J'étirai un bâillement, les yeux fatigués, et déposai un sac de pommes au fond de mon panier. Les tiges d'osier émirent un grincement, comme était déjà trop gorgé d'aliments. Mais Rose dévorait les pommes plus vite que n'importe laquelle des créatures.
Je pivotai sur moi-même, dressée sur la pointe des pieds ; où était cet imbécile d'Erkaïn ? Il finissait toujours par s'égarer, tel un enfant surexcité, qu'importe le magasin dans lequel nous nous rendions.
Je l'aperçus enfin, et un sourire se dessina sur mes lèvres. Penché sur les barquettes de fraises, les yeux plissés, il dévisageait les petits fruits rouges avec la plus grande concentration. Une dizaine de mètres derrière, un groupe de trois femmes l'observaient en roucoulant. Je levai les yeux au ciel : partout où nous nous rendions, Kenfu finissait par attirer l'œil d'une ou deux humaines. Et cela ne m'étonnait guère. Deux larges épaules et une mâchoire ciselée telles que les siennes ne se trouvaient pas à chaque coin de rue.
Aussi je pris un malin plaisir à m'avancer vers elles, un sourcil arqué. Elles me jetèrent un regard amusé :
- Dis, souffla la première, une petite brune au nez en trompette. Tu le connais, ce type devant les fraises ?
Je feignis la curiosité et me penchai pour observer mon petit-ami qu'elle pointait du menton. J'eus grande peine à retenir un rire. Cet idiot ne remarquait rien. Il était trop absorbé par ses fraises.
Lorsque je compris qu'elles attendaient une réponse, je haussai les épaules et les dévisageai une à une :
- C'est vrai qu'il est beau. Il vous intéresse, c'est ça ?
La voisine de la brune secoua ses boucles blondes :
- Ce mec là intéresserait n'importe qui qui n'est pas aveugle.
- Même si c'est un écervelé arrogant ? pouffai-je.
Elles hochèrent vivement le menton. Je croisai les bras sur ma poitrine, tandis qu'elles continaient à baver sur lui. Je me demandai combien de temps lui faudrait-il pour se détacher de ces fruits et remarquer qu'on l'épiait. Qu'il s'avance vers nous et que je puisse prouver à ces gazelles que leur lion était déjà pris.
Malheureusement, le lion en question se faisait lent, et je n'avais pas la patience d'entendre mes voisines glousser une seconde de plus.
- Kenfu ! le hélai-je, sous le regard stupéfait des trois autres.
Mais le choc fut de très courte durée ; lorsque l'interpellé pivota dans ma direction, tous sens en alerte, elles secouèrent leurs phalanges en éventail pour chasser le rouge de leur joues. Je fis signe à Kenfu d'approcher, et lorsqu'il comprit mon intention, il leva les yeux au ciel et reposa sa barquette de fraises.
Lorsqu'il fut à notre hauteur et que les trois gazelles sautillaient presque de joie, il passa une main autour de ma taille et grogna :
- Les fraises sont bizarres.
J'arquai un sourcil :
- Elles ne sont jamais assez bien pour toi, de toute façon.
La brune fit sauter son regard sur chacun de nous, puis sur la main de Kenfu posée sur mes hanches, et écarquilla les yeux :
- Elle ? Vraiment ?
Les deux autres eurent un mouvement de recul, une grimace répugnée au visage. Si cela m'amusait et dessinait sur mes lèvres un merveilleux sourire satisfait, cela ne sembla néanmoins pas plaire à Kenfu.
- Excusez moi, mais regardez vous dans une glace avant de la critiquer.
Le choc s'étala sur leur expression soudain blême. Kenfu leur adressa un regard noir et m'entraîna vers la caisse, loin de ces gazelles aux yeux exorbités.
Lorsque nous fûmes suffisemment loin, je laissai le rire exploser dans ma poitrine.
- Tu as vu leur tête ?
Il se renfrogna :
- C'est pas drôle.
- Si, ça l'est.
Le caissier scanna l'ensemble de nos articles, que Kenfu se pressa de ranger dans un sac prévu à cet effet. Je payai les emplettes, souhaitai une agréable journée à l'employé et nous quittâmes la supérette. Sur le parking, un nouveau rire me secoua, et j'aperçus un sourire se creuser sur les lèvres du jeune Erkaïn.
