Chapitre 43 : Des souvenirs opaques (Corrigé)
Mon regard balayai lentement les rangées de blessés, tandis que mes mains tremblantes tentaient en vain de ne pas chercher une prise à laquelle je pourrai m'accrocher. Je fronçai alors les sourcils, me demandant quelle avait bien pu être la cause de tout ce sang. La bataille, c'est vrai, ainsi que l'explosion ; mais j'avais un mauvais pressentiment. Comme si tout cela résultait d'un mal bien plus profond, plus sournois encore que celui que les Changers s'acharnaient à déverser sur nous.
-Qu'est-ce que vous faites hors du lit ? s'étrangla une voix effarée.
Une vieille infirmière s'arrêta face à moi, les yeux écarquillés.
-Pourquoi est-ce qu'il y a autant de blessés ? préférai-je rétorquer sans pour autant daigner baisser le regard vers elle.
-Kenfu, tu es réveillé !
J'eus à peine le temps de me dévisser la nuque vers le nouvel arrivant qu'il se précipitait déjà face à moi, les yeux ronds.
-Infirmière, s'il vous plaît ! héla Kaï à la vieille femme qui s'apprêtait à partir. Amenez la chaise roulante...
-Je n'en ai pas besoin, rétorquai-je, agacé.
-Je crois que tu n'es pas conscient de ce que tu as vécu, me coupa brutalement le vieux Roi en me jetant un regard assassin.
Je me renfrognai et sifflai entre mes dents :
-Bien sûr, ce n'est pas moi qui l'ai vécue cette opération, après tout...
Mais l'autre pointa un doigt accusateur sur ma poitrine :
-Tu ne te rends pas compte. Il suffit que quelqu'un te bouscules et tu es mort.
Je pouffai légèrement, les yeux levés au ciel. Mais cela me provoqua une vive douleur intérieure, m'arrachant une grimace au passage. Le vieux Roi semblait si nerveux ; il gardait son regard fixé sur moi, comme s'il avait peur qu'un simple courant d'air me tue.
-Où sont George et Jeane ? l'interrogeai-je.
Kaï hésita quelques secondes, les yeux plissés. Quel mensonge allait il m'inventer ?
-Ils vont bien. George a failli avoir un œil crevé, il gardera une cicatrice, et Jeane s'est ouvert la tête. Mais rien d'aussi grave que toi.
Il me jeta un regard noir, et je retins un mouvement de recul indigné ; m'en voulait-il d'être blessé ? Cette pensée me fit froncer les sourcils :
-D'ailleurs, pourquoi on a dû m'opérer ?
Je chassai vivement le souvenir de l'opération de mon esprit, la mâchoire crispée, me focalisant plutôt sur la réponse de la vieille tortue. Le regard de celui-ci se ternit de culpabilité, et mes membres se raidirent, m'arrachant par la même occasion une grimace de douleur.
-Une barre en métal s'est plantée dans ton flanc. C'est un miracle qu'elle n'est touché aucun organe vital. Autrement, tu serais mort.
-Kaï, je n'ai aucun souvenir d'être tombé. Tout ce dont je me souviens, c'est...
Je déglutis ; ça non plus, je ne souhaitai pas m'en souvenir.
-... Quand le Changer a enfourché Sinna. Bref. Comment est-ce arrivé ?
Je promenai un regard frustré autour de moi ; l'image de la jeune femme étendue au sol, l'épée qui la transperçait violement sous ses yeux épouvantés tournait désormais dans mon esprit.
-Kenfu...
Je relevai le regard vers la vieille Tortue. Il s'apprêtait à poursuivre sur sa lancée quand une infirmière s'arrêta net à nos côtés. Elle plaça une chaise roulante face à moi et, hors d'haleine, s'inclina face à Kaï :
-Je suis désolée, il n'y en avait plus. J'ai dû faire la moitié de l'hôpital pour en trouver une.
-Parfait, merci. Apportez un cachet pour l'aider à dormir, s'il vous plaît, ajouta le Roi tout en me lançant un regard d'avertissement.
Il ne semblait pas vouloir me laisser le choix. Toutes les protestations des Mondes ne pourraient rien changer à la volonté de Kaï, de toute manière, alors inutile de lui faire remarquer que je n'avais nulle envie de dormir. J'avais trop de questions.
