Chapitre 46 : Tout ça pour de la bouffe (Corrigé)

Malgré ma détermination à demeurer éveillé, je fus bientôt contraint d'avouer que le sommeil courait plus vite. En effet, il ne tarda pas à me rattraper pour m'entraîner doucement dans ses bras. Mes paupières, alourdies par le poids de la fatigue, n'eurent le temps d'apercevoir qu'Aïru retirant l'assiette de mes genoux et replaçant la couette sur mes épaules. J'aurais voulu l'en empêcher, lui hurler au visage que je n'avais pas besoin de lui ou de ses tartines. Mais mes lèvres n'avaient même pas cillées. D'ailleurs -et j'eus presque envie de dire "heureusement"-, je n'avais trouvé la force d'avaler plus d'une tranche de pain au miel. Mes dents me faisaient bien trop souffrir. Et puis, me nourrir ainsi n'était pas bien utile. L'on ne m'avait arraché la perfusion qu'il y a quelques heures, et elle avait suffisamment gorgé mon estomac pour des mois entiers.

A nouveau, aucun rêve ne vint me déranger. Si j'en fus soulagé, je crus un moment que Kaï avait ordonné que l'on me plonge à nouveau dans le coma. Mais la lumière reparut, comme porteuse d'une grande promesse. Celle de veiller à me tirer du sommeil à chaque nouvelle aube qui poindrait. L'idée de dormir trop longtemps m'effrayait.

Je battis des paupières et avalai difficilement ma salive. Elle répandit sur ma langue un désagréable goût amer. Je me souvins alors que l'on ne m'avait jamais apporté le verre d'eau demandé. Je me renfrognai. Ca n'était pourtant pas bien difficile à trouver.

Je plissai les yeux, me préparant à être aveuglé par les perçants rayons de lumière qui filtreraient par les rideaux. Mais seules les odeurs débarquèrent. Elles remplirent la pièce d'un désagréable arôme de désinfectant. Bien que celui du sang se soit envolé, mes traits se tirèrent de la même façon écœurée. Alors, le souvenir de la charogne de mes quartiers me revint en mémoire et je me demandai lequel était le pire : l'atmosphère métallique et maladive de l'hôpital, ou bien l'air pestilentiel et oppressant des bas fonds ? Le choix était loin d'être facile.

Je réprimai un soupir silencieux et me redressai légèrement. Ce léger moment d'égarement n'avait pas étanché ma soif.

-Oh, appelai-je d'une voix rauque. J'ai soif...

-Quoi, quoi ?! s'étrangla une voix à ma droite.

Je poussai un hurlement de terreur et ramenai prestement les couvertures sur mon visage. L'intrus me fit écho et lâcha un cri d'effroi ; il tituba vers l'arrière, renversa la table de nuit au passage et tout deux s'écrasèrent au sol dans un grand fracas.

Les yeux écarquillés, je constatai que l'obscurité n'était pas remplacée par la lumière, et que les battants de la fenêtre étaient grands ouverts. L'intrus se redressa difficilement, une main portée au visage. Mais qu'il souffre ou non m'importait peu ; j'avais déjà sauté du lit pour tenter de l'attraper : en effet, il avait à la main la précieuse assiette de tartines, soigneusement enroulée dans son torchon. Mais ma couverture se révéla être de mèche avec le voleur, car elle faucha mes pieds et je percutai la table de chevet renversée de plein fouet. Je réprimai un gémissement de douleur alors que la frêle silhouette masquée se jetait entre les rideaux. 

J'entendis alors la porte de la chambre s'ouvrir à la volée, mais je n'y prêtais aucune attention ; je me relevai maladroitement et pris appuis sur le rebord de la fenêtre pour m'élancer derrière lui.

Mais je n'eus le temps d'apercevoir que quelques tuiles colorées par l'obscurité ; la Lune se retira vivement, tout comme le reste du paysage. Je fus aspiré à l'intérieur de la pièce et fis face au visage épouvanté de mon père, qui m'avait fermement agrippé la taille.

-Mais t'es complètement con ou quoi ?! beugla-t-il alors que je tombai assis sur le lit, pris de vertiges.

Me lever ainsi brusquement, après être resté allongé un mois durant, m'avait secoué l'esprit. Cependant, il n'était pas de la charge d'Aïru de me dire ce que je pouvais faire ou non. Il n'avait jamais été là pour m'interdire quoi que ce soit, alors ça ne commencerait pas aujourd'hui. Pas alors que j'étais désormais adulte et responsable de mes actions.

-Il a prit les tartines ! rétorquai-je, sans pour autant me lever.

Je n'étais pas idiot non plus.

-Tu allais risquer ta vie pour de la bouffe ?! intervint brusquement Julie, qui débarquait dans la pièce avec Kaï, Jeane et George.

-C'est juste un...

-Tu aurais dû rester dans le coma, ça aurait visiblement été plus simple pour nous ! tempêta mon père, qui ignora mes paroles.

-Si tu es fatigué de me surveiller, alors tu peux t'en aller, vas-y ! m'emportai-je à mon tour, les poings serrés.

Pour qui se prenait-il ? Croyait-il vraiment que je me préoccupai de ce qu'il me disait ? Mais ni lui ni moi ne pûmes répliquer ; Julie se plaça devant moi et pointa un doigt accusateur sur la poitrine d'Aïru :

-Lui parler comme ça n'arrangera absolument rien ! Il n'a pas dix ans !

