Chapitre 2 : Inquiétantes nouvelles (Corrigé)

Kaï nous attendait dehors, planté sur le trottoir comme s'il avait tout le temps du monde devant lui. Comme s'il se tenait là depuis des années, qu'il avait pris racine et ronronnait sous un soleil froid. Il semblait apprécier les morsures du vent, l'air glacial qui comprima nos poumons à notre sortie. Quant à moi, je n'aimais guère l'hiver. Tout d'abord parce que mes parents n'avaient jamais fêté la Nouvelle Année, qu'ils haïssaient ces célébrations d'une société consommatrice -fixée sur des défauts Enohrien, selon eux- et en avaient fait une période sombre de l'année. Ils ne cessaient de se plaindre, de critiquer chaque visage souriant qui quittait les magasins les bras chargés de décorations et de délicieux mets de saison. Aussi m'étais-je habituée à un climat pour le moins désagréable. Et puis, il faisait terriblement froid. Trop froid, même, pour un équateur Phoenicien. J'enviais les Akkezones, qui ne connaissaient la neige, n'utilisaient jamais de radiateur et n'allumaient des feux que pour décorer. Il est vrai que leurs terres se tapissaient de désert et que l'eau y manquait cruellement ; mais il y faisait chaud.

Je revins à moi lorsque ma chaise s'ébranla sur une irrégularité du trottoir, et Julie s'excusa de ce faux pas.

— C'est rien, la rassurai-je, encore perdue.

Ce retour brutal à la réalité me donna des vertiges.

— Alors, quelles sont les nouvelles ? s'enquit Aïru, qui s'élança aux côtés de Kaï.

Plus loin devant, George et Jeane, sous forme animale, gambadaient gaiement. Le regard de Kaï se ternit, et il émit une quinte de toux :

— Eh bien... elles ne sont pas bien positives.

Il me jeta un regard furtif, comme pour s'assurer que je n'écoutai pas -ce qui était bien entendu l'exact contraire- avant de poursuivre :

— Delta est en manque de ressources, soupira le Roi. Changer était son principal fournisseur en textiles, notamment les voiles solaires.

Le père de Kenfu hocha doucement le menton :

— Changer sait que Delta soutient notre armée financièrement ?

— Il se pourrait bien.

J'entendis Julie gronder dans mon dos :

— Changer a trop d'influence sur le marché de Phoenix. Il peut faire chanter n'importe quelle Île.

— Mais Queon ne se laissera pas berner, riposta Kaï.

Je plissai les yeux et les souvenirs ressurgirent : Fak Queon était la souveraine de Delta, réputée pour son farouche caractère et ses qualités de négociatrices.

— Queon est faible sans textile, insista Julie.

— Queon nous soutiendra, affirma néanmoins le vieux Roi. Elle a plus à y gagner.

— Tu ne peux pas faire des promesses que tu ne tiendras pas, s'alarma Aïru, qui prit soudain un air menaçant.

S'il semblait avoir compris où Kaï voulait en venir, j'étais pour ma part bien loin du compte.

— Le Trône Semi-Elfe de Stellarium est toujours vacant, lui rappela-t-il. Et je compte le garder vide un bon moment. J'ai besoin de cette promesse pour que les alliances tiennent.

— Les Astrelliens désirent aussi le Trône de Stellarium ? demanda Julie.

— Les Astrelliens ne désirent rien, sourit Kaï, la voix sage, tout en jetant un coup d'œil à la rue voisine pour s'assurer de notre direction. Ils nous sont fidèles.

— Gnad t'es fidèle, le corrigea Aïru.

— Et Gnad est un excellent souverain, approuva le vieil Erkaïn, la mine comme satisfaite. Son peuple a une confiance aveugle en lui. Aucune visite diplomatique ne s'impose jamais, grâce à ça...

Le silence fila entre eux, ternit leur visage pensif et engagea presque une conversation muette entre regards douteux et effrayés. Ainsi, la guerre était réellement aux portes de Phoenix. Elle frappait, debout sur le seuil, et n'attendait que qu'on vienne lui ouvrir. Qui s'y risquerait ? Nous, ou les Changers ennemis ? J'eus une grimace ; réfléchir ainsi me donnait un furieux mal de crâne. Qu'importe, dans un sens, que ce soit l'un ou l'autre ; les choses tourneraient au vinaigre quoi qu'il en soit. D'après ce que j'entendais et de ce que Kenfu disait à Jeane et George, il y avait bien trop de non-dits pour que cela soit si simple. Que ce ne soit qu'un jeu de pouvoir et de territoires.