- Ça t'a fait plaisir ? lâcha-t-il, tout aussi amusé qu'exaspéré.
- C'était le meilleur cadeau d'anniversaire dont je pouvais rêver.
Il attrapa mon sac de courses et je le remerciai du regard.
- Alors je peux jeter celui qui t'attends à la maison, si celui là était le meilleur, feignit-il d'un air ennuyé.
- Mmh, fis-je mine de réfléchir, attrapant sa main valide pour serrer ses doigts contre les miens. Je crois qu'en fait, c'était vraiment horrible comme cadeau. Oui, oui, malheureusement, tu vas devoir garder celui de la maison.
Il étouffa un rire, qui me réchauffa le cœur. Il se pencha doucement dans ma direction et déposa un baiser sur mes lèvres, qui fit grandir davantage ma joie.
- J'espère que Zénith a fait à manger, grogna-t-il. Je meurs de faim.
- Moi aussi. Mais même si c'est prêt, je pense qu'on va devoir attendre. Aurore ne doit rentrer que dans une heure et demi.
Je perçus son faible soupir et ne pus m'empêcher d'étirer un sourire ; Kenfu n'avait pas gagné en patience au cours de cette dernière année. Ni en sympathie, d'ailleurs. Il demeurait aussi arrogant et désagréable que de coutume, n'avait de cesse de se plaindre et de faire l'enfant. Le voilà qui n'avait pas ses fraises, et l'on en entendrait parler pour le restant de la semaine.
- Zénith a invité sa fiancée, au fait, ajoutai-je, guettant sa réaction.
Il roula à nouveau des yeux :
- Du monde en plus...
Je réprimai un rire :
- Ça s'appelle la vie en famille, vieux grincheux.
- Aube aussi a invité son nouveau copain, alors ça fait beaucoup, je trouve, grommela-t-il dans sa barbe, les sourcils froncés d'agacement.
Cette fois-ci, je n'en trouvai rien à redire. Bien que sa fille Rose soit toujours vivante, à la plus grande surprise de sa grand-mère, Daniel n'était pas resté au chalet plus de quelques mois. Il s'était vite lassé de la naïveté apparente de sa petite-amie, passant outre son physique avantageux et ses beaux cheveux blancs. Depuis, Rose avait eu trois autres beaux-pères, qui n'avaient guère fait mieux.
- Elly va péter un câble, finis-je par soupirer.
- Elly pète toujours un câble, grogna Kenfu tout en me jetant un regard de profonde exaspération, qui ne manqua pas de me faire rire.
- Je préfère presque ton père à elle.
Ce fut son tour d'étouffer un rire, et il comprima mes doigts contre sa paume avant de lever le nez vers le ciel, comme il le faisait chaque fois que le sujet était abordé. D'un autre côté, sa réaction était plus que compréhensible. Le seul souvenir matériel qu'il conservait d'eux demeuraient à ce jour les deux pierres tombales soigneusement gravées par Zénith et placées derrière la maison. Bien qu'aucun corps n'y soit enterré, ils aimaient venir s'y recueillir de temps à autre.
- On arrive, soufflai-je, histoire de le ramener sur terre.
Je m'immobilisai un instant et il pivota dans ma direction, perplexe.
- Kenfu, s'il te plaît, implorai-je, les dents serrées.
- Quoi ?
- Fais un effort pour être aimable. C'est mon anniversaire, alors fais le pour moi. S'il te plaît.
Il m'attira doucement à lui dans un soupir et fit glisser sa main sur mon épaule :
- Je vais faire un effort.
- Et puis c'est ta famille, lui rappelai-je, un sourcil haussé. Et je n'ai pas besoin de te rappeler les regrets que tu as éprouvé la dernière fois que tu n'as pas profité plus amplement de ta famille.
Il se renfrogna, et un sourire satisfait s'étira sur mes joues tandis que nous poursuivions notre chemin sur le chemin de gravas. Non, il n'y avait d'autres mots pour le décrire ; Kenfu était un véritable enfant.
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