Chapitre 40 : L'odeur de la mort (Corrigé)

L'aigü se prolongeait, infiniment, dans un long cri d'agonie.

L'obscurité seule régnait. Mes sens n'existaient plus, j'étais étendu quelque part au milieu d'un vide. Le silence était à son apogée, si seulement cela était possible ; le bruit hurlait, les sons s'entremêlaient pour ne laisser à mes oreilles qu'un cri, immobile, comme figé dans le temps. Mes entrailles se secouaient de spasmes, frictionnaient mes poumons dans l'espoir de faire renaître une étincelle de vie. Mais ça n'était pas la mort que j'entrevoyais dans ce néant absolu. Il s'agissait plutôt d'une odeur âcre de fumée, qui fredonnait une brutale mélodie, se déhanchait au milieu des flammes et des cendres.

Je fus alors brusquement saisi d'un frisson, qui déclencha dans chacun de mes muscles un torrent de violentes douleurs. Je voulus hurler, implorer, mais les clous qui perçaient ma peau s'enfoncèrent davantage. Le feu venait de prendre, à l'abri derrière mon sternum brûlé et carbonisé par cette nouvelle flamme qui serpentait dans mes poumons.

Mon flanc se souleva de nouveau, et la douleur ruissela sur ma peau. Un liquide froid l'accompagna, coula sur mes joues avant de s'écraser sur le sol dans un goutte à goutte irrégulier. Un filet de lumière me parvint, mais il m'était impossible d'ouvrir davantage les paupières pour la laisser m'envahir.

La difficulté que j'eus à ouvrir les yeux fut alors sans pareille. Mon corps tout entier agonisait du simple fait de respirer. Les souvenirs peinaient eux aussi à s'éveiller. Je me souvenais avoir faussé compagnie à George, Jeane et Ashley. Mais pour quelle raison ? Quel Erkaïn stupide je faisais. J'avais risqué ma vie pour de la cupabilité.

Soudain, l'image du cadavre carbonisé de Sinna m'assaillit et je regrettai aussitôt mes pensées. La bile jaillit au fond de ma gorge et s'écoula le long de mes babines, alors que j'étouffai une toux rêche. Je laissai échapper un gémissement, paralysé par la douleur. Si mes poumons semblaient se déchirer à chaque inspiration, tousser était insupportable. Je fus pris par l'envie soudaine de me jeter dans le fleuve qui bordait le trottoir. Rincer ma poitrine, ma gorge, mes yeux, mes membres qui me brûlaient tant.

Les larmes suivirent le sang et la souillure. J'avais si mal. Torturé par les ombres et des forces invisibles, qui appuyaient sur ma poitrine et bouchaient mes voies respiratoires. J'étais épuisé. Ma détermination s'était écroulée loin derrière, agonisait sur le sentier bosselé. Avec elle s'affairait ma simple envie de vivre ; si j'étais condamné à souffrir ainsi, sans cesse meurtrit par les jeux de cette guerre nouvelle, alors autant ouvrir les pattes à la mort. Là haut, à Divinity, le sort me serait bien plus favorable. Plus de Don, de guerres, de douleurs. L'on ne me forcerait plus à endosser un rôle que j'étais incapable de mener à bien. Il me tombait sur les épaules, me courbait le dos, et j'étais incapable de me redresser pour le soulever comme il se doit.

Pourquoi moi putain, gémis-je intérieurement en tentant de me redresser, bien que vainement. Je crispai chacun de mes muscles, ignorant les clous qui perçaient ma peau sous l'effort. Je chassai mes idées noires et me concentrai sur la dépouille de Sinna, jonchée quelque part dans les ruines. Il fallait que je m'assure qu'elle n'était pas morte. Bien que ce soit pour le moins ridicule, en particulier après l'explosion qui m'avait presque achevé, je m'obstinai à garder ne serait-ce qu'un peu d'espoir. Je le choyai au creux de mes paumes, le réchauffai pour le maintenir en vie le plus longtemps possible. Elle était vivante. Il le fallait.

