Chapitre 3 : Espoir ou déni ? (Corrigé)
Deux jours après notre repas au bistro de "la Faim du Monde", George, Jeane, Ashley et moi nous invitâmes dans la chambre de Kenfu pour effectuer notre traditionnel concours de blagues. Disposés en cercle autour du lit, semblable à une funeste commémoration, nous devions à tour de rôle énoncer le pire jeu de mots, la pire plaisanterie qui soit. Nous avions l'espoir que ces âneries finiraient par tirer Kenfu de son sommeil, lui soutirer une grimace exaspérée. Mon cœur s'emballa à cette simple image ; cette mine me manquait tant ! Il me suffirait d'un éclat émeraude, d'une simple œillade mauvaise, d'un sourire mauvais pour que la joie de vivre me revienne.
— Il a se réveiller, hein ? minauda Ashley en plissant du nez.
L'odeur métallique de l'endroit lui avait toujours été insupportable, chose qui n'avait pas manqué de nous surprendre. La jeune Erkaïn était pourtant une habituée des arômes de maladie, de sang et de propreté chimique. Peut-être seul le teint blafard de Kenfu suffisait à rendre l'atmosphère plus nauséabonde.
— Il n'y a pas de raison pour qu'il reste comme ça pour toujours, soupira George, qui abordait pourtant une mine dépravée.
Les festins de miel qu'il s'offrait habituellement se faisaient désormais rares, aussi avait-il perdu de ses joues rosies et son petit ventre que Jeane trouvait si adorable. Il paraissait fade, pâle, et si l'on l'avait étendu aux côtés de son meilleur ami, l'on n'aurait pas su dire lequel des deux avait fait une mort clinique il y a deux semaines. En l'espace de deux jours, tout espoir l'avait peu à peu quitté, pour une raison que j'avais pour ma part choisie d'ignorer : le délai accordé par les médecins à Kenfu pour se réveiller avait été dépassé la veille. Cela ne signifiait qu'une chose : soit il ouvrait les yeux avant la fin de la semaine, soit ils resteraient clos pour l'éternité. Quel terrible dilemme. Comment pouvions-nous bien formuler la moindre blague dans une telle situation ? C'était chose bien difficile que de parvenir à ironiser sur le monde face au visage quasi mort de son meilleur ami.
— Bon, lâcha Jeane, dont le dos courbé sur sa chaise formait un arc-de-cercle parfait. Qui commence ? Pas moi. Perso, j'ai rien là.
Le silence attendit à nos côtés que l'un d'entre nous se décide à tirer un semblant de sourire sur ses lèvres. Il paraissait si désespéré de notre situation. Comme s'il ne souhaitait qu'une chose, être loin d'ici, loin de cette sinistre pièce, et que les rires et les bruits viennent prendre sa place. Mais ils n'en avaient pas la moindre envie aujourd'hui. L'atmosphère, les murs et les visages étaient trop dénudés de couleur pour qu'ils puissent espérer trouver leur place.
— Si on disait plutôt à Kenfu pourquoi on aimerait qu'il revienne ? murmurai-je en ramenant une mèche de cheveux derrière mon oreille.
Si la mort l'attendait bel et bien au terme de cette semaine, alors peut-être devais-je exposer ma vérité aux autres. Révéler mes sentiments. Peut-être cela le tirerait-il de son sommeil, seule Akala le savait. Je n'avais qu'à tenter ma chance : après tout, je n'avais rien à perdre, et Kenfu emporterait ce secret dans sa tombe.
Je ravalai mes larmes, déglutis bruyamment et jetai un bref regards aux autres. Ils approuvèrent d'un léger signe de tête, chassèrent les petites gouttes d'eau qui perlaient sur leurs joues pour se redresser sur leur siège. Ils prirent un air solennel, s'interrogèrent du regard, puis Ashley se décida à prendre les devants :
— Kenfu, hoqueta-t-elle, on ne se connaît pas bien, toi et moi. Je sais que si on n'avait pu discuter plus longtemps, tu aurais fini par m'apprécier. En plus d'être plutôt jolie, je suis gentille.
Je dus déployer toute la force qu'il me restait pour conserver un visage de marbre. Ca n'était pas un rire qui se frayait là, mais une grimace de jalousie. Qu'insinuait-elle en énonçant de tels propos ?! J'essuyai la sueur de mes paumes sur mon pantalon, repris mon souffle dans la plus grande discrétion.
— Enfin, reprit-elle en envoyant ses boucles blondes vers l'arrière. C'était rigolo d'être ton amie. Merci d'avoir été d'accord pour que je reste avec vous. Vous êtes les meilleurs amis du monde.
Elle accorda un sourire naïf aux deux autres, ainsi qu'à moi, mais nul ne le lui retourna. Ils demeuraient fixés sur l'expression cadavéreuse de Kenfu, sans qu'aucun son, ni sourire, ne puisse briser ce dernier face à face.
Jeane se râcla la gorge et articula à grande peine des mots entremêlés aux sanglots :
— Chat, j'sais pas quoi t'dire. J'suis pas douée avec les mots et tu l'sais mieux qu'personne.
George lui jeta un bref regard, si court, que je doutais même qu'il eut existé.
