanc et l'avoir mis sur son épaule, il posa un verre qu'il fit habilement glisser sur le comptoir. Les doigts de Tony s'enroulèrent autour dans un réflexe maîtrisé et ses muscles frémirent au contact froid du verre. Il y avait plusieurs semaines qu'il était sobre maintenant. Il n'allait pas briser ça aujourd'hui. Doucement, il repoussa le verre et en détacha ses doigts. Le regard de Loki s'adoucit un instant plus tard.
« Je suis navré, j'aurais du demander.
− C'est rien, murmura Tony en imaginant presque la caresse du whisky dans sa gorge.
− Vous voulez un café ? »
Tony eut un rire nerveux. Rien ne se déroulait comme prévu, encore. Une vague de colère et de désespoir le submergea rapidement, apportant avec elle le visage de Steve, déformé par la déception, et le regard perdu de Peter. Tony n'irait pas jusqu'à dire qu'il était la seule et unique raison de son divorce avec Steve, puisque le oh si respectable Rogers avait volontairement atterri nu dans le lit de son meilleur ami, plusieurs fois. Tony s'était battu. Contre tout le monde, et contre lui-même, pour assurer le bonheur de sa famille. Toujours. Même s'il faisait des erreurs, personne ne pouvait lui enlever ça : il essayait, constamment, mais il était si épuisé que personne ne le soutienne. Le monde semblait peser sur ses épaules et Steve n'y avait jamais rien fait. Tony en était venu à la conclusion que quoi qu'il fasse, rien ni personne n'en ressortait satisfait, et définitivement pas lui-même. Alors pendant que son mari baisait un autre homme, Tony aidait son fils à faire ses devoirs de biochimie entre deux verres. Et puis, beaucoup plus de verres. Rien ne fonctionnait, et Tony avait commencé à se haïr chaque jour un peu plus. Aujourd'hui, il avait cru pouvoir y échapper. Il avait cru pouvoir réparer quelque chose correctement.
« Je suis un alcoolique, souffla-t-il en se frottant les yeux, un accro à la caféine, et je ne me souviens pas de la dernière fois que j'ai bien dormi. Insomnies, cauchemars, anxiété, la totale... Seigneur, je me vends bien, pas vrai ?
Il se mordit la lèvre. Loki resta silencieux, le dévisageant avec attention. Après un soupir, Tony essaya de sourire.
− Je suis bon à rien, clairement, rit-il. Je pensais... Je ne sais pas ce que je pensais. En revenant ici, je voulais, hum, peut-être, me donner une chance de, rattraper le coup, de faire un truc bien. Je pensais, vous savez, vous n'êtes pas une chose. Et je, je suis désolé si c'est que vous avez ressenti. C'était juste, la pire journée de ma vie, je crois. Une de celles-là en tout cas, marmonna-t-il tapotant nerveusement sur le bois sombre devant lui, zieutant le verre vide. »
La silhouette de Loki s'approcha doucement de lui. Quand il leva les yeux, le barman avait posé son menton sur sa main et le léger sourire sur ses lèvres semblait inciter Tony à continuer. Tony tenta de ne pas l'admirer trop longtemps ; en vain. Sa peau claire et ses traits elfiques relevaient d'une beauté proche de la perfection. Loki lui fit un clin d'œil, et Tony sentit son visage se réchauffer. Jésus, Marie, Joseph, il n'avait vraiment plus l'habitude d'approcher les gens. Il reprit :
« Je, hum, je venais de signer les papiers du divorce et, j'étais venu ici pour rendre visite à mon fils, dans le genre, surprise, c'est moi ! Ouais. Mais il était pas là, et il neigeait, je ne pouvais pas rentrer chez moi, les vols étaient annulés. Mon fils se trouvait chez mon, hum, chez son autre père, murmura-t-il en sentant sa voix faiblir. Celui qui couchait avec son meilleur ami, pff, et j'ai jamais rien dit à Peter. Je ne veux pas que ce soit, hum, qu'il sache que son père est un salaud. Alors, j'ai... tout pris dans la gueule. Et puis j'ai atterri ici, pour un putain de café. Et après avoir passé des mois sans être vu par qui que ce soit... je sais pas, quand vous m'avez regardé, j'ai... C'était assez merveilleux, souffla-t-il en baissant les yeux. Si j'ai atterri au royaume des dieux ce jour-là, vous en étiez définitivement un. »
Les grands yeux verts de Loki le sondèrent pour ce qui lui parut une éternité. Au bout de quelques secondes, il en vint à vouloir être avalé par le sol et n'être jamais recraché.
