Chapitre 9 : Nouvelles Rencontres (Corrigé)
Planté face à l'immense bâtiment, je me demandai où est-ce que je pourrais bien m'installer pour prendre mon déjeuner en paix. Il me fallait un endroit où personne ne viendrait me faire les yeux doux, ou même simplement m'interpeller pour me raconter sa vie. J'avais besoin d'être seul.
Je relevai le museau et plissai les yeux sous la lumière aveuglante du soleil. Mon regard sauta d'une structure à une autre, concentré, jusqu'à tomber sur l'édifice des dortoirs. J'avais une idée.
-Le toit... soufflai-je pour moi-même.
Je filai à l'intérieur, soudain revigoré par cette perspective d'avoir enfin trouvé un endroit où m'établir en paix. Je grimpai les escaliers quatre à quatre, jusqu'à atteindre le dernier étage. Je m'élançai le long du couloir jusqu'à son extrémité, où une grande fenêtre occupait l'espace. Je l'ouvris, attentif, et jetai un regard en contre-bas. Cependant, je relevai aussitôt la truffe, l'échine hérissée. Le vide qui s'élançait là m'arracha un frisson d'horreur, tandis que j'étais pris de puissants tremblements. Evidemment. J'avais oublié que j'avais le vertige. Ma mère s'en était toujours amusée : la peur du vide pour un Erkaïn censé vivre dans les hauteurs n'était pas des plus communes, ni même des plus pratiques.
Mais j'étais déterminé à grimper sur le toit, alors je pris le temps de calmer ma respiration. Je m'installai au rebord de la fenêtre, m'interdisant de jeter un regard vers le bas. Je repérai alors, juste à côté de l'ouverture, une gouttière pratique, rouge et solide que je pourrais aisément escalader.
Je glissai mon déjeuner dans mon sac, où étaient déjà rangées les tartines, et vérifiai qu'il était bien fermé. Je ne voulais perdre ni l'un ni l'autre. Puis, le coeur battant, je pris mon courage à deux pattes et bondis sur la gouttière.
Le vent me fouetta brusquement la fourrure, et je demeurai un instant immobile, tétanisé. Ne regarde pas en bas, m'ordonnai-je, totalement terrorisé.
J'entamai alors mon ascension, prenant bien garde aux endroits où je prenais appui.
Soudain, ma patte arrière dérapa et je sentis le vide m'aspirer. Mon coeur manqua un battement et je poussai un hurlement strident. J'attrapai vivement d'une patte la gouttière et stoppai brutalement ma chute. La respiration saccadée, je me dépêchai alors de grimper, secoué de tremblements. Plus question de prendre mon temps : je voulais arriver là haut le plus vite possible.
J'atteins finalement le toit quelques secondes plus tard, où je me hissai avec un immense soulagement. Je ne risquai pas un regard en arrière et titubai sur le béton gris, savourant la sensation d'être à nouveau sur une surface plane.
Une fois calmé, je trouvai un coin tranquille, sur un rebord du toit, et m'y installai. La vue y était magnifique ; je voyais d'ici l'ensemble du campus, ainsi que tous ses bâtiments, dont les couleurs si hétérogènes donnaient l'impression d'être dans un parc d'attraction. A l'horizon, la longue plage et la grande étendue d'eau turquoise reflétait la boule de feu qui arrivait à la moitié de son parcours.
Je commençai à peine à déballer mon sandwich lorsqu'une voix agressive m'interrompit :
-Qu'est ce que tu fiches ici ?
Je lâchai un grognement, et mon poil se hérissa ; voilà, elle venait de gâcher ma journée. Je pivotai alors dans sa direction, les oreilles plaquées en arrière ; devant moi se tenait une jeune lapine grise aux yeux violets, un sourire espiègle aux lèvres. Elle était assise un peu plus haut et grignotait sans ménagement une petite carotte.
Stupéfait, je me souvins soudain que cette Erkaïn faisait parti des élèves de ma classe : en effet, j'avais face a moi la Lapine qui s'était fait réprimandée à peine le cours avait-il commencé après une engueulade avec un Ours. Je réprimai un grognement ; si elle n'était même pas capable de se contenir le jour de la rentrée, c'était probablement une Erkaïn des plus insupportables.
-Je viens pour t'empêcher d'être tranquille, tiens, crachai-je, la voix sèche, m'arrachant finalement à mes pensées.
Elle sourit :
-On sait se défendre, mon chaton.
