Chapitre 37 : La roue tourne et ne s'arrête plus... (Corrigé)

La musique frappait mes tympans, jetait sur mon coeur une lourde pierre dans un rythme effréné. Les lumières jonglaient entre le violet, le rouge et le bleu dans cette immense salle où la vague vivante levait ses bras en l'air face à la table de disques du DJ. Jeane, déjà lancée, attrapa George par la main et nous incita à la suivre. Nerveux, je la suivais sans vraiment savoir si c'était une bonne idée ou non. Nous fendîmes une foule en perpétuel mouvement, et je dus me serrer contre Sinna pour passer. Elle, à mon inverse, paraissait bien plus sereine. En effet, son visage qui affichait habituellement une éternelle expression indéchiffrable prenait ce soir quelques couleurs d'excitation et de bonheur. Pour la première fois, je vis son regard pétiller.

Nous nous stoppâmes dans un espace plus grand et aussitôt, Jeane bondit sur le dos de George. Surpris, ce dernier écarquilla les yeux et manqua de chanceler. Mais lorsque la jeune Erkaïn perchée sur sa colonne vertébrale leva les bras en l'air pour hurler de pair avec la musique, un sourire fendit le visage de notre ami et il l'imita.

Bientôt, les notes électriques de la musique poussa nos corps à bouger en rythme avec le rapide tempo. Jamais je n'aurais cru être capable d'un jour danser si naturellement. Ni trouver l'envie de le faire, par ailleurs. Mais en quelques secondes, le bruit étouffant, les chaleurs corporelles et les odeurs d'alcool et de transpiration me poussaient dans une transe irréelle.

Très vite, la température grimpa et je sentis ma chemise se tâcher de sueur, tout comme le creux de ma nuque qui se trempait plus vite que l'herbe sous la pluie.

George et Jeane dansaient côte a côte, parfois ensemble, tandis qu'Ashley se défoulait seule plus à l'écart. Sinna enchaînait les pirouettes, le sourire aux lèvres.
Soudain, la foule se resserra et nous nous stoppâmes l'un à quelques centimètres de l'autre. Nous avions stoppé notre danse. Seuls les vertiges, le bruit étouffant et les respirations haletantes remuaient à nos oreilles, tandis que je fixai le bleu de ses yeux sans oser me détourner.

Quel idiotie de réfléchir tant.
Et nous dansâmes. Mains ou tailles liées, qu'importe, je ne me posais plus de questions et ne réfléchissais plus. Rien n'avait d'importance sinon cet arôme de vanille qui m'englobait, et la musique qui tonnait contre mon cœur.

L'alcool fut traîné dans la foule, et nous attrapâmes des bouteilles à la volée dont nous prîmes de longues gorgées, sans aucune retenue. Le liquide me brûla la gorge, m'incendia les yeux et la langue. Le sol tangua avant de se redresser pour me procurer une intense sensation de chaleur. J'entre-aperçus parmi le bruit et la foule Jeane sur le dos de George, puis Ashley à leur côté qui levait ses mains vers le ciel comme les trois quarts des personnes présentes. Brusquement, le froid me mordit la peau et m'arracha un sursaut ; Sinna venait d'accidentellement renverser une bouteille sur mon torse déjà trempé. Elle me jeta un regard coupable, mais il ne nous fallu pas plus de quelques secondes pour rire aux grands éclats.

Je lui pris la bouteille des mains et la portai en cascade à ma bouche. Elle fut transmise à un inconnu, auquel je décidai de ne pas prêter attention. Le visage baigné de lumière de Sinna m'intéressais davantage. Alors que nous reprenions notre danse effrénée, je me penchai légèrement et nos lèvres se frôlèrent.
Je fus alors saisi d'un violent soubresaut et écarquillai les yeux ; aux tréfonds de mon âme, là où le monstre s'égosillait, un véritable séisme venait d'ébranler sa grotte. Je le sentis comme aspiré, désintégré sous la puissante onde de choc qui me coupa la respiration quelques secondes durant.

Je demeurai immobile, la bouche ouverte et les poumons comprimés, tandis que la foule s'agitait autour de moi. Sinna dansait toujours. Elle avait récupéré sa bouteille. Mais la musique ne m'imprimait plus de rythme sur lequel me caler ; je crus même que mon crâne allait exploser tant qu'elle me harcelait les tympans. Un sifflement aiguë me perça de l'intérieur, m'arracha une grimace. Titubant, je quittai la piste de danse et trouvai des escaliers de métals, que je m'empressai d'avaler. Les bruits, quoique toujours bien trop puissants, s'évaporaient au fur et à mesure des marches que je grimpai.