Mes membres frétillèrent, menés par les spasmes qui jouaient des tambours sur mon cœur fragile. Ma gueule s'ouvrit, aspira l'air putride des environs. Les flammes se propagèrent le long de ma colonne vertébrale, ravagèrent mes poumons. Mes paupières suivirent le rythme et ne tardèrent pas à s'ouvrir, au prix d'un terrible effort. L'eau noya mes iris, tenta tant bien que mal de calmer le feu qui y dansa. Mais l'air, devenu une épaisse fumée âcre, s'acharnait à rendre chacune de mes tentatives une véritable torture.

Néanmoins, je perçus au travers de toutes ces couches de brume quelques étoiles scintillantes. Elles me dévisagèrent, inexpressives, sans souffler le moindre bruit. Simplement leur petite lumière dansait dans le ciel, me raccrochait à la réalité. J'étouffai une toux, puis un gémissement.

-Lève toi, souffla la voix de Sinna à mon oreille.

-Il te reste beaucoup de choses à accomplir, m'assura ma mère.

Je perçus une pointe d'amusement dans sa voix. Mes traits s'étirèrent lorsqu'un sourire gagna mon visage. Je devenais fou, à entendre ainsi des voix. Mais elles disaient vrai. La mort attendrait.

Je sortis les griffes, tentai de m'agripper à une surface rigide. Mais il n'y avait là que de la pierre. Je réprimai un grognement agacé et tirai sur mes faibles muscles pour me relever. La tête me tourna, et l'aigüe se prolongea dans un désagréable sifflement. Je mis un moment à me stabiliser, sans que les vertiges ne forcent la bile à inonder ma gueule. Lorsque je me décidai enfin à tenter de me mettre debout, mes pattes semblèrent vouloir contester cette décision car elles se mirent à sautiller vivement, tels des asticots sortis de leur rochers. J'étais secoué de tremblements incontrôlable, tétanisé par la douleur.

-Bon sang, parvins-je à articuler d'une faible voix. Pourquoi j'ai si mal...

Je tentai un pas en avant, ce que je regrettai aussitôt ; je chancelai et mon flanc percuta les débris de plein fouet. Je laissai échapper un gémissement et fis de mon mieux pour me redresser. Qu'il était frustrant d'être ainsi immobilisé, alors que je voulais courir, me presser retrouver Sinna ! Que se passerait-il si j'arrivai trop tard ?

Je retins mon souffle, relâchai la pression de mes poumons et plantai mes pattes au sol. Un pas, puis un autre. Réapprendre à marcher était bien plus dur que je n'aurais jamais pu l'imaginer.

Je pris bien garde à esquiver les débris tranchants, de peur de me retrouver embroché sans que je ne puisse faire trois mètres. Je finis par relever la truffe, plus confiant, mais le paysage qui se jeta sur moi, violent, brutal, dévêtit de toute douceur, me coupa le souffle. Les vertiges revinrent, ne laissant pour mon pauvre cœur déchiré que l'odeur infecte qui régnait en ces lieux. Les flammes n'avaient pas terminé leur repas et se délectaient des dernières traces de couleurs. Elles se recroquevillaient dans les coins, maigrelettes, affamées. Tout le reste avait déjà été dévoré. Tout n'était que brûlé, carbonisé, et recouvert d'un tapis de cendre. De noir et de blanc. Un paysage vide de toute vie.

La peur me gagna peu à peu, et mon poil se hérissa sur mes épaules tremblantes. Le sentiment de profonde solitude que je ressentais n'avait d'égal à aucun autre. Seul cœur battant résidant au milieu de la mort et des flammes. Ces lieux, autrefois ornés de fleurs et de drapeaux mauves, n'étaient désormais que les vestiges d'un quartier ravagé en l'espace d'une seconde. Une seconde. Pour détruire des centaines de vie.

Je décidai de ne pas prêter attention aux cadavres défigurés qui, au fur et à mesure que j'avançai, se décidaient à venir hanter mes pas de plus en plus nombreux.

