Chapitre 14 : Pot de Départ (non corrigé)
La nuit gagna le camp quelques heures plus tard. Avec surprise, je découvrais que Kaï avait organisé un pot de départ au front. De l'alcool à volonté était servi au bar, et on avait même déniché une radio usée qui diffusait de vieilles musiques rétro. Le Roi n'avait pas fait les choses à moitié. Il avait envoyé une équipe trouver de quoi nous changer, dénicher des vêtements d'occasions spéciales qui auraient survécu aux bombardements. J'avais constaté, en entrant dans la tente qui servait comme de garde-robe à tous ces vêtements, qu'ils en avaient trouvé bien plus qu'il n'en fallait pour le camp tout entier.
J'avais attrapé un pantalon noir et une chemise blanche, un sourcil levé. Jeane et George m'avaient persuadé de jouer le jeu. J'avais également décidé de pardonner à mes deux amis. A dire vrai, je n'avais nulle envie de me disputer avec eux alors que la mort nous talonnait.
A présent je me tenais dans la tente commune qu'on avait attribuée à Jeane, son copain, George et moi, transformé en Homme. Je réajustais les manches de la chemise en les remontant sur mes coudes, exaspéré par ma tenue. A vrai dire, j'avais du mal à comprendre l'intérêt de se déguiser ainsi aux portes de la mort. Je ne suivais pas bien les raisons qui nous poussaient à faire de notre dernière soirée une fête alcoolisée où on se vêtait le mieux possible.
J'ouvris les deux premiers boutons de mon col, une grimace au visage : je me sentais bien trop à l'étroit dans cet attroupement. J'avais chaud et ma respiration se faisait difficile. J'arrêtai subitement mon geste : était-il seulement possible que la peur me tienne encore ?
Soudain furieux contre moi-même, je quittai la tente et me dépêchai jusqu'au lieu du pot de départ. J'entendais la musique se jouer et grésiller dans les hauts parleurs de la radio alors même que je me tenais à cent mètres de la place. J'arrivais aux abords de cette dernière, les mains dans les poches et la mine mécontente. Les lumières aveuglantes éclairaient les danseurs qui se secouaient comme des fous, et sur les côtés avaient été alignées des tables rondes en bois. Beaucoup étaient occupées, et j'esquissai l'ombre d'un sourire lorsque je vis Jeane et George assis sur l'une d'entre elles, riant aux éclats. Nostalgique, je me souvins de nos premiers jours passés ensemble. Le parc d'attractions, le toit de l'école. Tout ceci me semblait si loin à présent, alors que ces souvenirs ne remontaient qu'il y a un ou deux mois.
Puis, ce fut au tour des larmes de me monter aux yeux. Peut-être était-ce la dernière soirée que nous allions passer ensemble.
Je m'avançais vers eux et m'assis à leurs côtés.
-Kenfu ! s'exclama Jeane, un sourire étalé aux lèvres.
C'était la première fois que je la voyais sous sa forme humaine. Ses cheveux blonds cendrés lui tombaient en carré, frisés et ébouriffés. Elle avait tracé un trait noir sous ses yeux violets, et sa peau clair reflétait les lumières de la fête. Elle portait un ensemble noir en velours, le haut moulant laissant voir son ventre.
George, à ses côtés, paraissait comme un éléphant aux côtés d'une souris. Son thorax à lui tout seul nous doublait de taille. Grand et imposant, il portait un délicat costard couleur crème, qui s'accordait bien à ses cheveux paille coupés en brosse. Ses yeux ambrés, gardant leur forme d'amande, se posèrent sur moi d'un air amusé.
-T'es pas mal en costume, se moqua-t-il.
Je lui tirai la langue, levant les yeux au ciel.
-Jano n'est pas là ? poursuivit George en se tournant cette fois-ci vers Jeane.
Je fronçais les sourcils : qui était ce Jano ?
-C'est mon p'tit copain, m'expliqua-t-elle devant mon air perdu.
Je fis soudain le lien : alors le lapin blanc portait le nom de Jano ?!
-Jano... commençai-je, l'ombre d'un sourire aux lèvres. Jano et Jeane ?
L'intéressée éclata de rire, et George la suivit.
-C'est c'te p'luche qui lui a donné c'surnom, l'accusa-t-elle. De base il s'appelle Liann.
Je plissai les yeux, moqueur :
-Liann et Jeane, Jeane et Liann... Non, Jano et Jeane c'est bien mieux.
Les deux retournèrent dans leur fou rire, et je me contentai pour ma part d'un simple sourire. Une fois calmé, George poussa sa bouteille de Darmor dans ma direction pour m'inviter à prendre un coup.
