La marche jusqu'à la fenêtre me permettant d'accéder au toit fut longue, pénible, douloureuse. Mes pattes traînaient, peinaient à suivre. Elles semblaient être les plus troublées par l'affreuse image que l'on venait de m'imposer. Cette simple pensée m'arracha un sourire perdu. J'avais rêvé. C'était tout ce que je pouvais en conclure.
J'ouvris les battants de la fenêtre et le vent me gifla à l'instant même où l'air pénétra dans le couloir. Au moins avait-il eu le mérite de me remettre les idées en place. Je jetais un regard en contre-bas, la queue battante, mais ne m'y attardai pas plus longtemps. Nul besoin de me rappeler que j'avais aussi le vertige. Aussi, j'attrapai la gouttière d'une patte tremblante et me préparai à bondir pour m'y cramponner. Cependant, une force invisible me retint et mes sourcils se froncèrent.
Il y avait forcément un autre passage pour accéder au toit. Sinon, comment George y accédait-il ? Un Ours ne pouvait grimper une gouttière. Il devait y avoir des escaliers quelque part. Je réprimai un long soupir ; avais-je vraiment la patience de m'employer à fouiller l'école pour les trouver ? Non. Alors, autant s'en tenir à la gouttière, quitte à tomber.
-Sauter d'une fenêtre, tu connais, maintenant, raillai-je à voix basse, sarcastique.
Je me jetai sur le tuyau sans hésiter, néanmoins quelque peu chevrotant, et entamai mon ascension. J'atteignis le sommet avec soulagement et pris un moment pour reprendre mon souffle. M'adonner à de telles activités après un mois de convalescence n'était pas une excellente idée.
-Ca doit être la sixième fois que je me le dis, soupirai-je, exaspéré en me redressant, la truffe plissée dans une grimace douloureuse.
-Tu as dit un truc ? m'interpella une voix non loin au léger ton amusé.
-Laisse tomber, grommelai-je en étirant mes pauvres muscles épuisés avant de rejoindre George.
Ce dernier était tranquillement installé sur le rebord du toit, épaules et pattes relâchées. Son pelage dansait de pair avec la légère brise, tandis que son regard ambré pétillait de joie. Il retenait à grande peine un rire, ce qui me renfrogna davantage ; qu'il se moque de moi, s'il en avait envie. Je n'avais pas la force de sortir les griffes.
-Au fait, maugréai-je tout en prenant place à ses côtés. Je n'ai pas pu voir mon père.
-Ah non ? fit George, surpris, les sourcils haussés.
Je sentis la grimace de haine me tirer les joues et la truffe :
-Il était occupé avec ma mère.
Mon ami s'étouffa, les yeux écarquillés, et peina quelques secondes à trouver ses mots :
-Attends quoi ?! Ils étaient en train de...
-Oui, le coupai-je, agacé, refusant d'entendre le terme.
Cela ne devait pas devenir vrai. Il fallait faire comme s'il ne s'était rien passé, que je n'étais au courant de rien. Après tout, c'était leur intention. Cacher leur liaison à leur propre fils. Quelle idée de génie, en particulier après les évènements récents.
-Ah d'ailleurs, enchaînai-je, espérant dissiper mon malaise en changeant de sujet. Où est Jeane ?
-Ah ! s'esclaffa-t-il, alors que ses petits yeux se plissaient sous le sourire qui lui grimpait aux lèvres. Elle est partie avec Ashley et Sinna pour "une journée entre filles". C'est ce qu'elle m'a dit, en tout cas.
Je fronçai les sourcils, soudain inquiet :
-Mais Sinna est en chaise roulante, comment... ?
George reporta son regard sur l'horizon, si pâle, si vide pour une journée aussi fraîche que celle-ci. Il finit par hausser les épaules et pouffer :
-Je suppose qu'elles se sont débrouillées.