-C'est ta faute, qu'ils murmuraient, hargneux.

Ma queue s'en alla se réfugier entre mes pattes, et j'accélérai le pas. A vrai dire, je n'avais aucune idée du chemin à emprunter pour me rendre à la boîte de nuit. L'endroit était si méconnaissable qu'il m'était très difficile de me repérer. Surtout lorsqu'il était parsemé de dépouilles à la peau arrachée, brûlée, dont les yeux avaient fondu en chemin.

A nouveau, mon ventre se noua et la bile trouva seule sa route.

Soudain, je perçus des paroles non loin. Je me stoppai, interdit, et mes moustaches s'agitèrent. Etait-ce de nouveau mon esprit qui se jouait de moi ? Mon cœur s'emballa et je poussai sur mes pattes pour trotter jusqu'à la source du bruit. Les ruelles en ruine finirent par s'ouvrir pour déboucher sur une place, semblable à celle que j'avais traversé pour arriver à Enohria. Là même où s'était tenu le marché quelques jours plus tôt.

-Soldats ! mugit une voix grave, qui m'arracha un sursaut.

Ce n'était donc pas mon imagination. Mon esprit ne tarda pas à faire le lien entre ce que je venais d'entendre et la bombe ; il s'agissait des Changers. A cette pensée, mon échine se hérissa et je me glissai lentement au sol pour mieux les observer.

Je fis quelques pas menus, les babines retroussées pour respirer le plus silencieusement possible. A travers les débris de pierre, j'aperçus alors une foule de silhouettes au visage masqué d'un voile opaque. Ils abordaient une ceinture ornée d'un sabre et d'un coutelas, marquées d'une pierre rouge. Ils serraient les rangs, les bras coincés le long de leur corps vêtu d'un ensemble noir ample. Ils levaient le menton vers un imposant cheval blanc, dont l'armure de nacre luisait sous les dernières flammes. Un homme aux larges épaules le montait, habillé tout comme ses soldats.

Je tentai de me dresser sur la pointe des pattes pour faire brièvement le compte.

-Ils doivent être plus d'une centaine, constatai-je à voix basse, la gorge nouée.

Et bien sûr, j'étais seul. Je balayai les alentours du regard, avant de me raviser : aucune chance que Sinna soit dans les parages. La boîte de nuit n'était pas située ici et je doutai qu'elle ait pu ramper jusqu'ici après l'explosion.

-Le moment que vous avez tous attendu avec impatience est venu ! poursuivit le Changer, élevant haut son poing serré. Voilà pour...

-Lieutenant, attendez ! s'époumona une voix au fond du rang.

Je battis des paupières, surpris, et guettai la réaction du meneur.

-Quoi ? grinça-t-il, agacé.

-La Tortue est pas à Enohria, reprit l'insolent qui avait osé interrompre son supérieur.

Les rangs se scindèrent pour dévoiler une silhouette au visage découvert, dont la capuche rabattue sautait sur sa nuque sous ses pas pressés. Ses cheveux roux, noués en une queue lâche, fouettèrent son visage lorsqu'il pivota brusquement pour faire signe à quelques autres qui le suivaient de se presser.

-Comment le sais-tu ? répliqua le lieutenant, méfiant.

-L'une des élèves de l'Académie nous l'a dit.

Il se planta face au cheval, les mains sur les hanches, défiant son commandant de contredire sa parole. Puis, il ordonna aux hommes qui le talonnaient d'approcher. A cet instant, mon sang ne fit qu'un tour et je tombai net assis au sol, laissant le monde chavirer devant mes yeux et emporter le peu d'espoir qu'il me restait.

Les deux Changers traînaient une silhouette frêle et tâchée de sang, dont la fourrure emmêlée et arrachée rappelaient vaguement une douce couleur noisette.

-Sinna... m'étouffai-je, horrifié.