Je me dévissai alors la nuque pour guetter les alentours, m'assurer qu'aucune silhouette encapuchonnée ne nous suive à la trace. D'autant que le Roi lui-même nous accompagnait. N'avait-il donc pas de gardes du corps, de soldats à ses côtés, prêts à le défendre en cas de besoin ? Aïru seul ne suffirait pas à déjouer une offensive surprise. Et moi encore moins.

Je décidai finalement de ne pas me préoccuper de ces détails ; après tout, Kaï n'était pas Roi pour rien. Il savait probablement ce qu'il faisait et les risques qu'il prenait à demeurer seul sur un trottoir en plein centre ville, le visage à découvert. Chacun des passants nous dévisageaient, hébétés, et arrêtaient leur chemin pour observer le nôtre. Qu'avait-il de si intéressant, sinon que le Roi nous accompagnait ?

Un frisson me secoua l'échine à cette penchée. Le Roi de Phoenix marchait dans mon dos, aux côtés du plus célèbre général de guerre que l'on connaisse. Jamais, de ma vie entière, je n'aurais imaginé un pareil instant. Comment avais-je eu accès à de telles relations ? Tout cela n'était dû qu'à mon amitié avec Kenfu. Ses parents seuls pouvaient nous garantir une place privilégiée dans la noblesse Erkaïn - enfin, surtout son père.

— Ashley nous attend ici, fit George, qui avait ralentit le pas.

Il désigna un élégant bistro à l'enseigne rouge bordeaux, placardée de lettres en argent vif indiquant "la Faim du Monde". Nous nous stoppâmes au seuil et observâmes quelques secondes les tables grises à travers la vitrine. Les quelques clients écarquillèrent les yeux à notre vue et stoppèrent leur repas pour nous dévisager. Mal à l'aise, j'attendis qu'un réagisse. Mais aucun ne semblait impacté par ces regards inquisiteurs, aussi je tâchai d'essayer de faire de même. Mais les ignorer était chose bien difficile, dans la mesure où ils étaient partout où mon menton pivotait.

— RUBIS !!! hurla une voix suraigüe, qui nous arracha à tous un violent sursaut.

La fourrure blanche immaculée d'Ashley jaillit dans mon champ de vision et s'écrasa sur la Lapine. Les deux s'enlacèrent en hurlant, sautillèrent sur place, se prirent les mains et s'époumonèrent davantage. A croire qu'elles ne s'étaient pas déjà vues hier.

Aïru émit finalement un grognement impatient, qui fit se redresser aussitôt les deux jeunes Erkaïns. Elles masquèrent à grande peine un rire, et George détourna la truffe, les babines pincées de gêne.

— Je meurs de faim, déclarai-je brusquement, pour tasser le malaise.

— Alors allons-y, égaya Ashley, dont la voix n'avait toujours pas quitté les aigus.

Aïru se glissa à la tête de notre petit groupe pour tenir la porte. Kaï le remercia d'un regard amusé et pénétra dans le restaurant, talonné par Julie et moi. Mes trois amis fermèrent la marche après avoir lancé au père de Kenfu un regard timide.

— Je veux un grand r'pas pour la faim du monde, clama Jeane tout en tirant la langue.

Nous exagérâmes un rire peu convaincu, qui acheva de dresser un grand sourire sur les joues de notre amie. Elle retenait à grande peine un rire, hilare.

Un serveur s'avança et se planta face à nous. Il avait de délicates pattes écaillées d'or et de vert, et sa longue queue de lézard était surmontée de paillettes d'argent. Il émit une quinte de toux, fièrement redressé face à son Roi, et proposa quelques tables disponibles. Nous en choisîmes une et nous assîmes dans le silence quasi-total, uniquement troublé par les murmures pressés de Jeane et Ashley.

Lorsque tous furent assis, le maître d'hôtel apporta les menus et les adultes se penchèrent aussitôt sur les petites lignes grises. Installés en bout de table, ils ne prêtèrent aucune attention aux rires étouffés de mes trois amis et murmurèrent entre eux quelques paroles inaudibles, probablement à propos de prix ou d'alcool. 

Je réprimai un soupir, les yeux baissés sur les feuilles plastifiées. A cet instant précis, je n'aurais souhaité qu'une chose. Que Kenfu soit parmi nous. Sans lui, le monde paraissait fade. Le simple fait de l'avoir en face de moi aurait suffi à me redonner le sourire. A me faire oublier ces tristes nouvelles, cette lourde atmosphère encore tremblante de la bombe et des combats. De la guerre à venir.


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