Chapitre 41 : la bataille (Corrigé)

-C'est qui ? pouffa le lieutenant, moqueur.

-Il est l'Elu, assura Kaï en décrochant à l'ennemi un regard lourd de sens.

Ce dernier sembla comprendre le message du Roi, car il pâlit soudainement. Quant à moi, je dévisageai le vieil homme, perplexe. Je ne comprenais pas bien ce qu'il se passait, à vrai dire. La seule chose que je percevais clairement était Sinna, aux pieds du grand cheval blanc, dont la vie s'éteignait un peu plus à chaque seconde qui s'écoulait.

-Qu'importe, soupira finalement le commandant. L'heure de ta mort est proche, vieillard. C'est inéluctable.

-La fatalité... ajouta Kaï, pensif.

-Qu'est-ce qu'on fait d'elle, lieutenant ? intervint soudain le rouquin aux pieds de son chef.

Mon échine se hérissa lorsqu'il attrapa le pelage de Sinna pour la redresser de force :

-Ne la touchez pas ! feulai-je, les crocs dévoilés.

Ils me dévisagèrent, surpris, puis échangèrent un regard amusé :

-Sinon q...

-Je vais vous tuer, grognai-je, menaçant, en plantant fermement mes pattes au sol.

Je rétractai ma colonne vertébrale, courbant l'échine et ramenant ma truffe sous mon menton. Alors, je me redressai, désormais sous forme humaine, et relevai le menton pour signifier ma méprise. Le regard mauvais, je toisai l'armée ennemi avec toute la haine qu'il me restait. Si déjà leur expression suffisante m'agaçait, ils ne pouvaient espérer s'en prendre à Sinna sans que je ne réagisse.

Le monstre dans sa grotte ne semblait pas apprécier non plus que l'on touche à la jeune femelle ; dès l'instant où il l'avait attrapée, son rugissement m'avait arraché un frisson. Voilà qu'il serpentait au fond de ma gorge, prêt à jaillir. Le contrôler, le retenir pour limiter les dégâts ne m'importait plus. Je voulais les faire payer pour toutes les vies qu'ils venaient de prendre. Leur faire regretter leurs actes.

-Bien sûr, railla le lieutenant. Tu n'es qu'un faible Erkaïn des Bas Quartiers. Ne crois pas que tu puisses y changer quelque chose.

La décharge qui me traversa arracha un sursaut à toutes les créatures de la place, alliés et ennemis confondus : j'attrapai une poutre à mes pieds, la scindait en deux à l'aide de mon genoux dans un crac sonore et brandis mes nouvelles armes, prêt à me battre.

Le tonnerre gronda dans la nuit, et je sentis les poils sur ma nuque se dresser. La Magie ruisselait dans mes veines, s'écoulait à mes pieds en libérant une fumée verte compacte.

-Si j'étais vous, j'éviterais de me provoquer..., grinçai-je entre mes dents.

A présent, ils me dévisageaient avec effroi ; Kaï, à ma droite, retenait à grande peine un grand sourire vainqueur. Le cheval du lieutenant cabra, visiblement affolé, mais son cavalier le calma en quelques claques pressées. Il se redressa, affichant une grimace mécontente. Puis, il dégaina son sabre avec force :

-Soldats, à l'attaque !

-En avant, sourit Kaï en tirant à son tour ses deux épées.

Il roula des épaules, les yeux brillants, et s'élança. Je bondis à sa suite, talonné par le reste de nos alliés, qui mugissaient un puissant cri de guerre. L'adrénaline poussa mes membres fatigués à danser sur les cendres, puis à frapper les boucliers ennemis de plein fouet.

Je vis une lance s'élancer vers mon visage, que j'esquivai en reculant vivement. A sa suite se dressa un grand soldat aux larges épaules, qui tenta plusieurs fois de m'achever grâce à un coup dans le flanc ou dans la nuque. Bien que l'art du combat ne soit pas mon point fort, je parvins à éviter la plupart de ses tentatives. Je fis tournoyer mon poteau dans ma main gauche et l'envoyait frapper sa joue ; il roula sur le côté, sonné, avant qu'un autre ne le remplace. Plus vif que l'éclair, il plia le genoux et tenta de percer mon flanc. Je me glissai de justesse sur le côté, les yeux écarquillés, mais je ne fus cependant pas suffisamment rapide pour parer le crochet droit qu'il me décrocha.

