Chapitre 43 : La dague rouge (non corrigé)

Sans réfléchir, je m'élançai droit vers l'imposante structure brisée, sans détourner le regard de ses contours gommés par l'orage. C'est à peine si j'osai cligner des paupières. Tout cela, j'avais le sentiment de l'avoir déjà vécu. Ces marches de marbre brisées, devenues floues par la brume, étaient telles que je les avais laissées il y a plus d'un an dans l'esprit de mon double. C'est ainsi qu'elles resteront pendant encore six ans, songeai-je, pris de vertiges. Mais rien de tout cela n'avait d'importance. Seuls les mots de Kaï tonnaient dans mon esprit. Ses révélations publiques qui avaient fait de lui l'ennemi numéro un. J'ignorai les cris de George et Jeane, les sanglots de Sinna à mon passage. Je ne jetai un regard à aucun d'entre eux. Mais au fur et à mesure des marches que j'avalai, je perçus dans mon dos des murmures perplexes et perdus, sans que je ne puisse me retourner pour leur hurler de se taire. Leur hurler la véritable vérité. Enfin, celle que je croyais connaître. Désormais, je ne savais plus. Un paramètre avait été oublié. Kaï était un Voyageur. Il avait été forcé de commettre tous ces crimes.

Du moins, je l'espérai.

Le coeur serré, je soufflai un bon coup et achevai l'ascension. Celle-ci menait à une entrée délabrée, devant laquelle gisait le cadavre d'une double porte déchirée. Malgré le blanc qui colorait chacune des pierres de l'édifice, il dégageait une aura lugubre. Une lourde atmosphère de mort planait. L'ensemble du Palais était en ruine, son toit éventré et ses murs striés de plaies saignantes de vérités. Elles coulaient sur les tapisseries, tombaient aux pieds des colonnes et pour la première fois étaient exposées aux yeux de tous. Ces secrets gardés depuis plus de cinquante ans. Comment avaient-ils été si bien conservés ? Je n'en avais pas la moindre idée. La seule créature qui avait su, je l'avais massacrée à la bataille de la bombe il y a deux ans. La nausée me prit à cette pensée.

J'enjambai vivement les portes et, tapis au sol, je me glissai par la gauche. Je connaissais le chemin. Je débouchai dans le hall principal et retrouvai ce même spectacle horrifiant, les restes du toit et des murs, éparpillés un peu partout dans les contours de la salle. Les vitraux étaient brisés, entaillés, et leurs délicats motifs avaient perdu de leurs couleurs. A mes yeux, ils en avaient jamais eu, puisque jamais je ne les avais vu autrement qu'ainsi.

Au centre de cet effroyable tableau d'or et de blanc, une unique silhouette tâchait la toile. Face au Trône, qui était le seul épargné de l'attaque, Kaï passait deux mains épuisées sur ses yeux. Je m'immobilisai au seuil du hall, incapable de me résoudre à avancer jusqu'à lui. Les flashs du Monde des Esprits me revinrent dans un puissant tsunami lorsque mes yeux se posèrent sur la dague à ses pieds. Elle venait à peine d'être lavée du sang de Kothra.

Il a tué son fils, me rappela une petite voix pétrifiée. Il a tué sa fille. Il a tué son Âme-Sœur. Dans un sens, Kaï avait tué tout le monde. Kaï avait massacré Phoenix, l'avait brisé. Les larmes perlèrent au coin de mes yeux et je mutai sous forme humaine. Je redressai le menton, comprimai les sanglots dans ma poitrine et luttai pour ne pas hurler toute ma douleur au vieil homme. Viendrait l'instant où il me regarderait, où il me sourirait de ses yeux bleus. Où je n'aurais pas le choix. Où tous les mensonges gardés depuis notre rencontre disparaîtraient enfin.

- Est-ce que c'est vrai ? murmurai-je d'une voix à peine audible, entre deux pleurs étouffés. Tout ce que t'as dit. C'est la vérité ? La seule Vérité ?

Sans même voir son visage, je pus discerner son sourire à travers ses mots délicats :

- Oui, mon jeune ami. C'est la Vérité.

Je chancelai, m'accoudai à une poutre et repris doucement mon souffle.

- Comment ? Comment as-tu pu ?

Il pivota dans ma direction, et sa douce expression bienveillante me brisa davantage.