Je bus, lâchai une grimace tandis que l'alcool s'écoulait dans ma gorge. Sa brûlure me réchauffa intérieurement, et je soupirai de soulagement.
Mais alors que je prenais une autre teinte, détournant le regard vers la piste des danseurs, je vis une silhouette familière s'avancer au bras d'un rouquin à l'air hautain et fier.
J'éjectai soudain tout l'alcool que j'avais dans le gosier, les yeux exorbités et la mine horrifiée.
-Mais c'est Sinna ! proférai-je, trop choqué pour m'essuyer la bouche.
Les deux autres fixaient la jeune femme, aussi choqués que moi.
-Comment ose-t-elle... ? murmurai-je, profondément blessé.
A présent elle dansait en compagnie du rouquin, qui avait placé ses mains sur le bas de sa taille. Nooa. Cet imbécile que j'avais attaqué il y a quelques heures. Les plaies que je lui avais infligées étaient encore marquées par la présence de ses bandages tachés de sang, enroulés sous son costume rouge.
Comment Sinna pouvait-elle sortir avec lui après ce qu'il m'avait fait ?! Outré et offusqué, j'engloutis la bouteille de George, m'essuyant ensuite d'un revers de manche.
-Elle a pété les plombs, souffla Jeane, horrifiée.
Sa sortie avec Nooa ne suffisait pas, bien entendu. Il fallait qu'elle danse avec lui. Il fallait qu'elle soit vêtue d'une robe légère, presque transparente, qui lui tombait aux genoux et qui descendait en un décolleté osé sur sa poitrine.
Bouillonnant, je détournai le regard, incapable de supporter davantage cette vue.
-Navré de vous interrompre, sourit une voix, et lorsque je levai la tête, je vis un jeune homme aux cheveux blanc portant une délicate moustache noire aborder Jeane. Mais j'ai une dame à faire danser.
L'intéressée sourit de plus belle et se laissa emporter sur la piste de danse.
Je serrais les dents, la main crispée sur la bouteille. Pourquoi l'envie de pleurer de rage me prenait, tout à coup ?! Elle n'avait pas le droit de m'infliger ça.
-Je suis désolé, murmura George, compatissant. Je sais que tu as des sentiments pour...
-Bien sûr que non ! rétorquai-je, furieux. Je n'ai aucun sentiment pour elle ! Ce n'était qu'une amie pour moi. Je suis en colère parce qu'elle sort avec cette merde, même après ce qu'il m'a fait !
Jeane passa devant nous, un sourire désolé aux lèvres :
-Arrête de mentir, on sait ce que tu ressens pour elle.
George haucha la tête, approuvant sa parole.
J'écarquillai les yeux, à présent offensé :
-Mais bien sûr que non !
-Je pense qu'elle ne sort pas avec Nooa parce qu'elle l'apprécie, déclara George.
-C'est encore pire dans ce cas là !
-Arrête un peu, tu veux ?! s'emporta-t-il, les sourcils froncés. Réfléchis un peu ! Si elle sort avec Nooa, c'est seulement pour voir si tu tiens à elle plus qu'en amitié ! Elle teste la manière dont tu la vois !
Je restais muet. Je n'arrivai pas à y croire. Était-ce vrai ? Mais la colère fut de retour quelques secondes plus tard : cela ne changeait rien à la situation. Pensait-elle réellement que je n'avais que cela à penser ?! Que cela serait une partie de plaisir, de la voir avec cet idiot ? N'avais-je donc pas suffisamment de pression ces temps-ci ?!
-Je m'en fous de toute façon, temporisai-je, plus calme. Elle peut sortir avec qui elle veut, ça m'est complètement égal.
George haussa les épaules, la mine exaspérée.
-Jeane a Jano, dis-je, pour changer de sujet. Et toi, t'a personne ?
Il secoua la tête, une moue dubitative au visage :
-Non. Tout ceci ne m'attire pas le moins du monde.
-Ca c'est juste parce que t'es un vieux de soixante-dix piges, rit Jeane en passant devant nous pour la seconde fois.
J'eus un faible sourire ; il fallait que je pense à autre chose qu'à Sinna et Nooa.
-Non, vraiment ! renchérit George, vexé. Tu vois, je suis sûr que vous avez tous cette chose en vous qui est attiré par quelqu'un. Les odeurs qui se mêlent et se choisissent, cette part de vous qui sait que cette personne que vous avez choisis sera celle avec qui vous devrez vous accoupler.
