Cinq jours nous suffirent pour atteindre l'Ile de glace ; cependant, la fatigue se faisait sentir. Nous ne mangions qu'une fois par jour à cause de notre manque de vivres, ne dormions que très peu. Il nous fallait un temps fou pour lester les cordages, monter et descendre la voile. Mon respect pour les Pirates n'avait fait que tripler, ces cinq derniers jours. Comment faisaient-ils pour manœuvrer un immense navire tout de bois, soutenu de trois mâts et de titanesques voiles ? Le souvenir de nos manuels d'histoire m'était revenu en tête ; la Reine des Pirates, Neelya Spaïce, qui les avait sauvé de l'extinction pendant la deuxième Ere, était réputée pour son talent à tenir un trois mâts seule. Voilà qui était à mes yeux un exploit.
Lors du quatrième jour, nous avions hésité à faire escale sur Delta, pour y récupérer vivres, vêtements chauds et informations sur ce qu'il s'était passé après notre départ sur Eleya. Je voulais savoir si le peuple Erkaïn avait quitté l'alliance en découvrant la mort de son Roi. Mais Sinna s'était formellement opposée à cet arrêt. Elle refusait de prendre le risque que l'on nous voie.
Par chance, les cales de notre navire volé contenaient des mentaux à fourrure, gants et autres ; ainsi lorsque nous franchîmes le détroit du Nord, nous pûmes nous couvrir pour survivre aux grands froids. Cependant, même ainsi vêtus, le froid s'infiltrait sous nos couches de tissus pour nous mordre la peau.
-Là, c'est Akalae ! déclara Jeane en pointant l'île du doigt, les yeux brillants.
Elle était presque invisible, ainsi noyée dans la brume ; ses falaises blanches de neige et de glace grimpaient à des centaines de mètres d'altitude. Impressionné, je vins me placer au plat-bord, aux côtés de mes trois amis. Nous y étions. Les frontières de Phoenix.
-Qu'y a-t-il au delà d'Akalae ? soufflai-je à voix basse pour moi-même, les sourcils froncés.
Je ne m'étais jamais posé la question.
-Je crois qu'une mer immense s'étend après l'île, me répondit George en frictionnant ses mains gantées l'une contre l'autre pour les réchauffer. L'une des plus grandes mers des Huit Mondes. Si on ne s'arrête pas, on finit par atteindre les terres du sud.
-En Amazona ? reprit Jeane, surprise. Ben ça alors ! Phoenix est rond, ça veut dire.
-Tous les mondes sont ronds, Jeane, pouffa Sinna.
Mais son amie semblait perplexe ; elle plissa les yeux, concentrée, mais finit par se lasser de penser autant et sautilla sur place :
-J'ai tellement hâte de voir à quoi ressemble le Portail ! pépia-t-elle.
-Moi aussi ! enchérit George, les yeux brillants. Je me demande quelle taille il fait.
-Il doit être grave grand ! poursuivit la jeune blonde aux yeux violets. Et la sensation quand on le traverse... Est-ce que c'est en mode un miroir ? Ou bien il y a genre une espèce de rideau violé grave stylé ?
J'étouffai un rire ; au fond, Jeane était restée la même. A s'exciter ainsi, elle me rappelait nos sorties à Enohria, et ses remarques dénuées de sens face à des évènements anodins.
-Nous verrons bien, s'amusa Sinna.
***
Sous mon ordre, George poussa la poulie et l'ancre fut lâchée. J'aidai ensuite Jeane à nouer une épaisse corde au mât, que Sinna envoya par dessus bord. Nous lançâmes nos sac sur nos épaules, parés à débarquer sur l'île.
-George, descend en premier, indiquai-je à mon ami.
Il hocha la tête et enjamba le plat-bord. Il attrapa la corde et, sautillant contre la coque, termina par atterrir au sol. Penchés vers lui, nous le regardâmes faire quelques pas sur le sol de neige. Il glissa légèrement, avant de lever un pouce dans notre direction.
-Jeane, à toi, lança Sinna.
La jeune femme, tout à son aise, imita notre ami sans difficultés et sauta dans la neige, toute joyeuse :
-Vas-y Sinna ! cria-t-elle, une fois assurée d'être stable.
Cette dernière me lança un regard interrogateur et j'hochai la tête. Elle attrapa la corde, passa par dessus la rambarde vernie du plat-bord et sautilla à son tour. Elle atterrit sereinement au sol et me confirma d'un signe que je pouvais y aller. Le souffle court et les poumons comprimés par le froid, je serrais l'épaisse corde dans mes mains gantées et, tremblant, entamai à mon tour la descente.
