Chapitre 39 : D'une rive à une autre (non corrigé)

Bientôt, les Erkaïns se jetèrent à l'haut et leur queue de Baleine projeta une vague d'éclaboussure sur tout le pont. Les yeux plissés pour me protéger des derniers rayons du jour, j'avais relevé le menton et m'étais détournée de la rive. Je ne voulais pas voir le visage de Kenfu. Je ne voulais pas voir sa mine dépitée, son air déçu.

Au fond, j'avais espéré qu'il me hurle de rester, qu'il me hurle ses excuses, qu'il me hurle qu'il m'aimait. Mais le navire s'ébranla, et rien ne vint. Alors, lorsque je vis leur mât disparaître à l'horizon, mon coeur relâcha enfin la pression qu'il exerçait sur ma poitrine et de lourds sanglots m'échappèrent. En un sens, j'avais été une idiote. Mais il l'était aussi. Non ? Je ne savais plus. Mais je savais que je l'aimais. Et à cet instant, j'aurais voulu qu'il m'assure que lui aussi. Cependant, il en avait été incapable. Et je lui avais jeté sa putain de bague à la figure. Les regrets me retournèrent l'estomac. Voilà quels étaient les conséquences de la peur et de la douleur. Elles nous faisaient faire des choses épouvantables. Et si Kenfu ne revenait pas ? Que m'arriverait-il ? La souffrance causée serait-elle suffisamment grande pour me tuer ? Je l'ignorai.

Jeane trottina dans ma direction après avoir lancé quelques ordres et me serra contre elle en murmurant quelques paroles rassurantes auxquelles je ne compris pas le moindre mot. Jeane ne savait pas chuchoter, elle n'avait jamais su. Mais sa voix douce eut au moins le mérite de me calmer.

- Tu le reverras bientôt, déclara Jano, sur les talons de la jeune Erkaïn. George n'est pas décidé à le laisser mourir de si tôt. Et puis, tout va se passer très vite, maintenant. Ils prennent le Palais, ils embarquent l'armée et débarquent à Stellarium. Si les choses se passent bien, on devrait arriver en même temps.

Je fronçai les sourcils :

- Quoi ? On va directement à Stellarium ?!

Je fus prise d'un vertige. Pourquoi les choses allaient-elles si vite ?

- Mais on ne peut pas arriver en même temps... ajoutai-je en faisant glisser mes mains sur mes joues afin de m'assurer que le sang y circulait toujours.

- Si, insista Jano. Ils vont bien plus vite et prennent le courant de l'Est. Nous allons être ralentis par les vents et nous irons plus lentement. Nous arriverons à Stellarium en même temps.

***

Bien que Jano eut assuré que la vitesse serait tranquille lors de la traversée, il fut annoncé à l'approche de l'île, une semaine plus tard, que nous étions près de deux heures en avance. Ce qui était bien maigre, à leurs yeux, mais beaucoup à mon goût. Je n'avais pratiquement rien avalé d'inquiétude sur ces sept jours, et c'est à peine si j'avais dormi. Me demandaient-ils réellement de sauter du navire pour brandir l'épée contre les armées Changers et Semis-Elfes ? Non, impossible. La vérité, c'était que je dormais toujours au chalet, blottie contre la chaleur de Kenfu. Dans quelques heures, je serais réveillée par la douce lumière qui filtrerait les rideaux. Lorsque j'aurais ouvert les battants de la fenêtre pour aérer l'endroit, le délicat arôme de pins aurait envahit les lieux. Puis nous nous serions promenés. Nous aurions travaillé aux champs. Nous aurions joué avec Rose. Elly se serait fâchée. Et la guerre, l'eau souillée par la mort et les combats n'existerait pas ou tout du moins, elle se trouverait si loin que nous aurions oublié. Oublié l'odeur de la charogne et du sang, oublié la vue des cadavres, oublié ces yeux vitreux qui nous guettaient dans nos cauchemars. Nous aurions oublié la misère et la douleur qui n'avaient de cesse de nous poursuivre partout où nous allions dans ce foutu pays. Naguère, nous étions les peuples les plus solidaires, les plus unis parmi les Huit. Nous étions le Monde des réfugiés, des mal aimés. Et voilà que cela parlait vengeance, que cela hurlait justice et réclamait un siège doré qu'autrefois chacun d'entre nous haïssaient. Que s'était-il donc passé pour que tout cela change à ce point ? Avions nous oublié notre passé, notre solidarité d'antan ? Le Monde des créatures rejetées de tous se rejetaient entres elles, désormais. Quelle belle leçon que celle-ci.

- Regardez ! hurla Jeane, qui m'arracha un violent sursaut. Les navires Astrelliens, Senry et Deltaniens !

Je plissai les yeux et pus discerner à l'horizon les mats ornés des étendards respectifs de ces trois peuples. Il n'y avait pas beaucoup de navires. Peut-être huit, tout au plus. Au devant de cette bien maigre armée, un navire Erkaïn. Je pus sans mal deviner que Kaï les menait. Il avait probablement le regard porté sur l'horizon et la mine sage et pensive. Telle qu'avait toujours été son expression.

- Les Akkazones ne devaient pas venir ? soufflai-je, peu certaine que Jeane m'entende avec le brouhaha constant qui régnait sur le pont.

- On leur a envoyé un p'tit mot pour leur dire qu'leur Sauveur chéri était là, me sourit-elle avec un clin d'œil. Ils nous ont dit ouais bon OK finalement pourquoi pas genre trois bateaux. Ils sont censés arriver genre dans deux secondes.

Elle pivota à nouveau vers l'horizon, sautilla sur les planches de bois rouillées. Elle se pencha sur le plat-bord, concentrée, et hurla de joie lorsque, comme prévu, trois navires qui doublaient les nôtres de taille apparurent dans la brume de l'horizon. Les vagues salées nous portèrent jusqu'à eux, où le navire de Kaï mena la flotte sur quelques kilomètres. Ma gorge, mon estomac, mes poumons, mon coeur, l'ensemble de mon corps se raidit, se comprima et se noua lorsque les rivages de la capitale se dessinèrent. Nous y étions. Nous y étions réellement. Ca n'était pas un rêve.

J'étais bel et bien aux portes de la mort.

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