Je retroussai les babines et feulai :
-Je sais aussi frapper, tu veux voir ?!
Elle leva les yeux au ciel, exaspérée, et secoua la patte d'un geste nonchalant.
-Sérieux panda, je plaisantai, fit-elle, amusée. Moi c'est Jeane, mais j'crois qu'tu l'savais déjà, hein ? Comme tou'l'monde dans la classe maint'nant, mdr. Et inutile de m'dire ton blaze, ajoute-t-elle, mesquine, t'es Kenfu, le fils du big Maître Aïru.
-D'accord, c'est bien, mais figure toi que j'en ai rien à foutre, rétorquai-je, la voix claquant comme un fouet. Je suis venu ici pour avoir la paix, pas pour entendre une Lapine me raconter sa vie : alors maintenant, si tu voudrais bien dégager, ça me redonnerait le sourire.
Elle croqua dans sa carotte :
-Pas commode, le chaton.
Elle avala sa bouchée et poursuivit :
-Primo, ce toit ne porte pas ta pisse. Deuzio, j'obéis à qui je veux et quand je veux.
J'ouvris la gueule pour rétorquer, mais aucune réplique ne me vint. Agacé, j'agitai les oreilles ; peut être avait elle gagné le droit de rester.
-J'sais pas dire si on a du bol ou non d'avoir la Tigresse en prof P. Niru était la meilleure guerrière de son temps, sourit-elle.
-De son temps, oui, soupirai-je, le ton cependant toujours aussi froid. Mais elle ne comprend rien au nouveau monde. De ce que j'ai vu, c'est juste un gros tas de rayures.
-Elle est pas aussi débile que tu le penses. Tu devrais faire gaffe.
-Mais malheureusement pour toi, je n'ai de conseils à recevoir de personne.
Je coulai un regard dans sa direction, et elle éclata de rire. Malgré moi, j'esquissai un sourire ; au moins ne s'indignait-elle pas de mes propos.
J'entendis soudain des lourds bruits de pas ; Jeane suivit mon regard et nous aperçûmes l'animal. Avec un soupir, je songeai, exaspéré, à mon objectif initial de déjeuner seul.
Mais j'écarquillai alors les yeux, surpris : un gigantesque Ours, couleur miel, dont le grand visage présentait de petits yeux plissés, avançait vers nous d'un pas plutôt léger pour une bête aussi imposante. Il tenait entre l'une de ses pattes un généreux pot de miel.
Je retins un cri de frustration lorsque je le reconnus à son tour ; George, l'Ours avec qui Jeane s'était querellée en classe.
Il nous accorda un sourire, dévoilant des dents aussi grosses que mes poignets :
-Bonjour tout le monde ! Alors, ils ont déménagé le réfectoire ici ou comment ça se passe ?
Néanmoins, lorsqu'il croisa le regard de Jeane, son sourire fondu aussi vite qu'il était apparu. D'avance agacé par une potentielle engueulade à venir, je serrais les dents en guettant la réaction de la Lapine. À mon plus grand soulagement, celle-ci esquissa un sourire forcé :
-Oh non, ma pl'uche, c't'un piège à corbeaux en bas. Ici, on est'qu deux.
Il haussa les épaules tout en lui lançant un regard noir. Il répliqua alors d'une voix sage :
- Notre perception de la foule n'est que le reflet de nos pensées. Pour moi, le monde n'est pas dérangeant.
Mon soulagement s'évapora aussitôt, et j'eus un long soupir. La journée allait être longue. Très longue.
-Peut-être parce que tu l'es toi-même, dérangeant, sifflai-je d'un ton froid, les yeux écarquillés d'exaspération.
Mais, son expression joviale se mua en une grimace de haine, révélant une brochette de crocs terrifiants. Il brandit une patte musclée garnie de griffes acérées et siffla :
-Retire ce que tu viens de dire, le chaton.
Abasourdi, je m'attendai si peu à cette réaction que je dus esquisser, même malgré moi, un sourire. Malgré leur apparence stupide et naïve, Jeane et George semblaient me ressembler sur quelques points. Aussi rares soient-ils, ils attisaient ma curiosité.
-On a quoi c't'aprèm ? lança Jeane sans ménagement, cherchant visiblement à détendre l'atmosphère.
Elle croqua dans sa carotte et fit l'effort de couler un regard vers George, qui hocha les épaules :
-Notre premier cours d'initiation au combat. C'est vraiment nul.