Je grimaçai, je n'aimais pas vraiment ce terme.
-Oui, bien sûr, reprit-t-il. On a aussi cette part d'Humain en nous qui rattache ce choix aux sentiments, au temps. A présent on choisit son partenaire pas seulement à l'odeur et à ses phéromones, mais aussi à son caractère, sa manière de se comporter avec nous et avec les autres, sa beauté.
Mon sourire avait disparu. Pourquoi mes pensées me ramenaient-elles à Sinna chaque fois que l'on abordait le sujet de l'amour ?
-C'est tout ceci que je n'arrive pas à cerner. La seule fois de ma vie que j'ai été excité c'est parce que je m'étais acheté du miel drogué !
Je lâchai un cri de protestation, dégoûté :
-Tu penses vraiment que j'ai déjà été excité en présence de Sinna ?! m'indignai-je. Mais George, c'est dégelasse ! Jamais de la vie !
Rien que de le penser me donnait envie de vomir.
Il haussa les épaules, souriant.
-C'est toi qui a commencé le sujet.
Je soupirai, trop choqué et dégoûté pour répondre quoi que se soit.
-Quoi qu'il en soit, aujourd'hui je vois bien que la voir avec un autre te met dans tous tes états, remarqua-t-il, remettant à présent le sujet sur le tapis.
Mais cette fois-ci, je pris le temps de réfléchir. Avais-je réellement des sentiments pour elle ?
-Même si je l'aimais, tout nous empêcherait d'être ensemble, murmurai-je. Je suis bien trop dangereux. Je suis le Panda-Noir, George.
Cependant, ce dernier leva les yeux au ciel :
-Tu te dresses des obstacles qui n'existent pas, Kenfu.
Il plongea son regard dans le mien et déclara fermement :
-Tu sais, j'observe bien les choses. Et je suis persuadé que si tu te faisais un peu plus confiance et que tu arrêtais de douter de toi, de tes jugements et de tout, ton monstre serait bien moins incontrôlable. Avant d'apprendre à le maîtriser, il faudrait peut-être apprendre à ne plus avoir peur de soi-même et de l'échec.
Je me raidis.
-Je croirais entendre Kaï, raillai-je, agacé, refusant d'écouter ce qu'il venait de me dire.
-Mais enfin, rends-toi compte ! Qu'est-ce qui t'empêche, là, maintenant, d'aller voir Sinna et de lui dire je t'aime ?
Je fus pris d'un mouvement de recul. Jamais je ne ferais une chose pareille ! Ca n'est en rien comparable avec ma situation !
Devant mon air indigné, George poursuivit :
-Rien, et tu le sais aussi bien que moi. Simplement la peur. Je reste persuadé que tu t'es dit "Et si elle choisissait Nooa ? Et si je la tuai à cause du Dragon ?"
Je déglutis. Même si j'avais du mal à l'avouer, George disait vrai. Et pourtant, je n'avais nulle envie d'y remédier.
-Qu'est-ce qui t'empêcherais de sauter sur la table et de hurler que tu vas tuer tous ceux qui se dresseront sur ton passage demain ? renchérit-il, inarrêtable.
Je lâchai une grimace :
-Parce que je vais mourir demain.
J'étais prêt à l'affirmer, malgré le fait que Kaï m'ait emmené trente ans dans le futur pour me montrer que j'étais toujours là, bel et bien vivant, affrontant la deuxième partie de moi-même.
-Ca, c'est parce que tu as une bien trop mauvaise image de toi-même.
Je haussais les épaules. J'étais agacé et je n'avais aucune envie de poursuivre cette conversation qui ne mènerait à rien.
-Hey, vous savez quoi ?! hurla une voix, et je redressai brusquement la tête.
Nooa se tenait debout sur une table, un verre à la main. Sinna souriait à ses pieds, amusée.
-Demain, les Changers regretteront d'être nés ! Car ils subiront la rage de nos griffes et la terrible morsure de nos crocs ! Demain, nous tuerons tous ceux qui se dresseront sur notre chemin ! Et, mes amis, je le ferais au péril de ma vie !
Il leva son verre et tous trinquèrent en poussant un cri de guerre joyeux. Nooa sauta alors de la table, acclamé par de grands rires aux éclats et des tapes dans le dos.
Alors que Sinna lui jetait un regard approbateur, amusé, je jurai qu'il se retourna vers moi et qu'il me lança un regard plein de haine. Ses lèvres s'étirèrent en un rictus méprisant et il articula sans bruit :
-Ainsi que toi, Panda-Noir.
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