— Chat, poursuivit Jeane, aveuglée par ses pleurs. Chat, j'suis désolée. J'suis tellement désolée. J'voulais faire plus. J'voulais te donner des trucs que j'ai pas pour t'sauver, j'voulais qu'le ciel il tombe, il nous écrase tous parce que la vérité j'trouve ça injuste, en fait, j'trouve ça vraiment injuste. J'sais pas qui t'a choisi pour tout ça, j'sais pas qui a décidé que là bah hop t'allais souffrir, là t'allais être jeté par ton paternel, là les gens bah tient ils te supportent pas, et d'un coup le Roi il s'intéresse à toi et tout. J'comprends pas, vraiment, j'comprends pas. Pourquoi ? J'sais pas. J'sais même plus quoi dire. J'suis juste désolée. Révoltée contre cette putain de déesse qui s'est acharnée cont'e toi, Chat. Au moins, t'as eu nous dans ta vie. Dans ta putain d'vie d'merde.
Elle eut un rire, qui nous arracha à tous un faible sourire.
— Eh ouais, j'suis désolée, j'dis les termes mais t'as vraiment eu la pire vie de tous les temps. J'crois t'as battu l'record du monde carrément. Ton premier prix, Chat. Il est juste pour toi. T'es content ? Pas moi, MDR. J'aurais voulu t'le donner quand t'étais debout, ducon. J'voulais qu'tu m'insultes, qu'tu te fâches, qu'tu fasses la grimace genre "vous êtes trop chiants bande d'immatures" et blablabla, et tout c'que l'Kenfu fait d'hab'. Mais bon bah là c'est un p'tit peu compliqué. T'es presque mort, mon pote. Ah ça, ça j'ai pas dis. T'as été l'meilleur pote du monde. Avec p'luche, Nana et bella, vous avez été les meilleurs potes de la vie. Personne peut avoir mieux qu'vous. Si un jour quelqu'un trouve mieux, bah il invente. Genre le mec il sait pas vraiment c'que c'est d'avoir des vrais amis. Comme toi. Avec qui on s'insulte, on s'dit des conneries, on fait les cons, on fait tellement n'imp' que même le n'imp' est perdu. Quand tu s'ras à Divinity, oublie pas ça, s'te plaît. Nous oublie pas. Pa'ce que moi, j't'oublierai jamais, Chat.
Elle essuya ses joues d'un bref revers de manche, et un long silence respectueux conclut ses paroles. Elle qui disait ne pas savoir trouver les mots, elle avait si bien parlé que j'en avais le souffle coupé. Le cœur chancelant de ces si belles phrases. A son tour, George prit la parole, d'un ton si doux qu'un frisson fit dresser les poils sur ma nuque :
— Un jour, j'ai lu que les cœurs qui se trouvent ne se séparent jamais vraiment. Je n'ai jamais su s'il parlait de l'Amour des Ames-Sœurs, d'une longue amitié ou de la famille. Aujourd'hui, je pense à cette citation, parce que j'ai le sentiment que j'éprouve pour toi la plupart des amours qui existent en ces Mondes. Cela ne fait qu'un mois, presque, que l'on se connaît, et honnêtement, si on m'avait dit que je m'attacherai autant à quelqu'un en si peu de temps, je ne l'aurais pas cru. Pourtant, moi qui n'ai jamais eu de frère ni de sœur, je t'ai presque considéré comme tel. Je t'ai aimé comme un ami, comme mon meilleur ami, comme ma famille. Alors, je crois que même si ton cœur va peut-être s'éteindre, ton âme ne nous oubliera pas, ni Jeane, ni Sinna, ni Ashley, ni moi. Parce que les cœurs qui se trouvent ne se séparent jamais vraiment.
Il conclut son petit discours par un léger inclinement de la tête, et l'effroi me paralysa. Qu'allais-je bien pouvoir dire, moi qui ne savais parler, qui ne savais dire autre chose que la vérité brute et dénudée ? Les formes, les tournures, les ornements qui paraient leurs phrases étaient absents chez les miennes.
Mais leur regard coula dans ma direction, et je dus me résoudre à me lancer :
— Alors... soufflai-je, le cœur lourd, en déposant mes yeux sur le visage de Kenfu. Toi et moi, c'est vrai que c'était particulier. Un jour on riait, un autre on pleurait, et puis entre tout cela, on s'insultait, on se haïssait. Je n'ai pas de beaux discours comme George et Jeane, je ne sais pas trop quoi dire, en fait, sinon que je t'aime.
Je maudis ma stupide brutalité, ces mots qui étaient tombés si rudement sur la pièce. Les trois autres me dévisagèrent, et je fus incapable de réagir comme toute personne censée. Les larmes ne venaient pas. Mes mains ne tremblaient pas.
— Je t'aime, je suis amoureuse de toi. Tu crois être un monstre, mais pas pour moi. Tu n'es pas un monstre, Kenfu. Tu ne l'as jamais été à mes yeux, et tu ne le seras jamais.
Jeane porta une main à ses lèvres pour étouffer un nouveau sanglot, tandis que George me fixait, les yeux écarquillés. Incapable de soutenir davantage leur regard, je me penchai sur le lit, serrai tendrement la main de cet Erkaïn que j'aimais tant, jetai un dernier regard à ses lèvres gercées, ses pomettes glacées et ses paupières closes avant de pivoter sur ma chaise pour quitter la pièce. Les roues crissèrent sur le carrelage, tirai péniblement la poignée et me livrai à la fraîcheur du couloir, où un hurlement intérieur pu enfin libérer un torrent de larmes sur mes joues.
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