Je déboulai finalement dans une pièce chaudement éclairée, presque vide de vie mais riche en odeurs.

L'endroit était plutôt grand, laissant des tables mal entretenues défiler sur les côtés. Un bar avait été placé au devant, sur lequel étaient disposés des dizaines d'alcool divers et eau de vie. Le barman, un singe vêtu élégamment pour le service tirai la tête : il avait l'air fatigué. En effet, malgré le monde à l'étage du dessous, la clientèle ne venait pas nombreuses.

Je m'avançai vers le comptoir et m'y assis en soupirant de soulagement. J'avais mal aux pieds et aux reins, force d'avoir dansé et sauté si longtemps. M'asseoir sur un coussin de velours me fit relativement bien.

Je gardai un moment les yeux fixés sur la carte des alcools avant de me tourner vers le barman pour annoncer mon choix. J'ouvris la gueule pour prendre commande lorsqu'une jeune femme s'interposa, bondissant sur le siège à côté du mien.

-Deux Damor, s'il vous plaît, demanda-t-elle.

Elle envoya ses cheveux bruns valser par dessus son épaule et me fis face, tout sourire. Je me renforgnais lorsque je vis qu'il s'agissait là de Sinna, qui semblait hors d'haleine.

-Je suis venu ici pour être tranquille... grommelai-je, les dents serrées.

Elle haussa les épaules :

-C'est une boîte de nuit. Il y a du monde partout, si tu voulais être tranquille fallait rester à Enohria...

Je levai les yeux au ciel et me détournai. Je n'allais certainement pas prendre la peine de lui expliquer, elle ne comprendrait pas.

-Je sais ce que tu vas dire, devina-t-elle à mon air agacé, exaspérée. Mais n'empêche que tu ne peux pas me dire ça sachant qu'on est venu à cinq ici...

-Bah tu te trompes alors. Parce que je pense ce que j'ai dis. On a dansé pendant des heures, là j'ai envie d'être tranquille. Seul.

Si nous entretenions une discussion animée à haute voix, couvrant pratiquement le reste des discussions du bar, personne ne prêtait attention à nous. Plongés dans l'alcool ou dans la fumée d'une cigarette, le reste des clients n'en avait que faire de notre présence.
L'ambiance dans le bar était maussade, humide. Il me semblait bien surprenant qu'une immense salle abritant DJ, sons et lumières électriques soient voisins de cet endroit quelque peu lugubre.

-Et bien il va falloir apprendre à me supporter, répliqua Sinna, agacée. Si j'ai bien compris, je suis ton remède miracle. S'il arrive quelque chose, vaudrait mieux que je sois là.

Elle ne paraissait pas du tout touchée par les effets de l'alcool engendré toute à l'heure. Chose que je n'étais pas en mesure d'affirmer. Le décor tanguait légèrement sur les coins et l'envie de rire au nez de Sinna pour le simple fait de son exaspération me prenait à chaque nouvelle seconde qui tombait. Entre temps, mes pensées vagabondaient entre le désagréable souvenir du monstre propulsé au plus profond de mon être et ma danse avec Sinna. Mes fébriles neurones créaient une connexion entre les deux, un rapport de cause à effet qui ne déclenchait en moi qu'une puissante hilarité. Après tout, la situation était comique. Un monstre surpuissant effrayé par une jolie fille. Voilà où en était réduite la Magie.

Je réprimai un rire, qui resta enfermé dans ma gorge et m'arracha une quinte de toux.

À mes côtés, le barman plaça deux Darmor devant nous et ma voisine lui donna quelques pièces en échange.

-Merci ! fit elle, agrippant sa bouteille pour l'entamer.

J'attrapai la mienne à mon tour d'un geste maladroit et but une gorgée. Mais cela ne me fit aucun effet, sinon déclencher un rire au fond de ma gorge sous les chatouilles provoquées par les petites bulles.