Rien ne va m'arriver, me soufflai-je intérieurement. Je n'étais pas maudit au point que la corde lâche alors que je sautillai comme un idiot sur la coque.
Ainsi, je finis par poser les pieds au sol avec soulagement ; je levai une dernière fois les yeux vers le petit navire : je ne savais que trop penser de mon expérience à bord d'un navire sans Baleine. A vrai dire, je n'avais pas très envie d'y réfléchir.
Je fis volte-face, les dents serrées pour les empêcher de claquer sous le froid, et fis signe à mes amis de me suivre.
La neige craquait sous nos chaussures ; parfois même elle semblait étouffer un râle lorsque George se précipitait trop derrière nous. Personne ne disait mot ; soit le froid avait glacé notre langue, soit l'appréhension de tomber sur le Portail à tout moment nous saisissait l'estomac.
Je plissai les yeux ; les reflets du soleil sur les piques de glaces qui bordaient notre chemin m'aveuglaient. Nous dûmes serpenter entre les roches bleues et blanches, transis de froid, pour finalement nous arrêter une trentaine de mètres plus loin ; les trois autres vinrent se placer à mes côtés et j'entendis Jeane étouffer un cri, impressionnée. Moi même écarquillai les yeux, ébahi.
Nous surplombions une vallée de glace, entourée de murs de pierres, comme dans un cratère. Les cristaux bleus scintillaient, tout comme la neige immaculée au sol, qui semblait parue de paillettes violettes et bleues.
Et au centre de la vallée, une splendide structure garnie de véritables pierres précieuses trônait. Nous étions arrivés à destination.
Mon rythme cardiaque s'accéléra, et je m'empressai de dévaler la pente. Mes pieds glissaient sur la neige, et je manquai de peu à plusieurs reprises de m'empailler sur une pique de glace. Mais il me tardait trop de voir le Portail. La simple idée que mes parents l'aient tout deux franchi, aussi séparément que main dans la main, m'arrachait des frissons.
-Kenfu, attend nous ! geignit Jeane quelques mètres plus haut.
-Tu vas trop vite ! compléta George d'une petite voix.
-Grouillez vous ! leur lançai-je d'un bref coup de menton vers l'arrière, le regard toujours rivé sur la structure scintillante.
Je finis par terminer ma descente en titubant légèrement sur la neige, avant de faire quelques pas ; le Portail était là, face à moi, et respirait la Magie, surplombait la vallée avec puissance. Il était bien plus grand que ce que j'avais imaginé. Un Dragon de Fantasia pourrait probablement le traverser aisément.
-Il doit faire bien... Vingt mètres ? s'étouffa Sinna en se plaçant à mes côtés, impressionnée.
-Jeane, tu avais raison, lançai-je à la jeune blonde qui déboulait quelques mètres derrière. On dirait que l'entrée est masquée d'un rideau.
En vérité, on aurait plutôt dit la paroi lisse et douce d'une bulle. Le Portail se dressait sur un pied noir nacré, sur lequel montaient cinq ou six marches. Là, un immense arc de cercle était entreposé. Décoré d'arabesques et de détails aux allures célestes, il semblait qu'il avait été dessiné par les Dieux eux-mêmes. Au centre de l'arc, la paroi bullaire semblait translucide. Elle semblait... magique.
-Par Akala... s'étrangla George, les yeux écarquillés. Je me sens si petit, devant ça...
-Allons-y ! les pressai-je, le coeur battant.
Nous filâmes vers l'imposante structure, hors d'haleine, avant de nous arrêter face aux marches de pierre.
-Qui veut y aller d'abord ? murmurai-je, les yeux toujours fixés sur le Portail.
-Allons-y tous ensemble, proposa Jeane, émue.
Elle attrapa la main de George, à sa gauche, et la mienne, de l'autre côté. Je pris celle de Sinna, et un instant nos regards se croisèrent. Nous y étions. Le moment était enfin venu de passer de l'autre côté.
Elle me sourit, et tous mes doutes, toutes mes peurs s'évaporèrent. Elle était à mes côtés. Tout irait bien.
D'un même pas, George, Jeane, Sinna et moi grimpâmes les marches. Je pouvais presque sentir leur cœur, qui battaient à l'unisson avec le mien. Nous avions les yeux rivés vers la paroi magique, d'une étrange couleur bleutée et blanche. Impossible de détourner le regard.
Nous nous stoppâmes à quelques centimètres, et je retins mon souffle. Mon cœur ne battait plus. Je ne respirai plus. Nous fermâmes les yeux.
Et alors, d'un même geste, fîmes un pas en avant.
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