- Il est dans ce monde des âmes qui demeurent attachées à leur destin, comme moi je le suis.

Il s'approcha, leva deux paumes délicates et entoura mon visage avec toute la douceur du monde :

- Les Voyageurs tuent. Les Voyageurs brisent. Les Voyageurs détruisent. C'est vrai. Mais les Voyageurs sont muets. S'ils crient, s'ils hurlent, s'ils pleurent, aucune oreille en ces Mondes ne pourra les écouter. Pas même les Dieux. Ils n'existent que pour tuer, faire naître et mourir. Ils ne portent même pas de nom.

Il garda ses yeux bleus fixés sur les miens quelques secondes, puis se retira. Il marcha lentement, jusqu'au pieds du Trône, qu'il observa longuement.

- Je me suis tant assis ici, souffla-t-il. Mais je n'y ai jamais eu ma place.

Un frisson me prit l'échine lorsqu'il me sourit à nouveau :

- Tu le sais, Kenfu. Tu sais ce que tu dois faire.

Je secouai négativement le menton. Le nœud dans ma gorge était si gros qu'aucun son ne parvenait le passer.

- Tu plantes cette dague dans ma poitrine et tu deviens Roi de Phoenix. Je n'ai plus d'héritier vivant, personne d'autre ne pourra prétendre au Trône.

Je fis non du menton à nouveau. Il n'était même pas question que je touche ce manche. Mais le vieux Roi se pencha, attrapa le couteau et le déposa au creux de ma paume.

- Un jour, fit-il doucement, ta mère t'a dit une chose que je crois être la seule vérité de ces Mondes. Plus grande encore que celle de la Magie et des Mondes. "Dans une guerre, aucune Prophétie ne peut affirmer prétendre connaître l'avenir. Personne ne le peut. Nous sommes tous des pions sur un plateau d'échecs. Les seuls qui ont le pouvoir de mener des véritables actions, de changer le cours des choses, ce sont les offensants, les Rois et les chefs des armées qui se querellent et jouent leurs cartes. Ce qui ne veut dire qu'une seule chose ; nous sommes voués à rester dans cette obscurité, dans laquelle le hasard est le maître du jeu. Les situations imprévues se succèdent lors d'une guerre, et il faut rebondir. C'est le seul moyen de survivre. Mais toi, toi Kenfu, tu as un rôle bien plus important. Tu es la lumière qui perce cette obscurité. Je crois que ton seul rôle est celui d'apporter la vérité. Car, dans la guerre, la mort, la souffrance et la douleur, c'est elle qui nous guide vers la bonne décision. Si les vérités sont enfin révélées, si le mensonge et les secrets sont anéantis, alors la paix sera la prochaine étape."

Les souvenirs m'avalèrent, le sourire de ma mère et son odeur rassurante. Ses yeux brillants de chagrin comme de fierté.

- Je n'apporte aucune vérité, rétorquai-je dans un faible souffle. Je ne fais qu'accentuer le mensonge.

- Rien de tout ce que j'ai dis n'est un mensonge, me rappela Kaï. La lumière est la vérité. Et la lumière doit régner sur ce Monde. Tout comme la vérité. Toi seule la possède. Tu es la Vérité. Un jour, tu sauveras ces Mondes et tu rétabliras la paix, pour toujours, et à jamais. Seule grâce à la vérité.

Il resserra sa poigne autour de ma main, s'agenouilla et me força à faire de même. La dague était là, tout prêt de son coeur, et mes doigts tremblants serrés sur les rubis.

- Je ne comprends pas, Kaï, sanglotai-je. Je ne comprends pas. Quelle Vérité ? Quelle paix ? Quelle lumière ? Je ne comprends pas. Je t'en supplie, ne m'oblige pas. Je t'en supplie.

Il sourit, me relâcha. Mes pleurs cessèrent.

- Tu dois régner, murmura-t-il. Et je dois mourir. Laisse moi m'en aller enfin. J'attends depuis trop longtemps déjà.

Il ferma doucement les yeux. L'éclat azur de ses prunelles s'évanouit, disparut derrière ce rideau ridé, et je resserrais ma poigne sur le manche. Alors, sans relâcher l'air de mes poumons, je pris mon élan et plantai la lame au coeur du Roi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top