Je me renfrognai ; voilà une chose dont je ne souhaitais pas me souvenir. La seule pensée d'affronter mon père pour la première fois depuis quinze ans me jetait une lourde pierre au fond de l'estomac.
-Moi je sèche, maugréai-je, mécontent.
Mais alors que je m'attendai à une réaction outrée de la part de mes deux camarades de classe, ceux-ci hochèrent la tête, plus sérieux de jamais, et Jeane renchérit :
-Scuse, mais en plus j'kiffe pas trop ton paternel.
-Moi non plus, de toute manière, soupirai-je d'un ton sec tout en enfournant une large bouchée de mon sandwich.
-Dis moi, le chat, tu ne sais pas avoir un ton moins froid des fois ? grimaça George en léchant avec avidité ses griffes dégoulinantes de miel.
Je levai les yeux au ciel ; voilà que désormais, il se donnait l'autorisation de critiquer ma façon de les aborder ? Je parlais comme je veux. S'ils voulaient la paix, ils n'avaient qu'à se tenir loin de moi.
Je sifflai entre mes dents, menaçant :
-Ne m'appelle plus le chat, peluche.
Je lui jetai un regard noir et il sourit :
-Voilà, tu vois quand tu veux ! Adieu ton froid, bonjour menaces ; c'est malin. J'ai cru que tu vivais sur l'île Delta, haha. Et puis, j'oubliais, mon nom c'est George. Le tient, je le connais déjà ; c'est le chat.
Je le fusillai du regard. Il retint un rire et je reportai mon attention sur l'horizon ; à vrai dire, je ne parvenais plus à trouver le moindre argument pour les chasser d'ici, lui et la Lapine. Une voix enfouie en moi se demandait si la possibilité que des Erkaïns dans la même situation que la mienne soient présents dans cette école. Peut-être que Jeane et George en faisaient partie. Je grimaçais ; voilà que je pensais déjà à de l'amitié, alors que ce n'étaient là que de simples animaux désespérés, qui se croyaient plus intelligents que les autres.
Le silence régna pendant quelques minutes, et je pus enfin déguster mon sandwich à volonté. À mes côtés, la lapine terminait sa carotte, et George grognait de satisfaction ; il semblait apprécier son étrange repas.
A la vue du miel, je pensais aussitôt aux tartines de ma mère ; je fouillai avidement dans mon sac pour en soutirer un sachet, que j'ouvris précipitamment. J'attrapai alors délicatement l'un des pains du bout de la patte et l'enfournai dans ma gueule, fondant de plaisir.
-Oh, des tartines de miel... ! gémit George, les yeux avides d'envie.
Je crachai, les oreilles couchées en arrière ; je voulais bien qu'ils restent à mes côtés pour manger, mais jamais ils n'auraient mes tartines.
Jeane rit de plus belle devant l'expression torturée de l'ours :
-Eh, l'gros, calme sur la nourriture, c'est la sienne !
Ce dernier se figa, détourna son attention de mes tartines et planta ses yeux dans ceux de la Lapine : aussitôt, le sourire de cette dernière disparu et mes pattes se crispèrent sur ma tartine. Qu'arrivait-il à l'Ours ?
Une ombre sembla alors grandir sur nous ; George posa lentement son pot de miel, se leva sur ses deux pattes et nous domina de toute sa hauteur, dévoilant ses crocs, ses yeux si exorbités de rage et si menaçants que Jeane tituba en arrière, terrifiée. Moi, j'étais figé, les oreilles à présent rejetées vers l'arrière, tétanisé.
L'Ours poussa un rugissement qui fit dresser tous mes poils sur mon pelage :
-NE. M'APPELLE. PAS. GROS !
Je lâchai mes tartines et elles dégringolèrent jusqu'en bas de l'édifice ; je montrai les crocs, terrifié, tandis que Jeane se protégeait la tête avec ses bras, tremblante.
Elle et moi tremblions comme des feuilles ; les yeux écarquillés, épouvanté, je n'avais même pas pensé à pleurer mes tartines détruites et à présent hors d'atteintes en bas de l'école.
L'Ours attrapa un bol dans son sac, y versa du miel et me tendit le récipient, les lèvres pincées pour se retenir de rire devant mon expression.
Je le pris, la main tremblante, du bout des griffes, en vitesse comme si j'avais peur qu'il ne m'attaque. Je reportai mon regard sur le paysage et soufflais alors lentement pour calmer mon rythme cardiaque.
George, lui, reprit tranquillement son repas et sourit :
-Je sens que l'on va bien s'entendre, tous les trois.
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