Je m'essuyai la bouche d'un revers de main et reportai mon attention sur la jeune femme. Elle avait les yeux rivés sur une ombre au coin de la pièce et semblait pensive. La lumière des lampes au plafond se reflétait d'une douce clarté sur sa peau couverte de sueur, et ses yeux brillaient. Je me rendis brusquement compte, me remémorant tous nos souvenirs partagés depuis notre rencontre, que je n'avais jamais été de très bonne compagnie. Après tout, elle n'avait qu'eu le désir d'être mon amie, rien de plus. Je n'avais aucune raison à être aussi désabusé envers elle.

-Je suis désolé, laissai-je échapper, moi-même surpris de mes paroles.

Stupéfaite, se redressa sur son siège et me regarda d'un drôle d'air.

-Je m'attendais pas à ça, sourit-elle, amusée.

Je me renfrognai, les yeux plissés sous la concentration. Je devais rester éveiller et chasser le brouillard qui se propageait peu à peu dans mon esprit. Je peinai déjà à me souvenir ce que j'étais venu faire là, alors même que l'alcool engendré était frais dans mon estomac.

-Eh petit, me héla une voix bourrue.

Je ne saurais dire combien à cet instant je fus reconnaissant envers l'inconnu. Son ton grave eut le don de réveiller mes muscles. Je me redressai vivement sur ma chaise, les yeux écarquillés, sous le regard moqueur de Sinna.

-Merci, pouffa-t-elle à l'inconnu dans mon dos.

Maladroit, je pivotai vers lui et sentis les couleurs me quitter lorsque je fis face à un colossal Crocodile. À ses côtés, un Lynx tout aussi musculeux me dévisageait de son unique oeil ambré. Le second était masqué d'un bandeau noir, comme ceux que portaient jadis les Pirates.

-Tu ne serais pas le fils d'Aïru, par hasard ? m'interrogea-t-il, les oreilles agitées de curiosité.

Je levai les yeux au ciel :

-Ouais, mais c'est pas génial comme truc si vous voulez tout savoir, maugréai-je, agacé d'entendre ma voix s'élancer vers les aigus.

-On s'en doute, pouffa le Lynx en jetant un coup d'oeil complice à son ami.

Ce dernier me donnait la chair de poule. Sa ceinture métallique armée de coutelas aussi.

-Et vous, vous êtes qui ? sifflai-je, méfiant.

-Bort, renifla le Crocodile en passant la langue entre ses dents, cherchant visiblement un morceau de nourriture coincé.

-Et Jack, enchaîna le félin à l'épais pelage doré.

Il prit place sur une chaise et tira sur sa cigarette.

-Qu'est-ce que le fils d'un Grand Maître comme toi fais dans la plus grosse boîte du quartier Erkaïn alors que les Changers ont déclaré la guerre ?

L'alcool remonta et je crachai ma gorgée sur le bar. Les yeux écarquillés, la bouche dégoulinante, je dévisageai les yeux Erkaïn d'un regard choqué :

-QUOI ?!

Ils échangèrent un regard perplexe.

-Tu n'étais pas au courant ? fit Jack, les sourcils froncés. Pourtant hier tout le pays était au courant. Les Changers ont attaqué Astrella. Kaï est un grand ami des Astrelliens et a emmené une partie de l'armée.

-Ouais, sourit Bort de ses dents jaunes. Jacky et moi on y était, c'était un beau bordel chez l'ennemi. Ils ont pas trop aimé c'qu'on leur a fait.

Sous le choc, je ne trouvais même pas la force de m'essuyer la bouche. Je peinai à croire, et n'y parvenait d'ailleurs pas, que Kaï soit parti hier soir à la guerre et revenu ce matin même. C'était tout simplement impossible.

-Non, c'est impossible. Déjà parce que Kaï me l'aurait dit, et ensuite parce que je l'ai vu ce matin.

-On est partis vers quatorze heures et on est rentres vers quatre heures, me contredit Jack, le regard insistant. On n'aurait aucun intérêt à mentir.

-On est arrivés, pouffa Bort de sa voix grave, on a déballé nos affaires, la Tortue nous a fait un discours de Roi et quelques minutes après on était dans nos machines. On s'est bien marrés, hein Jacky ?

Le Lynx étira un sourire en coin :

-J'avoue que l'adrénaline du champ de bataille m'avait manqué.

Terriblement frustré, je ne savais que faire devant toutes ces révélations. Comment devais-je réagir ? Qu'allait-il se passer ? Cela ne s'arrêtait-il donc jamais ?

A mes côtés, Sinna tripotait nerveusement sa bouteille. Elle se posait sûrement les mêmes questions que moi ; qu'allions nous faire à présent ?

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