« Faites-moi un signe, supplia-t-il faiblement. Vous êtes un sphinx et je, je capte rien. »
Tony était prêt à partir en courant quand Loki se pencha vers lui. Il n'avait pas été aussi près de qui que ce soit depuis longtemps.
« Vous êtes de retour dans mon bar, aujourd'hui, pour me dire que je suis un dieu vivant, juste avant de repartir comme un voleur dans un avion qui vous conduira à des kilomètres de cette chaise ?
Tony pencha la tête sur le côté, l'air pensif.
− Dis comme ça, c'est sûr, ça enlève tout le charme, admit-il en fixant le plafond.
− Et durant ces trois mois où vous avez pensé à moi, cela en avait ? dit l'autre avec un sourire en coin.
− Je n'ai jamais dit que j'avais pensé à vous, répliqua Tony en réprimant un sourire.
− Vous avez pensé à moi, ne le niez pas, dit Loki en s'éloignant pour attraper une bouteille qu'il posa près de Tony. Vous n'avez pas de tendances autodestructrices après un verre de jus de fruits, rassurez-moi ?
Les mots manquèrent soudainement à Tony. La raison lui échappait entièrement. Loki s'engagea à lui servir un verre.
− Si j'étais un dieu, souffla-t-il, j'aurais depuis longtemps réduit votre ex-mari en cendres. J'aurais veillé sur vous.
− Un dieu n'aide nulle créature démunie sans obtenir quelque chose en retour. Que demanderiez-vous ? sourit Tony.
− De vous ? Absolument rien, confia Loki avec honnêteté. Bien que je désirerais absolument tout...
Tony réalisa qu'il retenait son souffle quand il soupira et que sa poitrine trembla.
− A vrai dire, dit-il en tenant le verre à moitié rempli, que vous parliez ou non, je, hum, je dois vous avouer que je saisis pas tout.
Le rire de Loki serpenta jusqu'à lui.
− J'ai pensé à vous, déclara-t-il en contournant le comptoir, se dirigeant lentement mais sûrement vers Tony. Votre entrée était des plus inoubliables, certes, mais je dois admettre que votre visage l'est bien davantage.
− Mon dieu, êtes-vous en train de flirter avec moi ?
− Je peux arrêter.
− N'arrêtez pas.
Loki se tenait désormais près de Tony. Son corps était imprégné de l'odeur de l'alcool et de l'orage. Tony laissa son regard dévorer chaque parcelle de son visage.
− Comment dois-je vous appeler ? s'enquit Loki en s'accoudant au bar, son regard ancré à celui de Tony.
− Vous êtes vraiment grand, hein... Hum, appelez-moi comme vous voulez. Mon nom est Tony.
− Mmh. Tony... Comme Anthony ?
− Yep, sourit Tony bien qu'il fut terriblement nerveux.
− Anthony...
Il ferma les yeux, appréciant la sonorité de son nom sur la langue du beau prince.
− Vous avez l'air d'aimer, remarqua Loki en riant légèrement.
− Ce n'est pas tant mon nom que j'aime, mais hum, surtout votre voix.
− Je pourrais vous révéler tous les secrets du monde en susurrant à votre oreille, murmura-t-il en se penchant vers Tony, leurs visages se touchant presque. Si c'est ce que vous désirez.
− Ça vous prendrait une éternité...
− Attendre de vous revoir un jour a été une éternité.
− Pause. Temps mort. Vous, qui m'avez pratiquement viré de votre bar, avez attendu que je revienne ?
− Espéré, corrigea Loki en approchant sa main de celle de Tony. J'ai espéré. J'ai la fâcheuse manie de toujours repousser les personnes qui ont le pouvoir de m'intéresser. Et vous, souffla-t-il, vous m'avez définitivement intéressé. »
Ses longs doigts, étrangement froids remarqua Tony, effleurèrent les siens, remontant lascivement son bras jusqu'à se faufiler presque scandaleusement sous le col de son t-shirt. Tony frémit et laissa Loki le faire glisser sur son siège de façon à ce qu'ils soient face à face. L'autre main du barman caressa sa cuisse pour terminer son voyage sur sa hanche. Tony ne put s'empêcher de venir respirer tout près de la peau claire qui s'offrait à lui.
« Désirez-vous quelque chose d'autre à boire ? ronronna la voix de Loki en posant ses lèvres sur la mâchoire de Tony.
− Ça, c'est l'allusion sexuelle du siècle.
− Tais-toi et vénère-moi, sourit Loki en lui volant un véritable baiser.
− Avec plaisir, murmura Tony en l'attirant plus près. »
Dehors, le tonnerre fit vibrer l'air après qu'un éclair eut déchiré le ciel. Si ça continuait comme ça, et avec un peu de chance, le vol de Tony serait encore annulé.
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