Il laissa le silence planer un moment, déployer ses ailes sur le vent qui serpentait sous nos fourrures ébouriffées. Puis, au bout de ce qui me sembla être une éternité, il étouffa un rire et souffla, comme lointain :
-Tu sais, je t'admire, Kenfu.
Une réplique cinglante siffla sur ma langue, que je m'empressai de ravaler. Non que je voulais entendre les louanges du jeune Erkaïn, mais son initiative m'intriguait, car il savait parfaitement que je tenais ce genre de discours en horreur.
-Tu as vu tes parents avoir une liaison, tu as appris avoir une Prophétie, un Don, un Dragon, tu es mort, tu reviens d'un coma d'un mois, tu as subi une opération sans anesthésie...
A ces mots, un frisson me secoua l'échine et je m'efforçai de retenir les souvenirs qui tentaient de se frayer un chemin jusqu'à mon esprit. Ils appartenaient au passé et devaient donc être oubliés. Je secouai le menton et étirai un faible sourire :
-C'est arrivé parce qu'ils n'avaient pas le bon produit. Je suis un Mêlé. Enfin, un Semi-Mêlé. C'est ma mère, la Mêlée.
-Voilà, en plus ! pouffa-t-il excédé, en appuyant ses mots d'un geste sec de menton. Tu as appris que tu étais un Semi-Mêlé pendant l'opération ! Tu étais là quand la bombe a explosé ! Tu as décimé une armée entière, alliés comme ennemis, sans même t'en rendre compte !
-Où est-ce que tu veux en venir, George ? croassai-je en chassant les larmes qui remontaient au coin de mes yeux. J'ai pas besoin qu'on me le rappelle...
-Justement. Je t'admire parce que malgré tout ça, malgré le fait qu'on te balance chaque jour un nouveau mur dans la gueule -excuse moi pour la vulgarité, c'est exceptionnel- tu arrives encore à t'inquiéter pour Sinna, si elle va ou non pouvoir profiter d'une sortie entre amies parce qu'elle est en chaise roulante. Tu es là, sur le toit, comme s'il ne s'était absolument rien passé. Moi, à ta place, je serais dans mon lit en train de me vider de mon eau.
-Attends, souris-je, parle pas trop vite, on est pas encore à ce soir...
-Tu vois ce que je veux dire, insista-t-il. Je ne sais pas comment tu fais.
Je haussai les épaules et réprimai un rire :
-C'est pas bien compliqué. Regarde pour la Prophétie, par exemple, elle n'a tellement aucun sens que c'est comme si elle n'existait pas. Morgan me l'a donnée. Et je n'ai absolument rien compris. Donc pas besoin de m'en inquiéter pour l'instant.
-En parlant de Prophéties. J'ai fait des recherches dessus pendant que t'avais disparu. J'ai cherché à la bibliothèque et j'ai même posé des questions à Johan.
J'arquai un sourcil et dévisageai mon ami, stupéfait :
-Vraiment ?
Il opina du chef :
-Oui. Et ils disent qu'elles sont directement reliées aux Dons. C'est à dire que toute personne possédant un Don possède automatiquement une Prophétie.
J'écarquillai les yeux, surpris, et une intense chaleur, semblable à celle de l'espoir et du soulagement, naquit au fond de mon estomac noué :
-Sérieux ?!
-Oui. Par contre, obtenir un Don est très rare. Il faut soit qu'un de tes parents ou grands-parents ai possédé un Don, soit d'être victime d'une malédiction des Dieux, soit d'absorber une très grande quantité de Magie accidentellement ou volontairement -par contre je ne sais absolument pas comment c'est possible- ou bien, pour finir, d'aspirer le Don de quelqu'un d'autre grâce à la Magie Rouge.
-La Magie Rouge ? répétai-je, perdu. C'est quoi ?
-Les Enohriens l'appellent la Magie Noire, ça doit plus te parler. Ils l'associent à l'obscurité, au mal, mais... bref, un truc un peu discriminant. Mais le vrai terme est la Magie Rouge.