Sonné, je titubai vers l'arrière, alors que le monde chavirait et que le goût métallique du sang s'imprégnait sur ma langue. Génial, un seul coup de poing et tu t'écroules déjà, m'agaçai-je, les dents serrées. Je parvins néanmoins à reprendre rapidement mon équilibre et crachai un glaire de sang au sol. Plus déterminé que jamais, je pris appuis sur mes talons et m'élançai dans les airs ; j'executai alors une rapide pirouette et frappai le visage de l'ennemi à l'aide ma poutre.

Mais il encaissa le coup et rugit, les traits déformés par la colère. Mon arme aux copeaux de bois déchirés lui avait entaillée la moitié du visage, ouvrant le chemin au sang noir ébène qui coula sur sa peau.

Frustré, je jetai mes bâtons et roulai au sol ; en me redressant, j'étais de nouveau un Panda-Roux.

Puis, d'un saut puissant, je bondis sur le dos de mon adversaire avec un feulement rageur. Il tenta de me faire chuter en se secouant violemment, en vain ; lorsqu'il se fut épuisé de se gigoter ainsi, je plantai mes crocs dans sa nuque aussi fort que je pus. Il hurla de douleur, lâchant son sabre sous le coup. Il porta ses mains à son cou, les yeux écarquillés, mais j'avais déjà sauté. Il tituba, maculé de sang ébène, tandis que je m'essuyai les babines d'un revers de patte. Leur sang ne se voit pas dans ma fourrure, constatai-je, satisfait.

-Vous n'êtes que des sauvages ! vociféra-t-il en étouffant un râle.

Mais bientôt, il chancela et s'écroula au sol, les yeux comme la bouche injectés de liquide noir.

Aussitôt qu'il entama sa dernière respiration, deux autres soldats se jetèrent sur moi.

-Deux contre un ? feulai-je, les oreilles plaquées vers l'arrière. Vous n'avez pas honte ?

-Je croyais que tu étais l'Elu ? railla le premier en brandissant un coutelas.

Il le fit tournoyer dans sa paume avant qu'il ne siffle soudain contre ma joue. Ma peau entaillée m'arracha un grognement hargneux, mais je n'eus pas le temps de constater la blessure : le second Changer attrapait ma poutre laissée au sol pour l'envoyer frapper mon flanc de plein fouet. Je sautai habilement par dessus le bois et me dressai face à eux, les crocs dévoilés. Sans leur laisser le temps de comprendre ce qu'il se passait, j'attrapai le crâne de chacun pour les briser l'un contre l'autre. Ils s'écroulèrent, assommés. 

Soudain, une atroce douleur à l'épaule me fit hurler de douleur ; en me dévissant la nuque, j'aperçus planté dans mon omoplate un poignard. Tremblant, j'ôtai la petite arme avec un gémissement et cherchai des yeux mon assaillant. J'aperçus Jeane et George, dos à dos contre deux adversaires à la fois. Kaï, qui surplombait le champ de bataille sur une colline de débris, faisait tournoyer son bâton à la vitesse de la lumière et dominait une quinzaine de soldats qui peinaient à l'attaquer. Mes moustaches s'agitèrent lorsque mon regard se porta ensuite sur Aïru, dont le pelage avait triplé de volume. Il paraissait bien plus effrayant que d'ordinaire. Face à lui, le commandant, toujours dressé sur son cheval blanc, affichait une expression mécontente.

Ils reprirent leur combat, qui ne dura cependant pas plus de quelques secondes ; l'étalon se cabra, et sa patte avant frappa la joue de mon père qui chancela, sonné. Sans réfléchir, je m'élançai ventre à terre dans leur direction. Je pris appuis sur mes pattes arrières et bandai tous mes muscles. Les babines retroussées, je fis un bond prodigieux et percutai le cheval de plein fouet. Il hennit et trébucha, son équilibre perdu. Son crâne heurta des débris et il s'assomma sur le coup. Le commandant roula au sol, surpris par cette attaque soudaine. Mais à peine avait-il chuté qu'il était déjà debout. Je lui fis face, les crocs à découvert, et Aïru se redressa à mes côtés.