Ils la hissèrent jusqu'aux pieds du cheval blanc, où ils la relâchèrent sans ménagement. Elle s'écroula dans un gémissement, ce qui ne fit qu'accroître la colère qui grandissait en moi. J'entendis le Dragon mugir dans sa cavité, ce qui ne présageait rien de bon.

-Je dois faire quelque chose, gémis-je pour moi-même, les oreilles rabattues, nerveux.

-Je crois que vous n'avez pas encore compris, déclara soudain une voix, dont le timbre était si imposant qu'il m'arracha un frisson.

Les yeux écarquillés, je pivotai lentement et vis, à quelques mètres de là, une ombre se glisser sur la place. A nouveau, mon cœur sembla s'arrêter de battre lorsque les pas lourds du vieil homme se stoppèrent à une dizaine de mètres des ennemis. Il planta ses yeux bleus dans ceux du lieutenant et le foudroya du regard. Ce dernier, stupéfait, opéra un demi tour maladroit.

-Kaï, tiens donc... grimaça-t-il finalement en décrochant au soldat qui lui avait transmis de fausses informations une œillade mauvaise.

Je le rouquin déglutir, tandis que Sinna se recroquevillait sur elle-même, terrorisée.

-Je pensai que vous auriez retenu la leçon, siffla le Roi en relevant le menton.

Même seul, il dominait l'armée avec une prestance hors du commun. La vieille Tortue de la bibliothèque n'existait plus. Elle avait cédé sa place à un puissant général de guerre, dont les traits durs et patibulaires imposaient le respect.

-J'ai apporté avec moi deux cents soldats, pouffa le commandant ennemi. Tu es seul, vieil homme. Ne te crois pas supérieur parce que tu as remporté une bataille.

Kaï le dévisagea quelques secondes, puis étouffa un soupir :

-Tu peux encore t'en aller, Marcus, le mit-il en garde. Je vais mettre un terme à cette guerre inutile, et je ne veux pas à avoir à...

-Tu ne veux pas faire des morts inutiles ? répéta l'ennemi, méprisant.

Il se pinça les lèvres, visiblement exaspéré :

-Tu sais pourquoi j'ai dû en arriver là. Ne fais pas l'innocent.

 Kaï garda le silence. Je plissai les yeux, les moustaches agitées, et observai le vieux Roi. Voilà encore une chose dont je n'avais pas été mis au courant. Pour la première fois, l'idée que nous ne soyons pas dans le bon camp me traversa l'esprit. Serait-ce de notre faute si les Changers nous déclaraient la guerre ? 

-Tu vas mourir ! rugit à nouveau le lieutenant.

Il s'apprêta à donner l'ordre à ses armées de s'emparer du vieil homme, mais il fut interrompu par un concert de pas qui résonnèrent à travers toute la clairière.

-Je t'avais prévenu... sourit Kaï, alors qu'une ombre grandissait dans son dos.

Mon rythme cardiaque s'accéléra et un puissant sentiment de fierté m'envahit lorsque je vis se dessiner sur les reliefs des ruines d'imposantes silhouettes. Leur visage ne tardèrent pas à se révéler à la lumière argentée de la Lune ; cette fois-ci, ce fut un sourire qui naquit sur mon visage lorsque je reconnus Jack, Bort, Aïru, Alwis, Myra, Johan, George, Jeane et Ashley. Ils étaient rangés devant une centaine d'autres Erkaïns, dont la plupart étaient blessés. Je compris alors qu'il s'agissait là des rescapés de l'explosion. 

-Vous n'êtes pas assez pour nous faire battre en retraite, railla le lieutenant tout en calmant les hennissements apeurés de sa monture.

Kaï se dressa et promena sur l'assemblé un regard de défi :

-Non, mais nous avons un Dragon.

Je coulai un regard dans sa direction. Mon cœur s'était à nouveau arrêté. Il me fixait, tout sourire, et m'invitai à m'avancer. J'obéis, sans réfléchir, le pelage hérissé.

-Demain, poursuivit Kaï, le regard brillant, à la même heure, vous regretterez d'être passé sur son chemin et d'avoir blessé son amie.

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