-Tu voulais qu'il saute et qu'il crève en bas, juste pour des tartines ?! riposta Aïru, les yeux fous.

Il semblait si remonté que je ne trouvai même plus la colère pour intervenir. La logique de la situation m'échappait un peu, à vrai dire.

-Je voudrais que tu comprennes un peu ! hurla Julie en retour, qui n'était visiblement pas plus calme que lui. Il n'est pas très différent de toi, je te signale ! Reste un mois allongé sans pouvoir aider, sans pouvoir faire quelque chose, être dépendant de tous tes proches et je te parie que tu sauterais aussi par la fenêtre à la poursuite de pauvres tartines !

Mais ses paroles n'affectèrent pas mon père le moins du monde. A l'inverse, le couteau fila directement dans ma direction. Venait-elle réellement de me comparer à Aïru en prétendant que nous nous ressemblions ?!

-Eh bien c'est que tu me connais mal ! vociféra-t-il en retour. Je ne suis pas stupide au moins de risquer ma vie pour quelque chose d'aussi insignifiant ! J'aurais pensé à ceux qui ont passé des jours et des nuits à mon chevet à me surveiller avant de faire une chose pareille !

-C'est ça, bien sûr, railla Julie, méprisante. Toi, penser aux autres ?! Et puis quoi encore ?! Etre loyal aussi, tant qu'on y est ?!

-Tu veux vraiment parler de loyauté ?! Parce que dans ce cas, je suis désolé de te l'apprendre, mais sauter sur le premier inconnu qui vient alors qu'on porte un enfant, je n'appelle pas ça être loyal !

Je battis des paupières, sonné. Si je perdais peu à peu le fil de la conversation, qui sautait d'un sujet à un autre sans en avoir le moindre sens, je compris au moins que des comptes n'avaient jamais été réglés entre ces deux là. Leurs sentiments l'un envers l'autre explosaient enfin, retenus prisonniers depuis bien trop longtemps. Derrière, Jeane et George n'avaient visiblement aucune envie de s'en mêler. Ils demeuraient aussi immobiles que des statues, le visage livide. J'écarquillai les yeux, les poils dressés sur ma nuque, lorsque je vis que Kaï me fixait. Sa mine coupable m'effrayait, tout comme le soupir qu'il venait de réprimer.

-Quel est le rapport avec ce que j'ai dis ?! pesta Julie, qui n'avait pas fini de sermonner mon père. Tu es parti avec tout notre argent ! Tu nous as laissé vivre à la rue ! Et tu prétends vraiment avoir une once de respect et de loyauté ?!

-Tu crois vraiment que ça m'a fait plaisir de le faire ?! s'époumona Aïru, dont les jointures des doigts blanchissaient à vue d'oeil.

Le silence tomba brusquement et m'arracha presque un sursaut. Je plissai les yeux : mon père n'était pas parti de son plein gré ?

-Alors pourquoi tu... commença Julie, terriblement agacée, avant d'être brutalement interrompue :

-Je croyais que c'était toi !

Je redressai brusquement le menton. Mes liaisons nerveuses s'étaient brusquement reconnectées, à l'inverse de celles de ma mère, qui semblaient avoir totalement disjonctées.

-Quoi ? parvint-elle à articuler sous mes yeux écarquillés.

La réponse n'allait pas me plaire. J'en étais certain, au vu de la grimace que venait d'esquisser Kaï.

-Je croyais que c'était toi, l'Elue, reprit Aïru, presque hors d'haleine. Je croyais que tu avais le Dragon. Et on m'a dit que si je restais, tu ne pourrais jamais accomplir la Prophétie.

Je me relevai alors, les jambes tremblantes, dans le silence le plus tendu qui soit.

-Quoi ?! m'étranglai-je, coupant Julie dans son élan.

J'avais mal entendu. J'avais forcément mal entendu.

Je la vis serrer les dents et fermer les yeux, soudain consciente de ce que mon père et elle venaient de révéler. Elle pivota lentement dans ma direction, une grimace de culpabilité tendue au visage, et souffla :

-Ce n'est pas exactement comme ça que tu aurais dû l'apprendre.

-Tu as un Don, comme moi ? parvins-je à articuler, sous le choc.

Mes vertiges reprirent de plus belle lorsqu'Aïru fit non de la tête :

-J'ai cru. Mais ça n'était pas d'elle dont parlait la Prophétie.

-M-Moi... compris-je, percuté de plein fouet par mon monde qui chavirait. Alors... J'ai...

-Une Prophétie, compléta Kaï, qui intervenait pour la première fois.

Il fit un pas en avant, et la pâle lumière argentée de la Lune éclaira son visage creusé par la culpabilité.

-La Prophétie du Dragon de Jade, poursuivit-il en prenant grand soin de bien peser ses mots, alors que je reculai, peinant à reprendre ma respiration. Ce n'est pas un monstre, mais un Dragon.

-Au moins maintenant, concéda Julie avec une grimace, tu sais pourquoi on est si certains que tu as un rôle à jouer dans cette guerre à venir.

Je déglutis, soudain vidé de tout air. Mes mains se crispèrent sur le rebord de la fenêtre et je pouffai :

-C'est impossible.

Ils ne semblèrent pas trouver la force de répondre. Au fond de la pièce, à l'ombre de l'obscurité, Jeane et George me fixaient, les yeux écarquillés.

Soudain, Kaï fit un brusque pas dans ma direction et, sans réfléchir, je pris appuis sur mes talons et me propulsai vers l'arrière.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top