Notre ennemi eut un sourire mauvais, qui m'arracha un frisson. Je pouvais lire dans ses yeux une insatiable soif de sang, ainsi que le plaisir ardent du combat. Ce Changer adore la guerre, compris-je, étirant sur ma truffe une grimace de dégoût.

Brusquement, il éleva le poing, prêt à l'abattre sur mon visage, mais mon père fut plus rapide. Il se glissa devant moi, attrapa la poigne du lieutenant et envoya sa propre patte armée de griffes le gifler. Je fronçai les sourcils, stupéfait ; comment pouvait-il être si rapide ? Alors que les deux enchaînaient coups et esquives, je remarquai que les attaques d'Aïru répandaient une traînée de lumières à demi visible. Il utilise la Magie, constatai-je avec effroi. Je ne croyais pas cela possible.

Je me ressaisis et agrippai une lance au sol. Je bondis aux côtés de mon père pour faucher les jambes du commandant. Il tituba, surpris, et je m'élançai sur ses épaules avant de planter mon arme au creux de ses omoplates. Il hurla de douleur, réprimant un râle, signifiant l'arrivée imminente de sa mort.

Mais Aïru, face à lui, avait reculé d'un pas et me dévisageai, effaré. La peur me gagna aussitôt : qu'avais-je fait ? Le monstre était-il sur le point de se libérer à nouveau ? Je quittai les épaules de l'ennemi et écarquillai les yeux lorsque l'odeur âcre de la Magie envahit mes narines. Le commandant se redressa, plus calme que jamais, et retira la lance sans ménagement. Il semblait presque las de sa situation.

Brusquement, il serra les poings et sa silhouette grandit de quelques centimètres, renforçant ses muscles et élargissant son buste. Epouvanté, je me recroquevillai sur moi-même. Nous ne pouvions pas le tuer.

-Le seul moyen de me tuer est celui de la Magie, se vanta le commandant, le poitrail gonflé de fierté. Tout autre moyen me rend plus fort. Vois-tu, je descends d'une grande lignée. Mon père possédait lui aussi un don, et son père avant lui aussi...

Je rabattis les oreilles :

-Je m'en fous !

-KENFU ! s'époumona brusquement une voix dans mon dos.

Je fis volte-face, les oreilles dressées, et fis face au visage décomposé de Jeane, noyé par les larmes. Elle désigna une silhouette un peu plus loin, étendue dans les débris, aux pieds du rouquin qui l'avait emmenée. Transpercée d'un sabre, elle gisait dans un bain de son propre sang. Le monde chavira, emporta les dernières traces de couleur qui lui restait ; l'obscurité gagna les lieux, me poussa droit dans les bras enragés de mon monstre jaillissant hors de sa cavité. Mon cœur s'était brisé, raflant toute trace de peur ou d'empathie à l'égard de mes ennemis.

Ils l'ont tuée.

Les bruits s'estompèrent, remplacés par mon long rugissement d'agonie. La Magie envahit les lieux, m'arracha de terribles spasmes. Le sol s'éloigna, chassant mes pattes de sa terre éventrée. Les cendres dansaient, alors que de puissants faisceaux électriques frappaient dans ce large périmètre que je ne pouvais plus voir. Seule l'image du corps inerte de Sinna demeurait, et l'odeur de la mort qui planait sur sa dépouille.

C'est ma faute. 

Mais je n'étais pas le seul responsable de ce massacre. Je revis leur expression méprisante, vêtue d'un sourire mauvais de cette sanglante bataille. Les larmes perlèrent sur mes joues maculées de sang lorsque je compris que le véritable monstre était là, face à moi, riant de ce génocide injustifié.

Désormais, c'était leur tour. Mon monstre, comme moi, étions déterminés à tous les massacrer jusqu'au dernier.

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