Il m'attrapa doucement le bras gauche et m'aida à m'asseoir sur la chaise.
-Amène au moins voir Sinna, avant.
-Non.
Un puissant sentiment d'injustice m'envahit alors qu'il me retournait à ma chambre.
-Kaï, insistai-je, s'il te plaît. Ne me laisse pas seul ici. Je ne pourrais pas...
Toute trace d'agressivité c'était envolée ; tout ce qu'il me restait désormais était la peur qui me tailladais l'estomac. Les souvenirs de l'opération se feraient un plaisir de me torturer à nouveau si je n'avais rien d'autre pour m'occuper l'esprit.
-Ne t'en fais pas, tu auras un sommeil sans rêves, m'assura-t-il.
Il m'aida à me rallonger et je réprimai un gémissement de douleur.
-Comment as-tu fait pour sortir d'ici tout seul ? s'amusa la vieille Tortue en replaçant la couverture sur mes jambes.
Je lui jetai un regard mauvais :
-Je le referais s'il le faut. Je veux savoir ce qu'il s'est passé.
Mais il n'était visiblement pas décidé à m'apporter de réponse claire. A la place, il étira un semblant de sourire rassurant. Je me renfrognai ; le seul sentiment qu'il parvenait à créer en moi était de la pitié. Il avait l'air constipé, à ainsi tordre les traits de son visage creusé.
-Crois moi, soupira-t-il, il ne vaut mieux pas. Je ne sais pas quand les médecins auront terminé la préparation de leur anesthésie spéciale Mêlé. Je pense que tu voudrais éviter de rouvrir ta blessure, sauf si tu veux à nouveau subir une telle opération...
J'eus un frisson, ce qui m'arracha une grimace de douleur. L'infirmière pénétra alors dans la pièce, un plateau aux mains. Kaï s'écarta d'un pas pour lui laisser de l'espace. Elle posa le tout sur ma table de chevet, où je vis luire le dangereux éclat d'une seringue.
-Non, pitié, gémis-je en me recroquevillant, bien que ce simple geste me déchira le flanc.
Mais elle fit la sourde oreille, brandit son arme et ôta les bulles. Les larmes se pressèrent au coin de mes yeux, suppliant d'une voix à peine audible que l'on me laisse m'endormir seul, que ce n'était pas la peine.
Elle esquissa un sourire et attrapa la perfusion sous mes yeux écarquillés de soulagement.
-Je t'ai vu bondir sur un cheval monté par l'un des hommes les plus dangereux de Phoenix, pouffa Kaï, et tu as peur d'une piqûre.
Je lui jetai un regard noir et essuyai mes larmes sur mes épaules. Je réprimai un cri de douleur et écartai aussitôt ma joue.
-Tu ne te rappelles pas ? s'exaspéra le vieux Roi. On t'a planté un couteau dans l'épaule.
Je me pinçai les lèvres, honteux. J'avais omis ce détail là.
-Avant que je ne fasse une autre bêtise, il y a un autre endroit où je me suis fait mal ?
Mes battements de cœur ralentissaient, et mes paupières se faisaient lourdes. La substance que l'infirmière venait d'injecter commençait à faire effet, et tous mes muscles le pressentaient. Ils s'étaient brutalement détendus, comme s'ils ne m'appartenaient plus.
-Tu t'es entaillé la joue, fit Kaï au bout d'un moment. Et tu t'es foulé la cheville en tombant sur la barre de fer.
Je battis des paupières, luttant pour demeurer éveiller.
-Je n'ai pas eu mal quand je me suis levé.
-Tant mieux, me sourit la vieille Tortue.
Il semblait soulagé de mon état. Je vis ses lèvres remuer, ses épaules tressauter alors qu'il pouffait. Mais je n'entendis rien. Le silence et l'obscurité m'enlacèrent tendrement et m'emportèrent dans un délicat sommeil où la douleur n'existait plus. Ma respiration s'était enfin calmée. Mes pensées avaient été enfermées à double tour, laissant mon esprit se délecter d'un repos bien mérité. Sans rêve ni souvenirs. Un sourire naquit sur mes joues et les bras de Morphée m'accueillirent avec joie.
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