-Ah, OK.
Il avala vivement sa salive et se pressa d'enchaîner :
-Je voulais aussi préciser que j'ai lu que ceux qui ont des Dons de manière naturelle, à savoir grâce à un parent proche, sont les plus puissants.
Je hochai lentement le menton. Mon monstre était capable de décimer des armées, et à croire Kaï, même des Mondes. Je retins un nouveau soupir ; j'étais incapable de savoir chez lequel de mes parents je tirai ma Magie. Je ne connaissais aucun de mes grands-parents et j'étais certain que les deux êtres répugnants dans le bureau du rez-de-chaussée n'en possédaient pas.
-Autre chose ? maugréai-je tout en me passant les pattes sur la truffe.
-Oui. Les Prophéties ont un ordre d'importance, en fonction de ce qu'il y a dedans.
Je fronçai les sourcils :
-Comment ça ?
-Et bien, certaines vont influer sur l'avenir de quelques personnes, d'autres sur un Monde ou même, très, très, très rarement, sur les Huit Mondes entiers. Il existe aussi des Prophéties générales, qui parlent souvent d'un groupe de personnes. Ce sont souvent elles qui ont de l'influence sur le futur des Huit Mondes. La légende dit que ces Prophéties spéciales vraiment importantes ne se réalisent pas toutes seules mais grâce aux Voyageurs.
Je plissai les yeux, interpellé par ce dernier mot ; il me semblait l'avoir déjà entendu quelque part.
-Les Voyageurs, poursuivit George face à ma mine perplexe, sont des personnes comme toi qui possèdent un Don. Le Don du Voyage. En fait, ils contrôlent le flux temporel.
-Tu peux être plus clair ? m'impatientai-je, excédé.
-Ils voyagent dans le Temps, si tu veux. Leur mission est de faire en sorte que les Prophéties générales s'accomplissent, car elles veillent à l'équilibre et à la paix des Huit Mondes. Une autre légende dit que depuis une trentaine d'années et sur celles à venir, des petites Prophéties se révèleront pour constituer un puzzle qui amènera à la Dernière Prophétie. C'est Johan qui m'a expliqué tout ça.
Mais mon esprit ne semblait pas vraiment convaincu. A vrai dire, nous n'y comprenions pas grand chose. J'avais perdu le fil des informations, et les mots se mélangeaient sans qu'ils n'aient pas le moindre sens.
-La Dernière Prophétie ? soufflai-je, perplexe, les yeux plissés de concentration.
-Mais je te rassure, compléta George avec un sourire satisfait, du moment qu'il n'ait pas écrit dans ta Prophétie que tu vas devoir sauver ou détruire les Huit Mondes, c'est que tu dois avoir une petite. Et franchement, c'est tellement rare que je doute que...
-Tu te fous de ma gueule ?! feulai-je brusquement, les oreilles rabattues, toutes griffes dehors.
Que de belles paroles ! Voilà qu'il venait d'éteindre, d'un bref souffle sournois, la petite étincelle d'espoir qui commençait à naître au fond de mon cœur désespéré. Qu'il pouvait être stupide, parfois, à ainsi parler sans réfléchir !
-Attends mais...
-Non ! le coupai-je en sautant sur mes pattes, l'échine hérissée. La dernière phrase de ma Prophétie est exactement ce que tu viens de dire, mais pire encore ! Elle ne dit pas que je vais devoir sauver ou détruire les Huit Mondes, mais que je vais devoir faire les deux ! Alors la prochaine fois, tais toi et réfléchis avant de parler aussi bêtement !
Ma queue en panache lui fouetta la truffe lorsque je fis violemment volte-face, les muscles tremblants de colère. J'attrapai la gouttière, les crocs serrés, et me pressai de descendre. Il ne comprenait pas. Et il ne pourrait jamais comprendre.
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